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mardi 8 avril 2025

Requiem T12 La chute de Dracula

L’important, c’est de cesser d’être une victime. De résister.


Ce tome fait suite à Requiem - Tome 11: Amours défuntes (2012) qu’il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour comprendre l’intrigue. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Pat Mills pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-treize pages de bande dessinée. Il se termine par un bref mot de l’artiste qui remercie son public pour sa patience d’ange et sa fidélité.


An 11800 Anno Dracula à Berlin en Draconie : dans une ville à feu et à sang, sous un ciel en proie à des tourbillons cramoisis, Heinrich Augsburg et Otto von Todt se livrent un duel à l’épée, devant la porte de Brandebourg, sous les yeux de Rebecca. Von Todt demande à son ennemi s’il se souvient quand il est arrivé sur Résurrection et que lui Otto l’a sauvé des zombies. Est-ce que Augsburg ne s’est jamais demandé pourquoi il se trouvait sur les champs de bataille ? Von Todt continue d’expliquer : c’est parce qu’il cherchait ses frères d’armes, des camarades comme Augsburg. Il continue : Rebecca n’a jamais aimé Augsburg, elle couchait juste avec l’ennemi pour survivre. Requiem croit-il vraiment que s’il élimine Von Todt, ils partiront ensemble vers un ailleurs ? Tout en continuant à porter des coups d’épée et à parer, Requiem rétorque qu’il sait bien est là pour l’éternité, qu’il est damné. Il ajoute qu’il lui faut être au sommet de la chaîne, parce qu’il est dans la nature des vampires d’éliminer les rivaux. Et cela l’emporte sur l’amour fraternel. Mais les duellistes se rendent comptent que leurs lames refusent de se battre, elles savent qu’ils sont frères. Otto von Todt propose à son ennemi d’arrêter de se battre, et qu’ils oublient leurs différends. Dans le même temps, il prend Rebecca en otage, et la positionne contre lui, comme un bouclier humain. Rebecca enjoint Requiem de les tuer.



Une fois cette situation résolue, Requiem se met à marcher pour s’éloigner de la porte de Brandebourg. Il est hélé par Black Sabbat, accompagné de Léah sous sa forme de la déesse maléfique AIwass. La Bête demande au vampire s’il n’éprouve plus rien pour Rebecca. Requiem lui assure qu’un vrai vampire ne ressent rien pour ses amours terrestres., qu’un vrai vampire n’éprouve aucun sentiment. Black Sabbat l’invite prendre place dans son corbillard. Requiem s’enquiert des nouvelles de son ennemi juré Dracula. La Bête lui répond qu’après son duel spectaculaire avec Ruthra, le suzerain de Dystopie, le comte est retourné en Draconie. Il continue : leur combat fut long et épique, Néron a aussitôt composé un poème pour le commémorer, mû à l’évidence par l’inélégance de son dénouement. Plutôt, Ruthra se lance sur Dracula, son épée à la main en lui reprochant de l’avoir interrompu dans ses rêves, ces rêves qui ont inspiré le glorieux empire britannique sur Terre. Dracula, l’épée en avant, lui rétorque que ce rêve prend fin aujourd’hui. Il lui reproche que les lézards ont terni la beauté du mal absolu avec leurs transactions crapoteuses. Malgré toutes leurs parures, ils ne sont qu’une bande de narco-margoulins miteux. Les camelots de Résurrection !


Le lecteur n’est pas loin de se pincer : le tome onze était sorti en 2012, et depuis aucune nouvelle si ce n’est la réédition réalisée par Glénat. Douze ans plus tard, le tome suivant arrive dans toutes les bonnes librairies et il est extraordinaire. Le lecteur avait pu noter la modification significative de comportement de Requiem à la fin du tome précédent : ici la raison en est révélée et elle annonce la dernière phase du récit. Il est possible d’espérer que l’histoire soit conclue dans le tome treize, le dessinateur ayant expliqué que la série avait été initialement prévu en dix-neuf tomes, mais les auteurs ont choisi de condenser l’histoire en treize tomes pour assurer une conclusion satisfaisante, tant pour les fans que pour eux-mêmes. Le lecteur se prépare donc encore plus que d’habitude pour ce nouveau tome, en sachant qu’il sera plein à craquer comme les onze précédents, et qu’en plus l’intrigue va avancer rapidement et de manière définitive. Le titre l’annonce explicitement : La chute de Dracula. Bon, ceci étant dit, le lecteur sait aussi que le scénariste est familier des annonces qui claquent pour attirer le client et qu’il peut aussi jouer sur un sens plus nuancé de l’expression. Quoi qu’il en soit, tout est en place : une narration visuelle toujours aussi démesurée, et des scènes conçues comme des tableaux.



Comme à chaque tome, l’artiste fait encore plus fort que le précédent. Il reprend par exemple un dispositif qu’il a déjà utilisé dans sa série Wika : des pages qui se déplient pour former une séquence narrative sur quatre pages côte à côte. Le lecteur parvient à ce moment, il déplie les deux pages correspondantes, et il regrette immédiatement le format de l’album qui s’avère quand même trop petit pour pouvoir apprécier le fourmillement de détails de la parade la victoire de la fierté des vampires dans la grande artère de Pandemonium. Les mots s’avèrent insuffisants et incapables de décrire cette foule dense et compacte défilant, avec des chars monumentaux tirés par de gigantesques créatures serpentines richement harnachées, des costumes somptueux, des races diverses et monstrueuses, une orgie visuelle à s’en faire éclater la rétine. Et bien sûr chacune des deux pages dépliées produit un tableau de trois pages avec celle en vis-à-vis, un avant et un après celui de quatre pages, à savoir une scène de banquet présidée par Dracula avant, et un tronçon spécifique de la procession (avec Sean et Requiem) après. Les deux tableaux de trois pages comprennent des cases en insert, c’est-à-dire un dispositif narratif pour raconter les interactions. Le tableau en quatre pages constitue lui aussi une séquence du récit, lors de sa découverte de gauche à droite. Rien que ce passage suffit à repaître le lecteur le plus exigeant.


Or Olivier Ledroit, comme à son habitude, se donne complètement pour chaque page, pour chaque double page, sans s’économiser de quelque manière que ce soit. Le grand spectacle macabre transporte le lecteur sur Résurrection dans ce monde infernal : les vêtements cuir des vampires, les tatouages entre tribal et gothique, et cohérents d’une case à l’autre (mention particulière au 666 tatoué en rouge sang sur la fesse droite d’albâtre de Claudia Demona), les pièces d’armure souvent hérisses de piquants, les créatures fantastiques entre chevaux ailés et loups garous, sans oublier Deucalion sorte de super monstre de Frankenstein, les ailes noires démesurées de Dracula, le costume violet de Néron, les parures égyptiennes de l’Archi-Hiérophante, le séraphin irradiant de lumière blanche, l’arrivée de Thurim sur son destrier blanc dans la salle de banquet, et le duel opposant le fils au père, la majesté tout feu tout flamme de Ruthra (Arthur) et le charisme imposant, écrasant même, de Dracula. Le lecteur remarque aussi les éléments décoratifs comme les médaillons au coin de certaines cases, les effets de surimpression de pentagrammes ésotériques, les effets spéciaux de la mise en couleurs, etc. C’est un festin visuel à chaque page, à chaque case. Il se rend également compte que l’artiste fait preuve d’un humour discret moqueur : le gros plan sur le nez de Baba Yaga avec les poils, la taille des mitrailleuses sur les bras de Deucalion, l’allure de Barbie des vierges de Dracula, la tétine de Cryptus avec une tête de mort, les zombies commentant le décès probable de Dracula, la tête de Black Sabbat se retrouvant dans une vierge de fer, etc. Ces détails se trouvent en phase avec l’humour du scénariste, que ce soit le rot de Cryptus à la face de Baba Yaga, ou Dracula empalant Ruthra en lui faisant observer que son ennemi aurait dû mettre un bouchon anal.



Pat Mills est tout aussi déchaîné, et pas seulement pour l’empalement en direct et avec force. Il mène à bien l’opposition entre Heinrich Augsburg et Otto von Todt, entre Ruthra et Dracula. Il fait aboutir plusieurs des complots pour destituer Dracula, chaque fois avec perte et fracas, l’artiste dépeignant des affrontements tonitruants et terrifiants. Il replace de nombreux personnages rencontrés dans les tomes précédents, en les installant à la table du banquet : Attila, Sabre, Raspoutine, Robespierre, Caligula, Néron, Elizabeth Bathory, Claudia Demona, Cryptus, l’Archi-Hiérophante, baron Samedi, Mortis, Black Sabbat, le singe de Thot, sans oublier Igor et le Dictionnaire du Diable sous la table. Il intègre d’autres meurtriers comme le docteur Harold Shipman (1946-2004), Catherine Deshayes (1640-1680, La Voisin), Françoise Filastre (1645-1680), Vera Renczi (1906-1960). Il met en scène les différentes races de Résurrection : les Vampires bien sûr, les Lycanthropes, les Zombies, les Lémures, un Archéologiste, un Kobold. Le lecteur savoure cette riche mythologie assemblée pour cette série, entre éléments classiques et trouvailles spécifiques, une inventivité aussi débridée que les dessins, Ledroit ayant expliqué qu’il allait régulièrement trouver Mills avec des créations visuelles pour les intégrer dans le scénario. Leur étroite collaboration incorporent également sur clins d’œil culturels comme l’évocation du célèbre cliché : Le Drapeau rouge sur le Reichstag, cliché d'Evgueni Khaldeï pris le 2 mai 1945 sur le toit du palais du Reichstag, à Berlin.


Dans cette débauche visuelle et mythologique, les auteurs développent aussi plusieurs thèmes, certains présents depuis le début de la série, certains apparaissant dans le cadre de ce tome. L’inventivité dans l’horreur continue d’occuper une place centrale dans le récit : la capacité des êtres humains à créer des dispositifs et des méthodes pour exterminer les autres, allant des armes aux carrière de tueurs en série. Le lecteur peut ressentir l’intensité de la nausée que ce constat provoque chez le scénariste, aussi bien la cruauté inhumaine, que l’abus de confiance et de position d’autorité (par les hommes d’Église en particulier), que l’usage des progrès scientifique à l’amélioration de l’efficacité des armes, ou encore la volonté de puissance, la conquête (avec une nouvelle mise en scène du roi Arthur incarnant les rêves d’empire des Britanniques, pour des fins d’exploitation commerciale). Un personnage finit par faire remarquer que les positions de Dracula sur les usages destructeurs de la science datent quand même un peu, au point d’en être réductrices et trompeuses. Dans ce tome, il évoque également les notions d’amour et d’amitié, les vampires étant incapables d’émotion. Avec l’artiste, il réalise une scène irrésistible sur la presse à sensation, s’empressant de commenter le décès apparent de Dracula avec des phrases aussi creuses que ronflantes, au point de ne contenir aucune information concrète. Il s’amuse avec la plaie de véridicité, les célébrations s’accompagnant de l’obligation de dire la vérité. Il prend un grand plaisir à détourner le principe de marche des fiertés, pour l’assaisonner à toutes les races présentes sur Résurrection qui sont autant de minorités, dont certaines avec des revendications très particulières. À ce titre les slogans des Zombies gagnent haut la main : À bas la liberté ! L‘oppression ou la vie ! Ceci est une manifestation anti-liberté ! Nous n’avons aucune raison de protester, alors nous en réclamons une ! Impossible de retenir un sourire devant cette louve garou qui déclare se définir comme vampire, un bel exemple de dérision.


Oui, c’est vrai ce douzième tome s’est fait attendre douze ans. Verdict : ça en valait la peine !!! Les auteurs reviennent au meilleur de leur forme, c’est-à-dire avec l’intention de faire plus fort que le tome précédent, et ils le font. Des combats énormes des révélations brutales, des critiques sociales au second degré (et au premier), un humour massif. Une narration visuelle hors norme, extraordinaire et terrifiante, belle et horrible, riche et passionnante. Chef d’œuvre.



mardi 11 mars 2025

Requiem - Tome 10: Bain de sang

Fais ce qu’il voudra sera le tout de la loi !


Ce tome fait suite à Requiem - Tome 09: La cité des pirates (2009) qu’il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour comprendre l’intrigue. Sa première édition date de 2011. Il a été réalisé par Pat Mills pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-sept pages de bande dessinée. Il se termine avec dossier de neuf pages, intitulé Les arcanes du Hellfire Club, comprenant des esquisses, des recherches préparatoires, des dessins inédits, avec une page qui se déplie pour découvrir trois créatures démoniaques côte à côte.


À Hiroshima, le quatorze septembre 1945, un soldat japonais contemple les ruines de la ville dévastée par l’explosion de la bombe atomique. En son for intérieur, il adresse une question aux morts : y a-t-il quelque chose qui apaiserait leurs âmes ? Oui, il doit trouver les ceux qui ont fait cela et les tuer, les tailler en pièces. Il va entonner un requiem aux âmes des morts. Alors seulement ils pourront sourire et reposer en paix. Trois américains arrivent sur les lieux en pousse-pousse, deux civils et un gradé militaire. Le politicien remarque que c’est comme si un rouleau compresseur géant avait tout broyé et éradiqué. Le général répond qu’ils avaient d’abord choisi Kyoto, mais le secrétaire de la défense y a mis son veto car il y avait passé sa lune de miel. Il ajoute : personne ne part en lune de miel à Hiroshima. Ils continuent leur progression jusqu’à arriver l’épicentre de l’explosion, le dôme de Genbaku. Le soldat japonais les attend, katana en main. Il leur annonce que son empereur est mort, qu’il a renoncé à sa divinité comme un chien pouilleux, qu’il est mort le jour où il s’est rendu. Il leur demande qui est responsable tout ça, en désignant les ruines. Le sénateur et le scientifique expliquent qu’ils ne sont pas responsables, et le général désigne le soldat japonais comme étant responsable. Il s’en suit un massacre.



Au-dessus du havre noir de Nécropolis, la bataille aérienne fait rage. Le vampire Dragon avec Tengu sur ses épaules, est engagé dans un duel à l’épée, contre Thurim. Alors qu’ils se livrent à des passes d’arme, Tengu n’a de cesse de lancer des piques méprisantes à Requiem, et d’aiguillonner Dragon de ses conseils. Il estime que Requiem, ce répugnant suceur de sang, déverse ses insultes sur lui Tengu comme la mousson s’abattant sur la bataille de Kitakyushotoko. Il intime à Dragon de fondre sur Requiem comme les impitoyables neiges de l’hiver sur Kammuri-Yami ! De le détruire comme la vague d’Hokusai a détruit Fukuoko ! Car celui qui insulte son sensei, l’insulte lui aussi. Il continue en lui ordonnant de se servir de la fente du scorpion dressé que lui Tengu a parfaite à la bataille de Honshu, où il a tué des milliers de guerriers au point de pouvoir atteindre la Lune en escaladant la pile de leurs cadavres ! Les duellistes se figent momentanément alors que retentit le nom Tengu : Cryptus est arrivé sur place et a crié le nom de son ennemi. L’affrontement prend une autre dimension.


Comme pour chaque tome, il faut un petit temps d’adaptation au lecteur pour se mettre en phase avec la narration, avec les idiosyncrasies du scénariste, avec les visuels hors norme de l’artiste. Comme il est d’habitude, le tome s’ouvre avec un retour en arrière avec un conflit militaire, en l’occurrence les ruines d’Hiroshima, peu de temps après l’explosion de la bombe nucléaire Little Boy le six août 1945. Le lecteur distrait peut se trouver déconcerté par le constat un peu grandiloquent et romanesque du soldat japonais, par l’attitude un peu théâtrale du politicien, du scientifique et du militaire, par l’absence de toute précaution vis-à-vis des radiations, le caractère outré de la séquence. Il se rappelle qu’il s’agit d’une caractéristique forte de l’écriture de Pat Mills : la théâtralité artificielle, l’exagération des situations et l’exacerbation des émotions. Cette façon de raconter fait ressortir avec force l’horreur de ces situations de guerre. À travers le personnage, le scénariste condamne sans appel chaque individu qui a contribué au processus qui a abouti à la conception, à la fabrication et au lâcher de cette bombe. Par la suite, il cite nominativement Robert Oppenheimer (1904-1967), Harry S. Truman (1884-1972, président des États-Unis) et Paul Tibbets (1915-2007, pilote du bombardier Enola Gay). L’anecdote relative à la lune de miel présente un degré élevé de plausibilité historique, la décision étant attribuée à Henry L. Stimson (1867-1950), secrétaire à la Guerre.



Le scénariste établit ainsi une position anti-guerre franche jusqu’à en être brutale, présentant l’obscénité de mettre fin à la vie humaine, de tant de civils à Hiroshima (plus de deux cent mille avec une seule bombe), puis après dans les rodomontades de Tengu se vantant des massacres qu’il a perpétrés aux batailles de Shen-Ten-Rai, Honshu, etc. Dans le contexte du récit, le lecteur éprouve une saine révulsion dirigée contre ce boucher fanfaronnant d’avoir tué autant d’êtres humains. Dans la dynamique de ce dispositif narratif, chaque combat apparaît comme un acte barbare, en cohérence également avec le fait que le récit se déroule sur le monde de Résurrection, un monde où tout est inversé, les valeurs morales comme le reste. D’ailleurs un personnage (la Bête) le rappelle à un de ses soldats en lui disant que La trahison est une vertu, à moins qu’il n’ait échappé au soldat qu’il soit en enfer. Cette narration outrée s’accompagne d’un humour noir mêlant grotesque et absurde. C’est ainsi que le lecteur peut voir Requiem et Dragon interrompre le duel entre Tengu et Cryptus, car il est temps de leur donner leur biberon, et qu’ils fassent leur sieste.


Sur le plan de l’humour, retrouver les goules constitue un plaisir de choix : leur mode d’expression à base d’euphémismes et de néologismes hypocrites donne lieu à des échanges dépassant les pires discours, tout en faisant apparaître leur artificialité. Ainsi : Son trouble frénétique nerveux interfère avec notre grand projet entrepreneurial équitable qui demeure la désaliénation de la salle du trésor avec confiscation des actifs comptables et redistribution entre associés en extermination… pour dire que leur cheffe assouvit une vengeance personnelle plutôt que de penser au trésor. Sous réserve d’être sensible à cette forme d’humour outré allant jusqu’à l’absurde, le lecteur pourra savourer la haute opinion que Dame Mitra entretient sur sa séduction physique, la manière dont elle dévore Zarkov, ou encore la jouissance que tire Elizabeth Bathory de sa capacité de régénération, le premier degré littéral attaché à la puissance sonore du Heavy Metal et à son imagerie violente, et encore la déclinaison dégénérée du mythe arthurien, uniquement protégé par la déformation des noms (Lonava pour Avalon, Nilrem pour Merlin, Tolecnal pour Lancelot et Ruthra pour Arthur) ce qui n’empêche pas qu’ils prennent cher.


L’artiste se trouve totalement en phase avec ces formes d’humour très particulières qui ne peuvent pas être au goût de tout le monde. Il y a bien sûr la demi-douzaine de pages avec les références au Metal : les mentions de Salyer, Motörhead et Napalm Death, l’imagerie Cuir & Clous, et la tête de Snaggletooth (Warpig) reprenant le visuel de Joe Petagno pour la pochette de Inferno (2004). Il s’amuse aussi bien avec Tengu et Mortis quand Dragon et Requiem leur font faire leur rototo après le biberon, qu’avec la silhouette exubérante de Dame Mitra, ou encore l’extension de l’intérieur de sa bouche vers l’extérieure avec plusieurs anneau de dents, la taille de hache (Sláine, une autre création de Pat Mills, serait jaloux) maniée par Elizabeth Bathory dans le plus simple appareil (c’est une vraie rousse), et sire Tolecnal défaisant sa braguette pour offrir une pluie d’or afin d’éveiller Ruthra, l’ex et futur roi (Nilrem le détrompe immédiatement sur la nature de la pluie d’or attendue).



Et bien sûr, la démesure visuelle balaye tout sur son passage !!! Olivier Ledroit s’investit totalement dans chaque page, sa construction souvent en double page, les détails partout, la richesse des environnements et des costumes, l’exagération en cohérence avec la nature du récit, avec Résurrection, avec les personnages. Le lecteur est venu en prendre plein les yeux, et il est à nouveau servi au-delà de toute espérance (y compris les plus folles), l’horizon d’atteinte étant une fois encore pulvérisé. Comme pour l’écriture du scénariste, un temps d’adaptation peut s’avérer nécessaire. Les planches et les cases apparaissent très chargées, les scènes sont régulièrement pensées comme un tableau exposé sur une double page, avec des cases en inserts pour raconter. Une festin graphique : la ville en ruines d’Hiroshima baignant dans une lumière entre gris et marron à se pendre, le sang qui gicle sous l’action d’un décolletage au katana, la vue du ciel démentielle de Nécropolis dans une lumière rouge incandescente avec les innombrables vaisseaux aériens, la composition en double page avec Dragon et Requiem se jetant l’un sur l’autre, les nombreux cercles de dents dans la bouche de Dame Mitra, la munificence gothique de la décoration des portes de la salle au trésor, Elizabeth Bathory dans son bain de sang de vierges, les métalleux en armures hérissées de pointes, la réinterprétation très personnelle des chevaliers de la table ronde et de Camelot, etc. C’est un festin graphique, une orgie oculaire !!!


Ha oui… au milieu de tout ça, les auteurs poursuivent l’intrigue, avec moults affrontements, mythologies dégénérées, géopolitique et intérêts économiques plus vrais que nature, violence et vices encore en-dessous de la vérité, horreur de la noirceur de l’âme humaine dans toute sa nudité.


Se plonger dans un tome de Requiem nécessite un temps d’adaptation tellement la narration foisonne intensément, et que les auteurs font preuve d’une inventivité aussi personnelle que sans concession. Sous cette réserve, le lecteur plonge, s’immerge et ressent par tous les pores de son être, un jeu de massacre aussi terrifiant et dantesque que baroque, démesuré et profondément indigné, en colère même, contre toute forme de cruauté perpétrée contre des êtres humains, à commencer par la guerre et ses mécanismes de déresponsabilisation. Énorme et monstrueux.



mercredi 19 mai 2021

Requiem - Tome 09: La cité des pirates

Seule la petite mort peut nous sauver.


Ce tome fait suite à Requiem - Tome 08: La reine des âmes mortes (2008). Il faut avoir commencé par le premier tome pour comprendre l'intrigue et les actions des personnages. Ce tome-ci est initialement paru en 2009. Il a été écrit par Pat Mills et illustré par Olivier Ledroit. La réédition de 2021 comprend un supplément intitulé Les arcanes du Hellfire Club : 1 illustration en double de page de Claudia, 1 illustration en pleine page de Dragon & Sire Tengu, 2 pages d'esquisses, recherches préparatoires, dessins inédits. Il contient également 2 pages du bestiaire de Résurrection présentant les loups-garous, les dévots, le Capricorne, Hollywoolf, Razorbed, avec à chaque fois une illustration et un paragraphe de texte.

À Washington, le soir du premier mai 1972, une bonne dizaine d'agents du FBI montent la garde autour de la maison de J. Edgar Hoover. À l'intérieur, le maître de céans informe le président des États-Unis de la situation concernant les contacts avec le monde de Résurrection, ou plutôt avec la communauté des vampires. Les deux s'accordent sur le fait que ce sont les vampires qui sont responsables de la gangrène qui a touché la jeunesse dans les années 1960, quand la décadence a commencé. Richard Nixon ordonne à Hoover que le FBI éradique tous les nids de vampires qu'il décèle. Une fois raccroché, Hoover passe à table avec Clyde Tolson. Il lui explique que les actions de sape des valeurs américaines sont menées par Zacharov, le chef des vampires, un communiste ayant vécu en Russie, un des agents du NKVD qui ont organisé l'Holodomor, la grande famine organisée par le régime stalinien en 1932 et 1933, dans l'Ukraine et le Kouban. Maintenant il organise des nids d'agitation dans les parkings souterrains et les caves, en particulier sur les campus. À la question de Clyde, il répond que Zacharov et ses vampires veulent les préparer à la seconde venue de Dracula. Les responsabilités pèsent lourdement sur ses épaules alors que les pieds tendres et les gauchistes le traitent de goule. Clyde finit par rentrer chez lui. Après son départ, un groupe d'une dizaine de témoins de Dracula s'approche des gardes en faction, souhaitant parler à J. Edgar Hoover.



Sur Résurrection à Aerophagia, la cité des pirates, Dame Mitra est en train d'haranguer sa troupe de pirates, en indiquant qu'ils vont passer à l'attaque contre les vampires, et ainsi enfin prendre leur place légitime, celle de maîtres de Nécropolis. Dame Vénus renchérit sur le fait que les vampires sont une engeance à exterminer, trois autres capitaines acquiesçant. Dame Mitra se lance dans la présentation de l'arsenal présent sur les navires de leur flotte : des munitions à eau bénite, des grenades reliquaires, des bazookas à tête de prêtre, des obus à têtes de saints, et un missile angélique contenant un authentique séraphin, l'équivalent de l'antimatière sur Résurrection, l'arme ultime qui anéantira Dracula. Sans compter ces fusils à larmes d'ange. L'une des capitaines attire l'attention de Dame Mitra sur le fait qu'il y a un vampire dans l'équipage de la capitaine Triade. Cette dernière indique que c'est la vérité : il s'appelle Dragon et c'est un otaku, un exclu, un vampire qui s'est retourné contre les siens. Dame Mitra exige que Dragon se présente devant elle, et elle organise un duel entre lui et Dame Liche immédiatement.

En entamant, un nouveau tome de cette série, le lecteur se demande s'il va bien se rappeler de la situation complexe, et des nombreux personnages. Il se rend vite que ce nouveau chapitre est d'une rare accessibilité en la matière : les événements passés lui reviennent en mémoire incontinent, et l'identité de chacun est une évidence. C'est un effet secondaire de l'exubérance de ce récit : il est impossible de l'oublier, que ce soit sur le plan visuel, ou sur le plan narratif. Il se souvient aussi que chaque tome débute par un retour dans le passé, consacré à un individu condamnable. Celui-ci commence par la mise en scène de J. Edgar Hoover qui fut le premier directeur du FBI, poste qu'il occupa pendant 47 ans de 1924 à 1972, ayant été nommé directeur à vie par Lyndon B. Johnson en 1964. Le dessinateur s'amuse bien avec l'homme célèbre, non pas en reproduisant fidèlement son apparence, mais en le travestissant, conformément à une rumeur non prouvée voulant que Hoover aimait s'habiller en femme. Le lecteur n'est pas dupe : il sait que la séquence d'ouverture de chaque tome met en scène un individu moralement condamnable. Il comprend très bien que le scénariste porte ainsi un jugement de valeurs sur le directeur du FBI, avec quelques petites piques en passant, celle sur les écoutes illégales, celle sur la dégénérescence des mœurs et la corruption de la jeunesse, sans oublie l'absence de remords pour les quatre étudiants tués lors de de la fusillade de Kent State du 04 mai 1970.



Bien évidemment les dessins dégagent une puissance de feu peu commune, dans une exubérance de détails propre à submerger le lecteur non prévenu. Du coup, les images de violence, de bataille, de guerre sont omniprésentes : le beau rônin (Dragon) et son katana tranchant, l'armée de zombies s'avançant sur un large pont avec une armée bien ordonnée prête à faire feu à volonté pour un carnage en règle, ce qui encore n'est rien en comparaison de la vison dantesque de l'armada des pirates dans un dessin en double page, la carte avec les mouvements de troupes proposés par cinq stratèges militaires, la vision infernale d'une flotte de navire en proie aux flammes dans la rade (en double page bien sûr), les canons en train de tonner, les missiles en train de fendre l'air, la destruction des édifices civils, etc. Il souffle un vent de folie guerrière, une folie furieuse décuplée par les pages hors normes. Au fil des séquences, le lecteur prend conscience que le scénariste nourrit ce thème de la guerre, par des petites remarques discrètes en passant, mais dont l'accumulation finit par habiter tout le récit. Ça commence par la mention de la fusillade de l'université d'État de Kent où la garde nationale américaine a tiré à 67 reprise sur les étudiants, faisant 4 morts, et 13 blessés, la famine organisée de l'Holodomor (1932/1933), le massacre de Nankin de décembre 1937 à février 1938 (100.000 morts), un grand maître de l'ordre des chevaliers teutoniques connu pour leur élimination des païens, un officier nazi, l'explosion de Little Boy à Hiroshima le 06 août 1945, sans oublier la mention de nombreux personnages historiques célèbres, entre autres, pour leurs guerres, leurs conquêtes et donc de nombreux morts (Torquemada, Jules César, Napoléon, Alexandre le grand, Saladin). Mills & Ledroit ne font pas semblant : 26 pages de combat sur 47 pages de bandes dessinées.

Le thème général de la guerre, des individus qui massacrent, de la race humaine dotée d'une inextinguible capacité à s'autodétruire s'avère très présent du début à la fin de ce tome, rappelant que les auteurs ne glorifient pas la violence et les tueries, mais les condamnent. L'exubérance des dessins devient l'expression de la folie qui habite les combattants. Le scénariste continue d'entremêler ses différents fils narratifs, les points de jonction devenant de plus en plus clairs. La séquence consacrée à J. Edgar Hoover rapproche le récit de l'époque contemporaine et rend explicite que la communication entre la Terre et Résurrection peut fonctionner dans les deux sens. Le lecteur découvre Dame Holodoror et son costume atteste du soin que l'artiste apporte à chaque détail, à chaque élément visuel : toutes les dents implantées sur les manches et les jambes, son décolleté plongeant avec un tatouage de sang sur sa chair blanche, c'est à la fois Grand-Guignol, et à la fois écœurant. Le lecteur tourne alors la page et se retrouve face à l'armada des pirates : il se rappelle que le cerveau humain n'est pas fait pour pouvoir se souvenir avec exactitude de la munificence des planches d'Olivier Ledroit. Il peut très bien se contenter de l'impression globale : un navire isolé qui arrive en vue de l'armada. Mais comme il est entièrement consentant, il prend plutôt le temps de se repaître de tous les détails : le gréement des navires, leurs voiles, leurs quilles avec leurs décorations, le bastingage ouvragé, le château arrière de ces galions, les tuyères, le jeu de la lumière sur la masse nuageuse, la vision du navire amiral droit devant et la cinquantaine de navires qui gravitent autour, et il finit par se rendre compte que l'artiste est parvenu à surimposer en transparence des graphiques cabalistiques, sans rien perdre en lisibilité. C'est parti pour un festin visuel à risquer la surcharge cognitive.



Ce n'est rien de le dire : Ledroit ne faisait que s'échauffer avec cette vision de l'armada des pirates. Il se lâche vraiment quand l'armada se met en mouvement pour aller attaquer la cité de Necropolis. Le vaisseau amiral occupe la position centrale dans cette illustration en double page, et il s'agit maintenant de plus d'une centaine de vaisseaux de guerre qui sont présents sur la page, tous distincts, avec une dizaine de modèles différents, sans oublier les reflets du soleil sur les nuages. S'il avait été victime d'une indigestion visuelle précédemment, là le lecteur sent son cerveau s'écouler par les oreilles, sa raison le quitter, et son esprit se réfugier dans l'inconscience. En revanche, s'il est consentant, il se délecte de chaque détail, de ce spectacle roboratif, passant en revue chaque millimètre carré pour ne pas en perdre une miette, se repaissant d'une telle abondance, littéralement absorbé dans ce monde si concret, si flamboyant, si incarné, et totalement original. Ainsi, régulièrement, il ressent un orgasme oculaire à la vue d'un dessin de grande taille, ou d'une case parmi d'autres : la vue du ciel du pont Erzebeth avec l'armée et les zombies, mais aussi les bâtiments de Necropolis à perte de vue, l'irruption des forces de l'ordre dans la taverne maison close où se trouve Requiem, la flotte de navires de Dracula au-dessus de la chaîne des Harpagons à la frontière dystopienne de la Draconie du Nord, l'ampleur des destructions occasionnées par l'attaque de l'armada des pirates, sans oublier les zombies en uniforme militaire (une autre pique contre l'armée en guerre).

Les personnages ne sont pas en reste : ils bénéficient également de cette opulence de détails et de cette énergie de tous les instants, dans leurs actions, mais aussi lors des (rares) moments plus statiques. L'esprit du lecteur vacille sous la force de l'élan de Dame Holodoror se jetant toutes dents dehors sur le cou de Hoover, sous l'énergie des ébats de Requiem et Leah, sous la vivacité des chaînes de la chevelure de Dame Liche, sous l'impact de la moto de Requiem touchant le pont du navire amiral des pirates, sous le tourbillon des parades à l'épée de Dame Holodoror, devant la bestialité de l'accouplement de Claudia pour passer le temps, etc. L'amour d'Olivier Ledroit pour les personnages transparaît également dans chaque discussion couplée avec un caractère s'exprimant dans leur propos. Dame Vénus se tient les deux pieds bien campés sur le pont, les pistolets dressés en l'air, avec un discours aux expressions politiquement correctes et inclusives, dans une posture défiante. Ayant compris de qui elle est la réincarnation, le lecteur apprécie mieux les bajoues de Dame Mira. Dame Liche en impose avec sa longue robe verte et ses chaines en guise de cheveux. Le général Salem donne l'impression de contaminer le lecteur avec la perversité s'affichant sur son visage. Sire Tengu est teigneux à souhait dans ses postures, et le lecteur remarque le clin d'œil à Ogami Itto et Dagigoro quand Dragon l'installe dans une petite cariole qu'il pousse comme un landau.



Soit lors d'une lecture qui prend son temps, soit à la relecture, le lecteur s'aperçoit également que l'intrigue va bon train, même si Pat Mills continue de raconter à sa manière, avec des coupures abruptes et des pages d'exposition bourrées à craquer, le summum étant atteint lors des 2 avant-dernières pages où après, avoir recraché sa tétine, Sire Tengu explique à Dragon, comment il a connu Thurim et pourquoi il veut s'en venger. À leur manière fantasque et débridée, les auteurs intègrent également d'autres thèmes de manière incidente. Derrière le comportement de voyeur ultime du général Salem, ils évoquent la force de la pulsion sexuelle, aussi bien chez l'homme que chez la femme, sans oublier de se montrer moqueur, le lecteur se frottant les yeux en se demandant si le petit bout de chair rose au premier plan d'une case est bien ce qu'il croit (oui, c'est bien le prépuce de Sabre Eretica). La réaction d'Igor à la libération des énergies sexuelles rappelle qu'il existe plusieurs types de sexualité, y compris des individus qui n'y sont pas sensibles, et celui du singe de Toth que d'autres prennent leur plaisir dans le masochisme. Mills tourne en dérision le parler politiquement correct sus la forme de périphrases réductrices ou trompeuses : une exploitée sexuelle sans solde à la place d'une compagne, un succès différé à la place d'un échec. La religion n'est pas oubliée quant aux hypocrisies qu'elle peut engendrer. Impossible de ne pas sourire quand un personnage déclare qu'il n'y a rien de mieux que le sexe avec des fanatiques religieux, car ça met tout de suite en bouche, avant un carnage. Impossible également de ne pas sourire quand Dame Vénus se met à exposer les dessous d'un trafic de reliques très lucratif, et vraisemblablement bien en deçà de ce qui a pu exister dans la réalité.

Du fait de l'espacement dans la parution des tomes, le lecteur se dit parfois qu'il va avoir du mal à rentrer dans l'intrigue, à se souvenir de tout. Ce tome vient lui démontrer le contraire. Pat Mills et Olivier Ledroit ont l'art et la manière de tout lui remettre en tête en une ou deux cases. Le scénariste tient bien la route de son intrigue, le lecteur ne se perdant pas dans les différents fils. L'artiste n'a rien perdu de son enthousiasme pour produire une bande dessinée la plus puissante possible, l'exubérance de ses planches ne faiblissant jamais. Le lecteur consentant est à la fête : le ressenti n'est pas loin d'une forte dose de produit psychotrope, sans aucun des inconvénients, avec la possibilité de reconsommer la même dose, en simplement recommençant sa lecture.



lundi 21 mai 2018

Requiem - Tome 05: Dragon Blitz

L'heure est venue d'un peu de harcèlement sur le lieu du travail.

Ce tome fait suite à Le bal des vampires qu'il faut avoir lu avant. Il est initialement paru en 2004, publié par les éditions Nickel (il a bénéficié d'une réédition en 2017 par Glénat). Le scénario est de Pat Mills. Olivier Ledroit a réalisé les dessins et la mise en couleurs. Le tome se termine avec 2 pages d'étude graphique sur Requiem, 2 autres sur Claudia, et un bestiaire passant en revue les miroirs, les mutants des champs de bataille, les zombies, l'arachnoïde, le centaure.

En 1961, en Terre de Feu (Argentine), 4 individus arrivent dans une auberge isolée au pied d'une montagne enneigée. Leur chef demande à l'aubergiste s'il sait où se trouve Otto Holmann, en lui présentant une photographie d'un dignitaire nazi en uniforme. Dans un premier temps, l'aubergiste nie avoir vu cet individu. Quand le chef lui indique que le chef de la police a balancé Holmann, il accepte de leur dire qu'il est parti dans les montagnes. Otto Holmann est prêt à les recevoir, mais il finit par se faire avoir, et découvre qu'il reçoit le coup de grâce porté par Sarah, la sœur de Rebecca. Dans le ciel de Résurrection, la bataille aérienne se poursuit au-dessus du Satanik, le vaisseau amiral du comte Dracula. À bord d'une Faucheuse (un triplan démoniaque), Heinrich Augsburg fait tout son possible pour rester hors de portée des griffes des dragons, et Rebecca n'arrive pas à ajuster son tir depuis son poste de mitrailleur. Fort heureusement, Thurim réaffirme son emprise sur le corps d'Augsburg, chassant l'esprit de son propriétaire. Il met immédiatement à profit ses talents de pilote, acquis pendant la première guerre mondiale.

Tout de suite, la Faucheuse d'Augsburg fait une différence, affrontant les dragons de front, et permettant à Rebecca de viser précisément. Ses acrobaties sont observées par le comte Dracula et Néron, depuis la cabine de commandement du Satanik. Elles leur évoquent à tous deux les talents de Thurim qui avait mystérieusement échappé à son supplice pour retourner sur la grande roue de la réincarnation. Ils évoquent aussi la disparition de son marteau de combat. Ils sont interrompus par l'arrivée du Grand-Prêtre qui leur explique que la fragilité et la faillibilité des boucliers psychiques sont imputables à la pénurie d'opium noir à bord du vaisseau. Le comte Dracula lui rétorque qu'il a mis en œuvre une mission de récupération de cargaison d'opium noir. À l'extérieur, le combat aérien continue. À sa grande surprise, Thurim est pris en chasse par un autre pilote de Faucheuse : Otto von Todt. Rebecca lui explique qu'il en a après Heinrich Augsburg, mais aussi après elle du fait de sa judéité. Dans les gorges des schismatiques, en Draconie du nord, les goules (avec à leur tête Dame Vénus) s'apprêtent à prendre à l'abordage, le train transportant l'opium noir.



Après 4 albums, le lecteur a pris conscience de la démarche hors norme des 2 auteurs : mettre en scène les pires travers de l'humanité, dans une forme exubérante, à la fois dans le fond de l'intrigue (une planète où se retrouvent la réincarnation des plus grands tortionnaires de l'humanité), et des dessins ostentatoires, très chargés et débridés. Même s'il éprouve quelques désagréments en s'investissant dans l'histoire, il est subjugué par la force des images. Cette immersion dans un univers consistant et cohérent commence dès la couverture (réédition 2017), avec cette femme à la plastique parfaite (il y a une justification dans le récit) maniant des armes à feu finement ouvragées, et outrageusement détaillées, ces cordages auxquels il ne manque aucun toron, et ces 6 goules tous différents, tous avec une tenue spécifique. Comme le lecteur a pu le constater les pages intérieures offre la même qualité d'illustration que la couverture. Dès la première scène, il peut se projeter dans ce petit village de Terre de Feu, entendre la neige crisser sous ses pas, scruter les habitations basses, reconnaître un vieux modèle de pompe à essence, détailler les modèles de voiture, suivre les traces de pneus dans la neige, et tout cela en une seule case. Par la suite, le lecteur peut ressentir le froid alors que les traqueurs s'engagent dans une gorge rocailleuse, avec des rochers couverts de neige.

Lors de la séquence de combat aérien, Olivier Ledroit transforme le ciel en un environnement fourmillant de détails et de textures, comme s'il s'agissait d'un organisme vivant, d'un biotope regorgeant de vie et de flux. Bien évidemment, il y a des nuées tourbillonnantes et des nuages aux formes torturées, mais aussi des volées de diablotins, des éclairs, et des dragons gigantesques. Même dans le ciel, le lecteur peut se livrer à une longue observation de chaque détail : la morphologie des dragons, la structure du triplan, les mitrailleuses montées sur la Faucheuse, les cadrans de son tableau de bord, le casque ouvragé de Rebecca, le casque hérissé de pointes et d'yeux d'Heinrich Augsburg, les motifs sur les crêtes des dragons, leur dentition, les formes prises par les flammes qu'ils crachent. Comme à son habitude, l'artiste ne laisse pas un seul centimètre carré vide dans ses planches, et il les compose souvent à l'échelle des 2 pages qui se font face. La scène suivante se déroule dans la pièce d'apparat du comte Dracula, à bord du Satanik. L'attention du lecteur est accaparée par le faste des tenues de Dracula et de Néron, et il lui faut un temps d'adaptation pour se rendre compte que les arrière-plans représentent bel et bien les murs de la salle, avec les colonnades, les balcons et les gigantesques baies vitrées.



Les endroits suivants sont tout aussi dantesques. Lors de l'attaque du train, le lecteur découvre un mastodonte à vapeur conjuguant steampunk et gothique de la plus noire eau. L'amateur de hard rock reconnaît un bel hommage au train figurant sur la pochette de l'album Orgasmatron (1986) de Mötorhead. Le métro menant à Nécropolis est tout aussi gigantesque et victorien dans l'âme. L'arrivée à Nécropolis donne lieu à un dessin occupant la moitié de 2 pages, une vision déformée de Londres vu par Charles Dickens, avec d'étranges attelages dans les rues, rappelant des corbillards, des races diverses et variées, des mendiants, et des dignitaires drapés de noir. Le lecteur pénètre ensuite dans une taverne tout en bois du plancher aux poutres du plafond, en passant par les tables, les chaises, le comptoir ébréché et les étagères. Les bougies des tables reposent sur des crânes, et il y a même un orchestre miteux de 6 personnes qui jouent sur une estrade minuscule. Le lecteur peut voir la graisse sale suinter des lattes du parquet, ainsi que la suie imprégnée dans les piliers. Comme dans les tomes précédents, les dessins obsessionnels d'Olivier Ledroit donnent une consistance exceptionnelle à ce monde, comme s'il existait vraiment. Le lecteur éprouve même un sentiment familier en se retrouvant dans les appartements de Requiem, avec son cercueil en ébène, les chaînes descendant du plafond, auxquelles il ne manque pas un seul maillon.

Les personnages bénéficient du même niveau de détails, et de la même manière de les sublimer, en exagérant plusieurs de leurs caractéristiques. Même dans la scène d'ouverture qui se passe dans le monde normal, la peau du visage du meneur est particulièrement parcheminée, les yeux de l'aubergiste sont fortement plissés rendant son visage indéchiffrable, et la peau du visage de Sarah est d'une blancheur immaculée, à la fois maladive, à la fois surnaturelle. Ledroit prend soin de faire changer de vêtement le groupe de traqueurs, abandonnant leurs costumes de ville, pour des tenues adaptées au froid de la montagne enneigée. Lors du combat aérien, le lecteur ne peut apercevoir que les casques des pilotes et des mitrailleurs, mais il y a quand même la cuirasse d'un monstre, noire et hérissée de pointes, avec des articulations qui assure une mobilité suffisante au monstre. La cuirasse de Dracula impressionne par sa couleur sanglante et son faste. La robe violette et le bras mécanique de Néron viennent compléter son masque baroque et décadent. Dame Vénus est magnifique en tenue pirate, avec son bustier pigeonnant, sa taille de guêpe enserrée dans 2 ceintures, son pantalon à rayure allongeant ses jambes, et ses bottes en cuir, à talon haut, ouvragées au niveau du genou. L'apparence de Sabre Erectica en dit long sur sa personnalité : très sensible à la mode, une belle tignasse soigneusement entretenue, sa belle redingote militaire avec ses galons d'apparat, et ses lunettes de soleil effilées. Dans les pages bonus des arcanes du Hellfire Club, le lecteur prend la mesure du travail préparatoire de l'artiste pour l'un des costumes de Requiem avec des recherches sur 5 blousons différents, et pour les cuissardes de Dame Claudia dans 2 autres pages. Olivier Ledroit se livre à un véritable travail de costumier professionnel, spécialisé dans le gothique et le sadomasochisme.



Alors qu'il peut craindre une surcharge cognitive du fait de la densité d'informations visuelles, le lecteur s'aperçoit que ça ne gêne en rien le plaisir de lecture, ni même la fluidité des scènes d'action. Il peut suivre les évolutions des dragons dans le ciel, la descente des goules sur le train depuis leur navire céleste, ou encore la bagarre généralisée dans la taverne de Nécropolis. Bien sûr le spectacle visuel est de chaque page, et le lecteur qui prend le temps de scruter chaque case est récompensé par le train d'Orgasmatron, mais aussi par Hellboy (de Mike Mignola) en train de balayer des mort-nés cannibales. De son côté, Pat Mills intègre également 2 ou 3 références dont celle à la pratique du Chicken run (2 véhicules qui se foncent dessus, pour savoir quel conducteur changera de direction le premier), une à la chanson Fais-moi mal Johnny (1955), de Boris Vian et Alain Goraguer. Le scénariste reste donc concentré sur son récit. Dans ce tome, il entremêle donc plusieurs fils narratifs : Rebecca et Heinrich Augsburg réunis pour le moment, la défense de la forteresse volante de Dracula, l'attaque du train pour s'emparer de la cargaison d'opium noir, les manigances de Sire Mortis et Black Sabbat, l'introduction d'un nouveau personnage Sabre Erectica, l'existence du marteau de Thurim et le mystère de sa disparition, et rapidement les agissements de Claudia Démona. Le lecteur reste impressionné par l'aisance avec laquelle Pat Mills réussit à évoquer autant de personnages et de situations, sans donner l'impression de papillonner ou de se disperser. L'intrigue avance donc à un rythme satisfaisant.

Au fil des différentes séquences, le scénariste aborde plusieurs thèmes dont certains très inattendus. Sans surprise, il retrouve les évocations de la seconde guerre mondiale, avec l'obsession d'Otto von Todt de tuer les juifs, mais aussi la traque aux anciens nazis s'étant réfugiés en Amérique du Sud pour échapper à la justice, et en particulier Adolf Eichmann (1906-1962) exilé en Argentine sous le nom de Riccardo Klement. Il constate également des références à la première guerre mondiale comme les triplans, ou encore les bombardiers de modèle Gotha G. Ce qui le prend par surprise est que l'un des personnages s'avère être une féministe convaincue, dénonçant la discrimination et le harcèlement. Il prend un malin plaisir à la faire parler avec une terminologie politiquement correcte au point d'en être lourde et parfois hypocrite à vouloir être trop inclusive. Par exemple, elle n'utilise pas le mot de Vampire qui est trop connoté ; elle préfère le terme plus neutre de photoréceptivement ingrat. Il ne s'attend pas non plus à des remarques de nature écologiste, sur les armes non polluantes et renouvelables, entre préoccupation décalée (par rapport à l'environnement de Résurrection) et dérision sarcastique. Il finit même par s'offusquer d'un humour assez lourd : des étrons de dragon explosifs, des jeux de mots sexuels sur le nom de Sabre Erectica (Sabre Erotica / Sabre Erectica), l'attitude sexiste de ce même personnage, et même un dragon qui essaye de se reproduire avec un triplan Faucheuse.



Cet humour bas du front détone en comparaison de la sophistication des dessins, et d'un scénario mettant en scène les comportements violents et meurtriers d'individus ayant commis des atrocités durant leur vivant, avec une réelle adresse, en jouant sur les forces graphiques de l'artiste. Le lecteur peut voir dans cet humour un reflet de la bassesse des âmes des personnages, une preuve du nivellement par le bas qu'occasionne une absence de valeurs morales. Cette dépravation apparaît également les rapports sexuels entre les personnages. Olivier Ledroit y va franchement avec le corps de Claudia, en particulier ses seins pointant fièrement en avant, et il n'hésite pas à la dessiner prenant à pleine main le membre turgescent de Sean. Le lecteur se souvient d'ailleurs de la position indécente d'Elizabeth Bathory dans le tome précédent, ou encore cette dame avec un bijou vulvaire. Mills joue avec le sous-entendu que Thurim habite le corps de Requiem sans prévenir, ce qui expose Rébecca à un viol par Thurim, alors qu'elle aurait consenti au rapport avec Heinrich Augsburg. Là encore, les auteurs décrivent les mœurs d'individus préoccupés de leur propre plaisir, du paraître, jouissant sans entrave de leur position dominante. Dans ce contexte, l'amour entre Rébecca et Requiem, entre une goule et un vampire, devient plus qu'une utilisation primaire de la situation de Roméo & Juliette, en opposant au comportement égocentré et dépourvu d'empathie, les principes de confiance et d'amour. En tous les cas, du fait de la nature du récit, il n'est pas possible de n'y voir qu'une bluette de circonstance.


Dans ce cinquième tome, le lecteur retrouve Olivier Ledroit toujours aussi en verve, proposant page après page d'excès visuels, tout en restant au service de la narration du récit, et en lui donnant une consistance extraordinaire. Pat Mills déroule son intrigue de manière intelligible, en imaginant des situations et des scènes qui jouent sur la démesure des illustrations de l'artiste. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver que la tonalité du récit se fait trop graveleuse, un peu facile, ou que le scénariste en dénonçant certains comportements est trop premier degré et tombe dans le piège de se montrer tout aussi grossier. Mais il ne s'agit que de quelques cases, au milieu d'autres thèmes abordés de manière bien plus subversive.