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samedi 19 décembre 2020

Guirlanda

Ne choisis pas ton chemin, suis-le !


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, dont la première édition date de 2016. Elle a été réalisée par Lorenzo Mattotti pour les dessins à la plume, Mattotti et Jerry Kramsky pour le scénario, et Kramsky pour le texte. Avant la page de titre, le lecteur découvre 10 dessins en pleine page dont rien n'indique s'ils font partie de l'histoire. Après les 372 pages de bande dessinée, il découvre 4 autres dessins en pleine page dont il sait après la lecture qu'il s'agit de dessins réalisés à l'occasion de cette histoire, mais n'entrant pas dans sa narration.


Un guir présente son peuple : des êtres pacifiques qui aiment contempler, avec l'étonnement d'éternels enfants, les magies de leur territoire. Les guirs sont endormis et ils rêvent tous le même rêve qui finit par s'envoler par-dessus les différents paysages comme des monts, un marais et des volcans d'herbe. La même nuit, le tricorne à longue cape fait ses adieux à tous les paysages qu'il avait survolés. En bordure de l'iris de son œil droit, on distingue un arbre dénudé sur lequel une sorte d'oiseau vient se poser. Cela réveille l'arbre qui marche qui finit rongé par les créatures du fleuve. La branche qui faisait office de tête pour l'arbre qui marche se détache de son corps et est emportée par le courant. Elle passe devant un singe de la pluie en train de compter les gouttes pour savoir si son futur sera pair ou impair. La créature sur sa tête tenant le parapluie en papier tombe en arrière et est emporté par le vent, tenant toujours le parapluie. Il finit par être avalé tout cru par un oiseau. Le parapluie en papier arrive entre les mains d'Hyppolite. Ce dernier est le fils de Zachary, le chaman du village. Hyppolite a passé une nuit sans dormir, et donc sans rêver car ça fait sept jours qu'il est sans nouvelle de sa femme Cochenille.



Hyppolite considère le parapluie en papier d'un air songeur, sans savoir s'il s'agit d'un bon ou d'un mauvais présage. Deux autres guirs passent non loin de là et le mâle lui adresse des paroles réconfortantes concernant Cochenille. Ils lui indiquent également qu'ils se rendent à la crevasse, car Zachary a dit qu'aujourd'hui les esprits des fumées apparaîtront, leur montreront leur futur. Alors qu'il songe à y aller, il se rend compte qu'il s'était assis sur un œuf de zirbec, qu'il l'a couvé et que celui-ci se fendille. Il essaye d'attraper le zirbec qui en sort, mais celui-ci se jette à l'eau avant. Hyppolite a trébuché sur une branche d'arbre, et il la jette à l'eau. Au loin, il voit passer l'oiseau du destin. Il se retourne et constate que les fumées s'élèvent déjà : il se met à courir pour ne pas être en retard pour les apparitions. Il s'installe et les fumées se mettent à monter prenant des formes à moitié découpées, évoquant des créatures à demi reconnaissables, les branches d'un arbuste très dense, sur lesquelles apparaissent ensuite des feuilles, une nuée de poissons générés par l'explosion de l'arbrisseau, un tourbillon qui se transforme en fleur qui évoque vaguement un crustacé, etc.


S'il a fait connaissance de ce créateur avec ses bandes dessinées en couleurs, le lecteur peut se demander si le plaisir visuel sera bien au rendez-vous avec uniquement des dessins en noir & blanc réalisés à la plume. Il commence par découvrir les 10 dessins en pleine page : des esquisses naïves un peu griffées, présentant des personnages arrondis dans des paysages naturels, des situations compréhensibles mais ne racontant pas une histoire. Il se retrouve en terrain plus familier avec le début de l'histoire : un personnage arrondi, nu mais aux attributs sexuels presque effacés (donc quasiment innocent), lève un rideau sur un paysage nocturne, une plaine vallonnée avec des guirs (ces individus anthropoïdes avec des soies au niveau du menton, pas de cheveux, pas de poils) allongés endormis, et le vent qui souffle. Ils sont donc tous en train d'effectuer le même rêve et le vent l'emporte littéralement avec des fleurs allongées. Le lecteur est vite emporté dans cet ailleurs quasiment dépourvu de constructions humaines ou autre, pas loin d'être un paradis originel dans lequel la nature subvient aux besoins de ses habitants. Il découvre avec plaisir cette plaine vallonnée, ces montagnes en pain de sucre bien arrondies au sommet, cette rivière qui s'écoule tranquillement, cette gorge le long de laquelle Hyppolite et son compagnon de route glisse comme sur un toboggan, une chute d'eau majestueuse, des cavernes spacieuses, etc. La végétation est tout aussi accueillante et agréable : par exemple un énorme nénuphar dont la fleur s'ouvre pour former un lit agréable, des arbres aux formes arrondis offrant une ombre délassante, d'immenses herbes le long du fleuve faisant comme un rideau protégeant les voyageurs sur le nénuphar géant. Ces paysages constituent autant de lieux à habiter ou à traverser, rendus agréables à l'œil par leurs rondeurs, inoffensifs car faciles à appréhender.



Les guirs sont immédiatement sympathiques : avec ces contours arrondis aussi, et des expressions de visage ouvertes, souvent souriante. Il n'y que lorsqu'ils sont manipulés par Lent des Pince qu'il sont moins avenants, et encore : même quand ils ont un comportement agressif leur visage semble exprimer un doute, comme s'ils n'étaient pas convaincus de leurs actions. Il n'y a pas que des guirs : Lorenzo Mattotti crée également d'étranges animaux qui ont quasiment tous le don de la parole, un singe de la pluie avec un visage humain, le zirbec quadrupède allongé avec un poil hérissé et une sorte de bec, Museau Fripé une sorte de loutre avec une queue très touffue, l'oiseau du destin volatile de grande envergure avec des ailes ovales, Lents des Pinces croisement entre une limace et un trilobite, une centaure à la poitrine tombante, des baleines d'air en pleine migration, un escargot géant qui vogue sur l'eau, etc. L'imagination visuelle de l'artiste ne connaît pas de limite et peuple ce monde de créatures à demi familières, aux formes fantasmagoriques. Leur apparence ne les rend pas inquiétantes, à part une ou deux le temps de quelques cases. Lents de Pinces se montre menaçant par ses propos inquiétants et belliqueux. Le personnage qui évoque une méchante reine se montre méchant en mangeant un compagnon de route d'Hyppolite et en lui promettant un sort pire encore.


Le lecteur se rend compte qu'il saisit rapidement la nature de l'intrigue : Hyppolite souhaite savoir ce qu'il est advenu de son épouse, mais pour la rejoindre, il transgresse un interdit sans faire exprès ce qui a pour conséquence l'anéantissement de la moitié de son peuple et il doit accomplir une quête pour s'amender. Pendant ce temps-là, Cochenille, Albine et Zachary ne reste pas inactifs. Certes cette histoire est tout public, mais son ampleur et son mode narratif ne les rendent pas forcément accessibles aux plus jeunes. Dès la page 18, les auteurs mettent en œuvre une association ou un rapprochement d'images pour un effet onirique : un travelling avant se rapprochant de l'œil d'un oiseau majestueux (le tricorne à longue cape) jusqu'à ce que son iris donne l'impression qu'un arbre nu soit planté à sa surface. Un oiseau vient l'y chercher, l'arbre se révèle être la tête d'une créature anthropoïde et le devenir de cette branche/tête finit par ramener le récit à Hyppolite, par association d'événements arbitraires, mais dont la succession présente une cohérence narrative. Dans la séquence des fumées (pages 38 à 50), les guirs et le lecteur assistent à une succession de transformations de formes proches les unes des autres, la trame narrative reposant sur ces rapprochements entre formes fantasmagoriques. À plusieurs reprises, la narration repose entièrement sur ces évolutions visuelles dans des pages dépourvues de mots, laissant le lecteur établir un lien de cause à effet, ou identifier des schémas logiques. Cela produit un glissement visuel de la narration, navigant entre le descriptif, le conceptuel, le métaphorique et l'abstrait. Le lecteur reconnait bien là un effet habituel des bandes dessinées de Mattotti : des cases qui extraites de la page sont un dessin abstrait sans rien de reconnaissable, et qui ne prennent sens qu'en les considérant avec les images précédentes et suivantes, dans la succession de cases.



Le lecteur se laisse donc porter par ces aventures étonnantes, empreintes de naïveté, mais pas exemptes de drames. Il se produit de nombreuses morts, une séparation d'Hyppolite d'avec sa femme et sa fille, des ruptures de tabous culturels et sociaux, des comportements cruels. Il est question de manipulation de foules, de colère arbitraire, d'exil, de descente dans le royaume des morts. Cette dernière péripétie allie un travail de deuil sous un angle léger, avec une représentation naïve du monde des morts, sans aucune dimension religieuse. Le lecteur y retrouve la touche d'onirisme présente dans les 14 pages (p. 37 à 50) de visions des esprits des fumées, celles vues par Hyppolite (pages 124 à 127). Il est épaté par l'inventivité visuelle, par le jeu de développer une forme pour la transformer en autre chose : des traces de sang qui deviennent les rides faites dans l'eau au passage du nid flottant de Cochenille et Albine (p. 218), les troncs d'arbres d'une forêt dense qui deviennent les barreaux de la cage d'Hyppolite (p. 230), et tant d'autres. Pour autant Mattotti met en œuvre une composition de page très régulière sur la trame de quatre cases de la même taille par page, disposées en deux bandes de deux cases. En fonction de la scène, il peut regrouper les 2 cases du haut en 1 seule, ou les 2 du bas en 1, ou les 2 à la fois. Les envolées au fil de l'imagination se déroulent donc dans un cadre rigoureux qui n'obère en rien l'imagination. S'il dispose des références citées dans la dédicace d'ouverture, le lecteur reconnaît effectivement l'inspiration tutélaire de la Finlandaise suédophone Tove Jansson (1914-2001) et de sa création les Moomin / Moumines (1945-1970, une famille de gentils trolls ressemblant à des hippopotames), celle de Moebius (Jean Giraud, 938-2012) pour des mondes extraordinaires, et la liberté de Fred (1931-2013, l'auteur de la série Philémon).



Dans le même temps, ces aventures légères, imaginaires et pleines d'entrain trouvent leurs racines dans un monde très concret. Le lecteur en prend conscience au détour d'un page ou d'une réflexion. Il peut s'en rendre compte en contemplant 4 cases de la largeur de la page (pages 268 & 269) en constatant qu'il vient de voir passer les quatre saisons. Il peut reconnaître des propos beaucoup trop familiers et populistes dans le discours de Lent des Pinces, incitant à la suspicion et à la violence contre un ennemi qu'il pointe du doigt. Il remarque aussi que le récit peut passer de l'absurde ou du surréaliste (compter les gouttes de pluie pour savoir si le futur sera pair ou impair, Zacharie qui interprète des fumées qu'il n'a pas vues), à des petites phrases relevant du bon sens ou d'une prise de recul sur les événements. Quelques exemples de ces dernières. De temps en temps, on se souvient que j'existe. Le voyage va être long, profite du paysage. Quand le monde s'anime il nous suffit de garder l'esprit solide. Ne choisis pas ton chemin, suis-le !


En découvrant cette nouvelle œuvre de Lorenzo Mattotti et Jerry Kramsky, le lecteur se retrouve déconcerté : ce n'est pas une bande dessinée en couleurs, les dessins semblent tout public, mais le format (couverture en carton gris, forte pagination) semble plutôt à destination des adultes. L'histoire met en scène des personnages naïfs, et certaines péripéties arrivent au gré de la fantaisie de l'artiste par association de formes dessinées. Les textes sont concis, formulés dans un langage simple et poétique, mais porteurs de notions adultes. En interview, le dessinateur a expliqué qu'il s'agit d'une œuvre réalisée sur plusieurs années, avec effectivement une inspiration portée pour partie par l'association d'idées entre des formes visuelles proches. Le tout se lit comme un conte, léger, très agréable, nourri par une inventivité sans entrave, ce qui en fait une œuvre très originale et riche, libérée de tout formatage mercantile, une œuvre d'auteurs



3 commentaires:

  1. Encore une chronique d'une œuvre de Mattotti à ton actif ; la cinquième, sauf erreur de ma part. Le considères-tu comme l'un de tes dessinateurs-culte ?

    Lorsque je regarde à nouveau les planches fabuleuses des albums de Mattotti que tu as incrustées dans tes articles, je ne peux m'empêcher de songer à toutes ces créatures fantastiques que tu décris ici (les guirs, le singe de la pluie, le zirbec, l'oiseau du destin, etc.), mais en couleur, forcément. J'aurais voulu comprendre pourquoi ce choix du noir et blanc.

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    1. Oui, c'est un de mes auteurs cultes, plus qu'un dessinateur et un illustrateur, également un auteur puisqu'il réalise une partie de ses scénarios, soit avec le scénariste avec qui il collabore, soit en adaptant un livre.

      Extrait d'une interview disponible sur ActuaBD :

      Au niveau de l’esthétique du récit, vous êtes revenu à vos fondamentaux qui sont le noir et blanc. Pourquoi ce choix ?

      - Lorenzo Mattotti : Parce que ça faisait longtemps que je n’avais plus fait de BD en noir et blanc. Après la fin de Docteur Jekyll & Mister Hyde que j’ai fait avec Kramsky et Le Bruit du givre, que Jorge Zentner m’avait écrit - deux récits dramatiques très éprouvant à réaliser - j’avais envie de revenir à des dessins plus personnels. Depuis quarante ans, j’ai toujours dessiné et créé dans mes cahiers, des mondes et des animaux fantastiques. J’avais donc envie de revenir à une certaine légèreté, à un dessin uniquement réalisé à la plume. Il n’y avait qu’avec Kramsky que je pouvais faire ça. Nous avons commencé comme ça, très simplement. Nous avons imaginé une histoire avec des créatures proches des Moomins, nous avons construit le récit et l’univers petit à petit.

      https://www.actuabd.com/Lorenzo-Mattotti-Avec-Guirlanda-je-voulais-retrouver-la-liberte-de-proposer-des

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    2. D'accord, je comprends mieux.

      Sans transition non plus ☺ : Merci, et joyeux Noël aussi à toi et aux tiens.

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