Peut-être que tu n’as plus besoin de rêver ?
Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1996. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée, en noir & blanc.
Quelque part dans une ville côtière, peut-être Nice, sur le parking d’un hypermarché, une bande de garçons joue au foot, se donnant à fond. Parmi eux, Mat se distingue par sa précision et son habileté. Il marque un but et les garçons de son équipe l’acclament. Puis la bande décide d’aller à Carrefour, mais Mat décline l’invitation : il a des trucs à faire. Ils se séparent en se disant à demain. De son côté, le petit groupe prend conscience qu’il ne se connaissent pas tant que ça Mat, qu’ils ne savent même pas où il habite, qu’il est toujours seul, et qu’il est vraiment fort au foot. Un sac à la main, Mat sort de la ville il traverse une zone abandonnée, et il descend dans une gorge un peu escarpée. Il arrive devant une toute petite cabane faite de tôles ondulées. Il en ouvre la porte de fortune et il retrouve la buse qui y est enfermée. Il lui parle gentiment : il constate qu’elle a l’air d’aller mieux. Il lui dit qu’il lui a apporté à manger, c’est un pigeon qu’une voiture a écrasé. À son avis, si elle mange bien, dans une semaine elle pourra de nouveau voler. Alors, les plombs du chasseur ne seront qu’un mauvais souvenir. Mais il faut déjà qu’il parte. Il lui dit à demain. Il remonte la pente de la gorge. Il parvient à un point haut, duquel il peut voir la ville et la baie. Il se dirige vers une petite maison située dans une zone défavorisée, un terrain vague. Il y entre et son père, assis sur une chaise, l’accueille agressivement. Il lui reproche de n’arriver que maintenant, alors qu’il lui avait fixé cinq heures. Il l’accuse d’avoir traîné avec ses amis arabes, des voyous. Il l’accuse également de préférer leur compagnie à celle de son père.
Le père de Mat continue ses reproches : lui il a combattu les parents des amis de son fils. Il estime que ce dernier le trahit, comme l’a fait sa mère. Il raconte que pendant la guerre, en Algérie, il a été blessé, handicapé à vie par une balle arabe, peut-être tirée par le père d’un ami de son fils. Il répète que Mat le trahit. Et lui il garde sous son toit un traître qui est son fils et qui ne jamais lui parle. Le père ne se souvient même pas du son de la voix de son fils. Voilà quelle est sa vie. Mat décide de sortir, et de laisser son père à ses récriminations. Il va s’accouder à la rambarde d’un pont au-dessus d’une autoroute, et il contemple les véhicules passer. Il finit par s’éloigner et par gagner le bord du rivage, par monter dans un petit bateau abandonné là, posé sur des cales. Il s’adosse à l’’extérieur sur l’avant de la cabine et il se met à rêvasser. Il imagine qu’il vogue sur l’océan à bord de ce petit bateau à moteur. Il voit les mouettes voler dans le ciel, et une île se profiler à l’horizon. Il laisse son bateau s’échouer sur la plage de sable, et il en descend. Il se tient sur un promontoire à regarder l’océan sans être conscient des Indiens arrivant dans son dos. Ils le capturent, l’emmènent dans leur camp et l’attachent à un poteau de torture, entamant une danse rituelle autour de lui.
Edmond Baudoin a commencé sa carrière d’auteur de bande dessinée en 1981 ; cet album est déjà le vingt-et-unième de sa carrière. Cette œuvre s’inscrit dans ses œuvres de fiction, plutôt que celles autobiographiques, tout en exhalant avec la même intensité la personnalité de son auteur. Dès la couverture, le lecteur retrouve sa personnalité graphique si forte : des traits de pinceaux épais, des formes qui évoquent souvent des esquisses capturant toute la spontanéité du moment, du geste, de l’expression, de la posture, et de temps à autre une case avec des éléments encrés finement. Chaque dessin correspond à la vision personnelle de l’artiste, à ce qu’il ressent du moment, à la perception idiosyncrasique qu’il en éprouve. Il est à un stade de sa carrière où il conserve une mise en page à base de cases rectangulaires, avec des bordures, elles aussi tracées avec un trait épais, au pinceau. Les dimensions de cet ouvrage sont plus petites que le format traditionnel d’une bande dessinée : environ treize centimètres par trente-et-un, au lieu de vingt-deux par trente. Cela induit un nombre de cases également plus petit de trois à cinq par page, parfois uniquement deux ou un dessin en pleine page. Parfois certains éléments se retrouvent trop à l’étroit dans une bordure, et dépasse sur la case inférieure : un ballon de foot qui caracole, un mouvement du pied impétueux, un poisson qui se débat au bout d’un hameçon, une buse qui s’envole… Cela confère également à l’ouvrage une sensation plus intime.
Comme l’annonce le titre, le récit se focalise sur quelques jours de la vie d’un garçon, peut-être tout juste adolescent vivant dans une ville côtière, peut-être Nice, évoquant différents aspects de son quotidien : les parties de foot avec des garçons de son âge, la relation toxique avec son père, la rencontre avec une fille de son âge, les promenades en solitaire. Le lecteur pourrait craindre un récit plombant, chargé de pathos et de dépression : il suit un garçon plein de vie dont le comportement s’est adapté tout naturellement aux circonstances de la vie, par des mécanismes psychologiques inconscients. Comme à son habitude, Baudoin se tient à l’écart de toute approche psychologique ou psychanalytique, il se contente de mettre en scène, de raconter, de vivre avec son personnage. Il laisse le lecteur totalement libre de réagir comme il l’entend à ce qui lui est montré, sa narration étant dépourvue de jugement de valeur. Les autres garçons ne savent rien de la vie de Mat : c’est comme ça. Le lecteur peut en déduire que Mat garde tout pour lui, qu’il a un caractère introverti, qu’il est taiseux, ou même qu’il préfère se tenir à l’écart des autres en dehors de cette activité aux règles établies qu’est le football. Élodie se montre curieuse vis-à-vis de Mat : il s’agit d’une inclination personnelle montrée factuellement, son intérêt étant manifeste par sa volonté de discuter avec le garçon, de savoir de quoi il rêve et d’y participer, et ça s’arrête là sans narrateur omniscient venant apporter des informations, sans accès au flux de pensées de la jeune fille.
Dans le même temps, par sa mise en scène, par son jeu d’acteurs, la narration visuelle rend les personnages très proches. Sous cette apparence esquissée, Mat est vivant et expressif : le plaisir alors qu’il s’adonne entièrement au foot, entièrement convaincu lorsqu’il parle à la buse, sa réserve mutique pour se protéger lorsque son père déblatère des insanités méchantes et blessantes, son comportement romantique alors qu’il rêve d’une aventure qui l’emmène sur une île et qu’il rencontre la princesse de la tribu, sa sollicitude bienveillante quand il s’enquiert du pourquoi des larmes d’Élodie et qu’il s’active pour la rasséréner, ses larmes d’impuissance alors qu’il contemple les voitures circuler sous le pont où il se trouve, son empathie jusqu’à l’identification avec son père lorsque celui-ci pêche. Son admiration pour Élodie quand elle parvient à marcher en équilibre sur le câble tendu, son air dépité alors qu’il ne parvient pas à se lancer dans une nouvelle rêverie sur le bateau échoué, etc. La capacité du dessinateur à faire ainsi ressentir les émotions de son personnage relève de la pratique et une maîtrise de l’art pictural et séquentiel. Le lecteur se sent tout aussi proche d’Élodie et même du père de Mat, ne parvenant pas à le mépriser malgré son comportement méchant.
Le lecteur se retrouve tout autant sous le charme des autres dimensions de la narration visuelle. Il peut constater que l’artiste utilise des dispositifs très classiques en termes de découpage d’une action, de cadrage, de simplification des formes, de plans fixes, ou encore d’absence de représentation du décor en arrière-plan. Toutefois, ces caractéristiques, parfois indicatrices d’une économie de moyens, participent ici d’une cohérence globale de sens. En fonction des moments et des cases, le lecteur peut voir les représentations devenir plus lâches, plus vagues, parfois plus conceptuelles flirtant avec l’abstraction, ou plus naïves (les habits folkloriques de la tribu habitant sur l’île onirique), les visages caricaturaux totalement habités par l’intensité d’une émotion inconsciente, etc. À l’opposé d’un spectacle superficiel, ces modes de représentation relèvent de l’expressionnisme. Baudoin joue également avec des symboles organiques, à commencer par le funambulisme. Mat se concentre sur son équilibre sur ce câble avec une concentration totale, à l’instar de la manière dont il vit pour s’adapter à chaque instant aux circonstances qui lui sont imposées, une image de la traversée de l’adolescence, comme pour Moonshadow (1985-87) de Jean-Marc DeMatteis & Jon Jay Muth.
Le lecteur se prend immédiatement d’amitié pour ce jeune garçon peu favorisé par les circonstances de la vie. Il comprend son besoin de secret, son attachement pour cet oiseau blessé, sa souffrance en présence d’un père toxique que son épouse a quitté, son besoin de rêverie, et la forme de respect que lui apporte le foot. Voilà que l’amitié naissante qu’éprouve une jeune fille pour lui introduit un élément mettant en cause cette routine. Mat compense la souffrance de certains aspects de sa vie par l’évasion, et il semble que cet intérêt peut-être amoureux soit de nature à lui apporter un apaisement. Le lecteur sent ses propres sentiments remuer. Il s’interroge sur ce que la vue des voitures passant sur l’autoroute sous lui apporte au garçon : la certitude que tout passe, tout est fugace et impermanent, le principe que lui aussi pourrait passer et s’éloigner de cet ici, le ressenti qu’il est à l’écart de ce flux en mouvement ? La buse blessée constitue-t-elle une métaphore de ce garçon lui aussi blessé dans son développement normal, par la maltraitance psychologique des abus verbaux de son père ? Le funambulisme sur le câble est-il une métaphore du fait que Mat parvient à conserver son équilibre mental ? Ces interprétations tombent sous le sens, relèvent du sens commun. Le déroulement du récit vient remettre en question cette façon de voir : la buse guérira et partira, le père évoluera et la capacité de rêve et d’équilibre de Mat sera remise en question. Le lecteur voit alors plus dans le funambulisme une sorte de stase, d’adaptation comportementale étouffant et empêchant le développement naturel.
Un petit garçon malheureux sous la coupe d’un père abusif, s’échappant par le foot, les soins apportés à un oiseau blessé et le rêve d’aventure… Une histoire bien balisée et larmoyante ? Rien de tout ça. Une narration visuelle d’une sensibilité et d’une justesse rares qui font ressentir les états émotionnels au lecteur avec gentillesse et prévenance, une histoire où l’absence de rêves est un signe de bon rétablissement. Touchant et étonnamment pragmatique.
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