Sabre de bois ! Sac à papier !
Ce tome est le premier d’une trilogie. Il contient une histoire complète. Il met en scène Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac, un personnage issu de la série Spirou. Sa parution initiale date de 2019. Il a été réalisé par David Etien, écrit par BéKa, le duo composé de Bertrand Escaich & Caroline Roque, et une mise en couleurs d’Etien avec l’assistance Clémentine Guivarc’h. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.
Berlin 1938. Un militaire vient rendre compte au Führer sur le dossier de la machine Enigma. Il en a apporté un exemplaire et il explique. Elle a été inventée il y a quelques années par un ingénieur allemand nommé Scherbius. Pour garantir le secret des communications allemandes, tous les messages transmis entre les différents corps d’armée devront être codés par cette machine. Elle est configurée d’une façon précise qui change chaque jour. Une fois codés, les messages seront envoyés par ondes radio, et ceux qui les recevront devront les décoder grâce à une autre machine Enigma, réglée comme la première ! Cela signifie que même si l’ennemi se procure cette machine, il ne pourra rien faire s’il ne connaît pas la configuration du jour. Adolf Hitler souhaite savoir si l’ennemi peut la découvrir. Impossible ! Il y a plus des 150 milliards de milliards de réglages possibles. L’officier assure qu’il n’existe aucune personne au monde capable de décrypter cette machine. Le chef des armées pose une dernière question relative à l’origine de ce Scherbius.
Crypter un document revient à le rendre incompréhensible pour celui qui ne possède pas la clé de codage. Comme c’est le cas pour cette image, par exemple… Décrypter consiste à rendre sa forme initiale à ce qui est crypté. C’est un travail souvent long et difficile… Mais une fois décrypté, tout devient clair… Juin 1940. La Belgique, puis la France viennent de capituler et sont désormais occupées par l’Allemagne nazie. L’Angleterre constitue le dernier refuge libre. Ce matin-là, au château de Champignac, un messager à vélo remet un billet à Nicolette, la gouvernante. Cette dernière pose l’enveloppe sur le plateau du petit déjeuner, du café, un verre de lait et des biscottes, et l’amène au maître de céans. Elle retrouve Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac, endormi à sa table de travail. Elle l’informe qu’elle lui apporte son petit-déjeuner et qu’un coursier vient de passer, lui ayant demandé si le comte vivait bien ici. Pacôme attire son attention pour lui faire comprendre qu’il se trouve dans le bureau : il a dû s’endormir en étudiant les propriétés d’un étrange champignon. Il prend l’enveloppe, en déchire un ruban en partie supérieur et découvre le texte : un mélange de lettres sans queue ni tête. Il a immédiatement identifié un texte codé : le traduire s’annonce un défi passionnant à relever. Il s’y attèle sur le champ tout en expliquant à haute voix comment il s’y prend. Il ne se rend compte qu’au bout de plusieurs phrases que son employée de maison a quitté la pièce. Pendant ce temps-là un général conduit dans sa voiture, et un détachement se dirige vers le château de Champignac.
Le personnage de Spirou a été créé en 1938, par Rob-Vel (1909-1991, Robert Pierre Velter) & Blanche Dumoulin (1895-1975, Davine). Il est le héros de la série Spirou & Fantasio qui a généré plusieurs séries dérivées comme celle de Gaston Lagaffe, du Marsupilami, du Petit Spirou, et plus récemment de Zorglub (2017), Mademoiselle J. (2020) et celle-ci, par des équipes créatives différentes. Ici, l’un des personnages récurrents de la série, créé par André Franquin & Henri Gillain en 1950, se retrouve à prendre une part active dans un récit historique, pour percer le code des machines de cryptage Enigma. Le lecteur peut se lancer dans cette histoire sans rien connaître de la série Spirou & Fantasio. Celui familier de ladite série est certainement venu pour retrouver le comte de Champignac, plus jeune, déjà étudiant des champignons aux propriétés remarquables, peu doué avec la gente féminine, fantaisiste, grand mince et portant la moustache. Il retrouve également le château de Champignac, et il a le regard attiré par un très jeune groom roux en costume rouge apparaissant de dos le temps d’une case dans la dernière page.
Au début du récit, Pacôme de Champignac doit faire face à la réquisition de son château par un général allemand et ses soldats en juin 1940. En cours, de récit, le lecteur familier avec l’entreprise de décryptage des machines Enigma voit le héros et Miss MacKenzie interagirent avec Alan Turing (1912-1954) qui leur présente sa bombe électromécanique, séjourner dans le domaine de Bletchley Park, rencontrer Winston Churchill (1874-1965) dans un moment inattendu (il est nu dans son bain). Les auteurs évoquent la bataille de l’Atlantique et les U-Boote qui coulent sans répit les navires ravitailleurs alliés pour affaiblir et affamer le pays. Ils font tout pour que le lecteur sans connaissance particulière de l’époque ou des enjeux du décryptage de la machine Enigma puisse saisir le contexte historique. S’il y prête plus d’attention, le lecteur peut détecter une ou deux références moins évidentes. Par exemple, le message codé que reçoit le comte en début de récit lui enjoint de se rendre au 54 Rejewski Street, un nom avec une drôle de consonance pour une rue londonienne. Un petit tour par une encyclopédie permet de découvrir qu’il s’agit d’un hommage à Marian Adam Rejewski (1905-1980), mathématicien et cryptologue polonais, ayant été le premier à s’attaquer au chiffrement Enigma dans les années 1930. Il peut également être surpris que les auteurs consacrent trois cases à Turing mordant dans une pomme… jusqu’à ce qu’il ce qu’il se rende compte que l’ombre projetée de la pomme sur la table s’apparente au logo d’une célèbre firme internationale. Pour une autre référence, ils guident le lecteur pas à pas s’il n’a pas deviné en cours de route, lors de la mission avec l’agent secret Ian Fleming (1908-1964).
Avant tout, ce récit constitue une aventure tout public, mettant en scène un personnage issu d’une série célèbre, et développant un sentiment amoureux pour une charmante Écossaise, cruciverbiste émérite et linguiste de profession. Le scénariste les insère habilement dans la vérité historique, avec une narration visuelle agréable à l’œil, ayant conservé quelques caractéristiques d’une lecture pour enfant (des yeux un peu plus grands, des mimiques plus expressives et souvent craquantes). Pour autant, tout au long de l’ouvrage, la narration s’inscrit dans une veine premier degré, avec un niveau de détails visuels élevé dans sa dimension descriptive. Le lecteur peut se projeter et reconnaître un bâtiment gouvernemental à Berlin, le château de Champignac, le Tower Bridge à Londres, la maison de Bletchley Park, l’entrée du 10 Downing Street. Il apprécie bien évidemment le soin apporté à la représentation de la machine Enigma et à la bombe dans la grange. L’artiste se montre inventif dans sa narration visuelle : images brouillées dans la partie supérieure de planche cinq pour évoquer l’effet du cryptage sur une image, superbe vue du Tower Bridge dans une case de la largeur de la page seize, recours à des schémas sur un tableau noir en page vingt-quatre pour expliquer le principe du cryptage de la machine Enigma, notes de musique suspendues dans l’air lors d’un moment de détente dansant, cases de la hauteur de la page pour un bombardement puis une attaque de navire par un sous-marin, etc.
Le lecteur sait tout de suite qu’il va passer un moment agréable en compagnie de deux héros souriants et sympathiques. La mise en scène des discussions s’appuie sur des plans de prise de vue, variant les gros plans sur les visages et les cadrages plus larges pour montrer l’environnement des personnages, ainsi que leurs occupations. Les scènes d’action se déroulent rapidement avec une petite note amusée, que ce soient les mouvements précautionneux pour s’échapper du château de Champignac occupé par les Allemands, la conduite pleine d’entrain de Blair MacKenzie, ou l’action de diversion d’Ian Fleming avec un vélo et un œuf. Les coscénaristes concoctent des actions adaptées à la nature de leurs personnages, avec une bonne tension narrative, sans tomber dans les exploits physiques ou guerriers.
Une série dérivée, cela peut-être à la fois le plaisir de retrouver des personnages secondaires appréciés sur le devant de la scène, mais aussi la crainte d’un produit de moins bonne gamme. Au bout de quelques pages, le lecteur est pleinement rassuré : scénaristes et artiste maîtrisent leur Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas sur le bout des doigts et ils lui ont confectionné une aventure sur mesure avec une narration visuelle soignée. Le lecteur découvre le fonctionnement de la machine Enigma et l’enjeu de son décryptage avec une jeune femme agréable et bien décidée, et un jeune scientifique lunaire et peu académique. Les séquences présentent des personnages sympathiques dans des mises en scène variées et nourries, pour une aventure distrayante, édifiante et pleine de suspense. Vite, le tome deux.
Ah, une autre franchise de l'école de Marcinelle débarque chez Présence ! Je me réjouis de lire ces articles.
RépondreSupprimer"Ils font tout pour que le lecteur sans connaissance particulière de l’époque ou des enjeux du décryptage de la machine Enigma puisse saisir le contexte historique" - Cela peut paraître évident, mais aider le lecteur à situer le contexte de la bande dessinée est toujours une démarche d'une grande intelligence, je trouve.
"Une série dérivée, cela peut-être à la fois le plaisir de retrouver des personnages secondaires appréciés sur le devant de la scène, mais aussi la crainte d’un produit de moins bonne gamme." - Voilà une remarque très juste. Je reconnais sans embarras que c'est une croyance, voir une conviction que j'entretiens. Mais je vois ça surtout comme une incitation à ne pas trop s'éloigner d'une série fleuve et donc comme une limitation à découvrir d'autres choses. Je pense aux séries dérivées de "Thorgal", entre autres.
Une série dérivée : je suppose que j'ai été conditionné par des décennies de lecture comics pour lesquels une série dérivée correspond systématiquement (à une ou deux exceptions près qui confirment la règle) à une démarche pour tirer partie d'un personnage ou d'une franchise qui vend bien.
SupprimerJe me rends compte que je tourne autour de quelques séries classiques (on évoquait Blake & Mortimer, mais ça s'applique également à Spirou, à Tintin, etc.) et que je préfère les aborder par le biais des séries dérivées, ou d'une réinterprétation.