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lundi 2 juin 2025

Le chemin de Saint-Jean

Une vie comme marcher, courir, devenir une route, un chemin.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, entre évocation du chemin et association libre d’idées. Son édition originale date de 2002. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend quatre-vingt-huit pages de bande dessinée en noir & blanc.


Un chemin ensoleillé dans l’arrière-pays niçois, partant de Villars-sur-Var dans les Alpes-Maritimes. Edmond n’est pas le seul à marcher sur ce chemin. Les chasseurs y viennent en automne, les randonneurs au printemps, le berger souvent. Le berger y vient peut-être plus souvent que lui. Mais son problème principal consiste à faire vivre en belle harmonie des chèvres, des moutons, un chien. Alors que lui Edmond ne m’intéresse qu’à lui et il s’étale ensuite sur du papier. Cette préoccupation constante ressemble un peu à une maladie. Elle ne le place pas au-dessus du berger, des chasseurs, des randonneurs. Elle a fait simplement qu’avec le temps et quelque chose de l’apprentissage, il veut essayer de dessiner le chemin et d’écrire sur lui. Il y a dans le monde des chemins plus beaux, mais c’est de celui-là qu’il veut parler. C’est son chemin. Il ne lui appartient pas, mais c’est un peu lui qui l’a fait. Il dit Son chemin comme on dit Sa mère. Quand il a fait le premier dessin, il était assis sur une pierre avec une sorte de fatigue. C’est souvent comme ça au début d’une promenade. Son chemin fait un cercle, où commence un cercle ? Il peut décider qu’il commence à partir de cette pierre, c’est bien une pierre, c’est ancien. Mais ensuite ? Comment choisir une image plutôt qu’une autre ? Il lui faudrait s’arrêter à chaque pas, faire un dessin, se retourner, en faire un autre. Et puis dessiner ce qu’il voit sur le côté, à droite, à gauche. Et pourquoi à chaque pas ? Pourquoi pas tous les dix centimètres ? Ou tous les un ? Il faudrait aussi refaire le même paysage plusieurs fois. Dans des heures différentes, dans d’autres jours, dans d’autres saisons. Avec le temps il comprendrait ses erreurs, il affinerait son trait. Son style changerait, il viendrait avec d’autres papiers, de la couleur. Tout est trop ou trop peu. Qu’est-ce qu’il doit faire ?



Dessiner simplement la pierre sur laquelle il se trouve ? À elle aussi, il appartient. Il la recopierait sous tous les angles. Ensuite pourquoi pas, il irait chercher une loupe. Mais il deviendrait fou. Et il voudrait avec un microscope peindre jusqu’aux atomes de ce stupide bloc de calcaire qui lui fait mal aux fesses. Vers la fin de l’été avec son frère Piero, ils venaient là avec des sacs de charbonnier. La forêt de pins était dense. C’était avant l’incendie, bien avant, ils étaient encore des petits. La mère voulait des provisions de pignes pour les feux de l’hiver. En français, on dit pommes de pins. Edmond n’a jamais mangé de pignes. Un des deux restait sur le chemin, l’autre allait en amont et provoquait des avalanches de pignes que celui d’en bas essayait de stopper. Ils s’écorchaient les mains, ils détestaient cette corvée. Ils riaient beaucoup.


C’est du Baudoin pur jus… Ce créateur a fait preuve d’une voix aussi personnelle qu’originale dès le début de sa carrière. De prime abord, soit en feuilletant, soit en lisant quelques cartouches de texte, le lecteur se trouve bien en peine de déterminer la nature de l’ouvrage, son thème principal, ou même s’il y a une histoire. Voire il peut s’interroger sur la cohérence de ce qu’il va lire. Le titre s’avère très premier degré : l’auteur raconte ce chemin dit de Saint-Jean qui part du village de Villars-sur-Var. Déjà, la démarche de raconter un chemin le place à part de 99% de la production de bande dessinée, voire littéraire. Ensuite, difficile d’envisager un dessin de couverture plus cryptique. Avec ses coups de pinceau si caractéristiques de son art, il représente un homme assis sur le bord du chemin, certainement lui-même avec une large pierre à la place de la tête, flottant au-dessus des épaules, sans cou. La première planche comprend deux cases : une avec bordure certainement le point de départ du chemin de Saint-Jean, et une autre sans bordure avec le même dessin que la couverture et un arbuste sur la droite. Par la suite, en feuilletant, le regard du lecteur peut être attiré par des éléments aussi disparates que l’esquisse du plan de principe du chemin, de magnifiques représentations du chemin et de la nature en bordure, quelques cases à l’encre proches de l’épure chinoise allant vers l’abstraction, et puis une décomposition des mouvements d’un homme qui danse, une église, une case blanche, des fleurs, etc.



Oui, la promesse contenue dans le titre est tenue : le lecteur parcourt le chemin de Saint-Jean avec Edmond Baudoin. Dans la troisième planche, il découvre ce fac-similé de plan qui montre la boucle que fait le chemin autour du mont sur lequel se trouve la chapelle Saint-Jean. Il voit le point où se situe la pierre qui sert de tête au personnage sur la couverture. Il marche tranquillement, avec la vision du chemin devant lui, les arbres en bordure, le précipice à un moment, la végétation propre à cette région. L’auteur évoque la boucle comme un cercle. Il explique donc son attachement à ce chemin, ainsi que cette notion de cercle. Avec cette capacité extraordinaire, il donne la sensation de balade, chaque dessin correspondant à son regard, à sa façon de voir le monde. Le lecteur se dit qu’il pourrait très bien considérer cette bande dessinée comme un simple recueil de dessins du chemin, les différents endroits, ce qui constituerait déjà un ouvrage extraordinaire, une transcription d’un lieu souvent parcouru, chargé de souvenirs. Il se laisse aller dans sa lecture, chaque dessin commençant par produire un effet d’ensemble, chaque dessin capturant un état d’esprit, un moment particulier, transcrivant des sensations, à la fois dans la continuité des précédents, à la fois unique. Régulièrement le lecteur s’attarde sur l’un ou l’autre, sur un élément particulier : l’équilibre entre les traits noirs et les surfaces blanches, les grands coups de pinceaux, leurs contours charbonneux, les traits plus fins, les surfaces patinées. Il se perd dans une portion, voyant un assemblage tracés hétéroclites, de formes abstraites, une réunion de trucs et de machins sans rapport. Puis il reprend du recul et l’harmonie de l’ensemble lui apparaît comme une évidence.


L’approche picturale de Baudoin exprime son originalité dans chaque trait. Il mystifie le lecteur jusqu’à un état mêlant confusion et exaltation. Finalement, il ne s’agit que de dessin d’après nature, d’un chemin comme il en existe beaucoup d’autres dans la région. Dans le même temps, comment fait-on pour exprimer ses ressentis avec des constructions de traits aussi improbables ? De surcroît, ce voyage s’avère plein de surprises, allant au-delà d’une collection de photographies prises sous l’inspiration du moment. Le lecteur ressent à chaque page que ce chemin a fait l’auteur, comme il l’écrit. Tel endroit lui rappelle son frère Piero (à qui il a consacré un album en 1998) quand il ramassait des pignes, tel autre son père assis au bord d’un petit canal (une construction de page bizarre : le portrait du père assis comme son fils plus tard, encadré par douze représentations différentes de son visage, plus ou moins précises, comme si la mémoire fluctuait), un surplomb au-dessus du ravin qui lui rappelle sa mère dont il tenait la main à cet endroit, les ruines d’une maison qui se dégrade au fil des années, l’église Saint-Jean qui lui évoque la procession dont il ne comprenait pas le sens du chant, etc. L’auteur développe chaque élément au fil de sa balade, pas comme une suite de souvenirs ponctuels, car le lecteur ressent bien qu’ils appartiennent tous à la même personne, qu’ils apparaissent de manière organique à tel ou tel endroit.



Puis en planche quarante, le lecteur tombe sur une case évoquant Michel, ami défunt, avec un dessin fait à partir de l’œuvre picturale : Happé par un oiseau (1980), réalisée par Pootoogook, une femme artiste inuit. Planche quarante-sept, l’auteur raconte que début août 2001, il est de retour au Québec pour une deuxième année à l’université, en tant que professeur (il digresse pour ajouter qu’il n’est pas professeur, comme il n’est pas auteur de bandes dessinées, comme il n’est pas grand-père, comme il n’a jamais été comptable). Puis viennent deux planches totalisant dix-neuf cases, et autant de fleurs différentes. Puis retour à l’évocation de son séjour au Québec. Le même phénomène se produit à nouveau : une association d’éléments hétéroclites reliés par le flux des souvenirs, ou du vagabondage de l’esprit de l’auteur… tout en formant un tout d’une grande cohérence. Au fil du flux de pensée : le vol de forteresses volantes de la seconde guerre mondiale, l’artiste Napache Pootoogook, femme artiste inuit, des paysages du Québec, le rapprochement visuels des traits des coureurs et des traits des balles, un Inuksuk, la considération que le Québec n’a pas d’Histoire mais beaucoup de Géographie, la considération de voir les plus vieilles pierres, une anecdote sur un ami qui lui avait vendu un lot de toiles (ses peintures recouvertes de blanc, redevenues vierges), et pour finir le sort de la pierre sur laquelle il a fait le premier dessin. C’est du Baudoin, et même du Baudoin de haute volée : pas de récit, et pourtant une structure rigoureuse, une longue digression au Québec, et pourtant une thématique filée avec élégance, des considérations d’ordre générale sur la beauté de la nature et la vilenie de l’être humain, des souvenirs éminemment personnels partagés avec une honnêteté émotionnelle totale au point que le lecteur les fait siens.


Une bande dessinée entre carnet de voyage, réminiscences, réflexions existentielles, parsemés des thèmes habituels de l’auteur, de ce créateur sans pareil. Le lecteur se laisse porter par la balade sur le chemin de Saint-Jean, par les souvenirs intimes, éprouve des sensations et des états d’esprit uniques, personnels à partir des moments de vie qui lui sont étrangers, attestant de sa qualité de frère en humanité. Avec cet ouvrage, Edmond Baudoin atteint un nouveau sommet : un récit libre et une narration visuelle libre, affranchis de toute convention, et dans le même temps une œuvre construite et réfléchie, une expérience littéraire de haute volée. Transcendant.



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