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mercredi 9 août 2023

Marshal Bass T06 Los Lobos

Pourquoi faut-il que vous maltraitiez tous vos enfants, vous, les hommes ?!


Ce tome fait suite à Marshal Bass T05: L'Ange de Lombard Street (2019) qu’il faut avoir lu avant, ainsi que le tome trois. Sa première publication date de 2021. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Nikola Vitković pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.


Arizona, janvier 1877, en plein désert de sable avec des hautes formations rocheuses de ci de là, un homme avance à pied, les mains liées par une corde tenue par le cavalier derrière lui : Turtle a ainsi capturé El Professor. Il lui a cassé ses lunettes ce qui fait que le prisonnier a un peu de mal à voir la route. L’autre lui rétorque qu’il aurait peut-être dû y penser avant de choisir de mener une vie de criminel. El Professor le reprend : la révolution ! Pas une vie de criminel, la révolution ! Turtle maintient son jugement El Professor et ses amis ne sont rien d’autres que de vulgaires bandits. Son prisonnier lui demande ingénument combien lui rapportera la prime. Turtle déclare fièrement : vingt-cinq dollars ! El Professor se rebiffe : C’est tout ce que ça coûte à un honnête travailleur de tourner le dos aux siens. Il continue en expliquant que Turtle est exploité par la bourgeoisie. Il est l’esclave de l’argent. Il faut qu’il se réveille et qu’il se débarrasse de ses chaînes avant qu’il ne soit trop tard. Son interlocuteur lui intime de se taire avant qu’il ne répande sa cervelle dans le désert, d’un coup de carabine. Turtle en a ras-le-bol que le monde lui donne des conseils et pense pouvoir mener sa vie mieux lui. C’est lui qui tient le flingue, c’est lui qui décide.



Joaquin Vega est arrivé derrière Turtle, avec ses hommes, sans qu’il ne s’en rende compte, et il lui arrache sa carabine des mains. Ils libèrent Norman et lui passent une paire de lunettes. Roberto tient Turtle en joue avec un revolver et demande à Vega ce qu’il doit en faire. La réponse : on va le faire creuser. Turtle descend de son cheval, prend la pelle qui lui est tendue et creuse. Leandro, un homme tronc accroché dans un panier à la selle de Vega lui fait remarquer qu’on peut tuer ses ennemis, mais on ne joue pas avec eux. Joaquin Vega n’en a cure, et Turtle continue à creuser. Dans la banlieue de Dryheave en Arizona, un afro-américain se fait éjecter manu militari de son échoppe de magasin général, terminant cul par-dessus tête dans la rue en terre. River Bass s’apprête à le tabasser car Jeremiah vit avec sa fille Delilah. Alors qu’il avance vers l’homme à terre : il reçoit un coup de poêle à frire par derrière : sa fille qui lui intime de laisser son mari tranquille. Elle se sent en sécurité avec lui et il a promis de ne pas la toucher avant ses quinze ans.


La dernière page du tome précédent annonçait clairement l’intention de River Bass, mais il y a parfois loin de la coupe aux lèvres. Le lecteur commence par découvrir la couverture qui promet un sort bien horrible au personnage principal. Or il sait que les auteurs tiennent leur promesse : cette couverture n’est effectivement pas mensongère. Le lecteur retrouve toute la cruauté de la série : la torture que subit River Bass, le pauvre Turtle enterré de la même manière après avoir lui-même creusé le trou. Les dessins réalistes donnent la sensation d’assécher la bouche du lecteur avec la poussière soulevée par les sabots des chevaux. Le regard fou de Bass voyant les chevaux s’élancer vers lui glace le lecteur. Lorsqu’il s’impose, avec sa troupe, dans l’hacienda de son frère Heraclio, un homme de Joaquin Vega abat un homme à coup de revolver. Il y a de la matière cervicale qui est projetée hors de la boîte crânienne, mais le pire est le regard des enfants spectateurs de la scène par la force des choses. Plus loin, un adulte soucieux de pouvoir participer au banquet, confie son revolver à un enfant d’une dizaine d’années, pour que celui-ci monte la garde et tire sur le prisonnier s’il tente de s’échapper : à nouveau une narration visuelle naturaliste qui montre toute l’horreur d’un enfant mis dans une situation intenable avec des conséquences sur toute sa vie.



C’est devenu un point de passage obligé : le lecteur se délecte par avance du dessin en double page : il s’agit d’une vue de l’extérieur de l’hacienda et des activités qui s’y déroulent. Il prend son temps pour tout détailler : les chevaux et leur harnais, leur robe, la tenue des ranchers, la présence des enfants, la forme torturée des arbres, le puits et l’enfant qui s’en retourne avec son seau, la façade de l’hacienda avec murs blanchis à la chaux et les motifs de décoration, sans oublier la formation nuageuse dans le ciel. Cette illustration nourrit plusieurs séquences suivantes qui se déroulent au même endroit, le lecteur ayant bien saisi la disposition des lieux. Il déguste également les éléments visuels Western : les différentes paires de bottes, les tenues des blancs, les différences avec celles des afro-américains, ou celles des Mexicains. Il reste toujours aussi admiratif du niveau de détails de chaque vêtement et de leur cohérence visuelle d’une case à l’autre, un bel investissement de l’artiste. Il prend également le temps d’observer les différents paysages : un désert d’Arizona, la banlieue de Dryheave avec sa rue en terre et ses constructions en bois, différentes vues de l’extérieur de l’hacienda, l’intérieur de plusieurs pièces de la demeure. Là encore, l’artiste ne ménage pas sa peine pour donner à voir chaque lieu avec une qualité impressionnante de la reconstitution historique.


Évidemment, le lecteur un peu familier des westerns sait qu’il va retrouver des images très classiques, cent fois vues. Dans le cadre de la narration visuelle, il n’éprouve pour autant jamais une sensation de redite ou de cliché sans âme. Le dessinateur représente ces éléments avec un niveau de détails qui suffit à les rendre unique. Qui plus est, il réalise des séquences qui les placent dans un contexte, une suite où ces éléments ont du sens, à l’opposé d’un décor de fond sans incidence sur le déroulé du récit. Quand Bass fait passer Jeremiah par la porte de son magasin, ce n’est pas l’image déjà vue mille fois du type qui se fait éjecter de force du bar ou du magasin : c’est un personnage familier du lecteur qui en pousse un autre qu’il va apprendre à connaître, sur un platelage avec une pente, et pas celui habituel des saloons. Quand les hommes de Joaquin Vega font bombance dans la salle à manger de l’hacienda : celle-ci présente des dimensions qui sont crédibles, et non pas extensibles à l’infini pour les besoins de la prise de vue, avec une vaisselle cohérente avec le niveau social de la famille Vega, quand Joaquin s’introduit dans la chambre de Bathsheba, il s’agit d’une pièce avec sa propre décoration, ses propres dimensions, et pas d’une pièce générique avec quatre murs nus. La mise en couleur vient rehausser chaque surface, en accentuant ses reliefs et les ombres portées. Il n’y a que les textures qui sont parfois étrangement absentes, par exemple sur la grande table de la salle à manger.



S’il a commencé par le début de la série, le lecteur a bien intégré sa noirceur, et il sait que tout ne va pas se passer pour le mieux dans le meilleur des mondes. D’une certaine manière, River Bass est sur le chemin du retour : retrouver sa famille, ce qui peut être perçu comme une forme de retour à la normalité, de retour vers une série avec un personnage récurrent immuable. Bien sûr, il n’en est rien. Les auteurs réalisent une histoire adulte. Comme l’écrivait Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois dans l’eau du même fleuve : il n’y a pas de retour possible à un état antérieur, pas d’âge d’or. En outre, la violence continue de sévir et River Bass en subit plus que sa part, ne serait-ce que du fait de sa couleur de peau. Le lecteur a bien vu dans les tomes précédents que ces injustices engendrées par un racisme systémique influent sur le comportement de Bass, sur sa personnalité. Il retrouve une autre conséquence de la violence de cette civilisation à cette époque : sa survenance devant les enfants, et le lecteur sait qu’ils la perpétueront en reproduisant ce dont ils ont été les témoins. En y repensant, il se dit que les adultes qui évoluent sous ses yeux y ont également été exposée dans leur propre enfance, ce explique en partie leur comportement.


Il n’y a pas de personnages heureux dans cette série. River Bass semble avoir pris conscience de l’impasse dans laquelle l’ont mené ses choix de vie, et que finalement la vie de famille avait du bon. Malgré sa qualification de marshal, le voici une fois de plus soumis à un péril mortel prenant la forme d’une torture sadique. Bien évidemment, Joaquin Vega apparaît comme le méchant : un criminel sans foi ni loi, accommodant une idéologie communiste à ses besoins égoïstes. Le déroulement du récit montre que cet homme souffre comme les autres, qu’un traumatisme passé le rend aussi misérable que tous les autres. Le lecteur ressent également de l’empathie pour Heraclio Vega rabaissé par son frère, sa maison occupée par ses hommes, et sa femme peu contente de son manque de courage. Bathsheba elle-même n’est pas exempte de défaut, en tout cas elle présente une personnalité qui n’a rien de lisse. Quant au personnage principal, malgré sa capacité à encaisser les coups, le lecteur l’a déchu du statut de héros, confirmé quand River ne se souvient pas du prénom de ses enfants, ce qui en dit long sur sa façon d’exercer sa responsabilité de père.


Quoi qu’il en soit, le lecteur veut savoir comment River Bass a pu se fourrer dans la situation montrée par l’illustration de couverture. Dans ce sixième tome, il retrouve toutes les qualités de la série : un western visuellement très consistant. Une narration visuelle semblant évidente, racontant avec évidence et conviction des situations complexes, insufflant du sens dans chaque convention de genre, montrant un monde pleinement réalisé. L’histoire continue de tresser la trame de la vie fictive de River Bass, avec le poids du racisme et de ses effets, la soif d’une forme de la liberté associée aux grands espaces, et en même temps une pulsion de stabilité pour construire durablement. Excellent.



2 commentaires:

  1. Pfff ! Quelle couverture dingue, encore !

    "Elle se sent en sécurité avec lui et il a promis de ne pas la toucher avant ses quinze ans." - D'accord... Autres temps, autres mœurs... même si l'on est à la fin du XIXe siècle, quand même.

    "il y a parfois loin de la coupe aux lèvres." - Oh oh, joli, Monsieur Présence. Elle est peu utilisée, celle-là, et je ne me souviens pas l'avoir lue dans un autre de tes articles. Il faudra que je la replace dans l'un des miens.

    "toute l’horreur d’un enfant mis dans une situation intenable avec des conséquences sur toute sa vie." - Un propos qui me fait immédiatement penser à "Bouncer" et Jodorowsky.

    "Évidemment, le lecteur un peu familier des westerns sait qu’il va retrouver des images très classiques, cent fois vues." - Mais ça, ne n'est pas grave, du moment que le dessinateur parvient à en faire ressortir l'essence.

    "les hommes de Joaquin Vega" - Je suppose que ce sont eux, les "lobos" du titre ?

    "Il n’y a pas de personnages heureux dans cette série." - Ce qui va de pair avec la noirceur que tu évoques plus haut. Cela étant, j'apprécie parfois que le scénariste insuffle une bouffée de positivisme dans un univers très noir. Cela permet aussi au lecteur de souffler, de reprendre sa respiration.

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    1. Pareil : je trouve les couvertures à couper le souffle.

      Dans ce western, les auteurs mettent à profit la convention qui voudrait que les femmes soient systématiquement des victimes toutes désignées, il est probable que ce systématisme soit exagéré (enfin, je l'espère).

      Bouncer : j'ai vu que Alejandro Jodorowsky est revenu au scénario pour le tome 12 Hécatombe qui compte 144 pages, paru le 02/11/23.

      Los lobos : je ne me suis même pas posé la question… Sans commentaire… Tu as raison : ce sont eux.

      Il n'y a pas de personnages heureux : j'ai été pris par surprise par une lueur d'espoir dans le tome 9 !

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