Une caille qui abandonne ses plumes derrière elle est déjà à moitié rôtie.
Ce tome est le premier d’une série qui en compte six. Il est également le premier d’un cycle en quatre. Son édition originale date de 2017. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario et par José Homs pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-quatre pages de bande dessinée. La couverture porte ce signe en rouge : Shi, le kanji qui signifie Mort en japonais.
À l’époque contemporaine, devant la cour royale de Justice de Londres, une journaliste explique la situation : En effet, Greg, la cour d’appel de Londres vient de rejeter la plainte déposée conjointement par Handicap International et Human Rights Watch. Lionel Barrington, président directeur général de la S.V.P.P.B. ne peut être tenu responsable de la mort, en 2013 de Mustapha Abdullah Ibrahim, sept ans, victime d’une mine antipersonnel, dite intelligente, fabriquée par la société que dirige Sir Barrington. Au sortir du tribunal, Sir Barrington s’est réjoui du fait que la justice ait pu travailler sereinement, n’en déplaise aux gens qui – en ses termes – se servent de la misère de malheureux enfants pour assouvir leur soif de publicité. Il déclare : La S.V.P.P.B. fournit un emploi stable à 40 000 personnes à travers le monde. La balle qui sort de ses ateliers sert aussi à abattre le dangereux preneur d’otages, ne l’oublions jamais. Après tout, le pommier de l’Eden est-il responsable de l’usage qu’Ève fit de la pomme ? Sir Barrington est monté dans sa limousine avec chauffeur qui le reconduit dans sa demeure où l’attendent ses membres de la famille, avec une banderole : Justice ! Sa mère lui demande s’il est soulagé : il répond que c’est provisoire, qu’il faut se faire une raison, ce n’est pas demain la veille que ces hypocrites de pacifistes rendront les armes. Elle le taquine en lui révélant que John Lennon avait composé une chanson contre son père : Lord Warrington. Son fils Terry joue sur la pelouse avec le chien et soudain une explosion se produit : il vient de sauter sur une mine antipersonnel. Alors que tout le monde est sous le choc, son épouse enceinte pose à son tour le pied sur une autre mine.
Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, à Londres, deux femmes, une Européenne et une Asiatique courent sur les toits, accompagnés par une fillette. Elles se retrouvent bientôt bloquées au bord de la toiture. Kita trouve une planche qu’elle positionne pour pouvoir accéder au toit de l’immeuble de l’autre côté de la rue. Mais l’immeuble est cerné par les forces de police. Un policier constate que les fuyardes sont coincées : Lord Kurb ordonne de mettre le feu au taudis, peu importe les gens qui squattent l’immeuble. La narratrice indique qu’elle ne sait pas par où commencer. Tant d’années ont passé… Tant de sang a coulé… Tant de larmes aussi ! Le soleil, dit-on, ne se couche jamais deux fois sur le même chagrin. Avant tout, il faut que son interlocutrice sache une chose : Tout ce qu’on a pu lui dire, tout ce qu’on a pu lui raconter sur sa mère, tout cela est faux. La vérité, somme toute, n’est jamais que la version officielle des faits. Et la version officielle est par nature celle du vainqueur. Elle ne sait par où commencer… Par la fin peut-être ?
Zidrou : un scénariste d’exception aussi à l’aise dans les séries jeunesse comme Tamara avec Christian Darasse (avec comme personnage principal une adolescente en surpoids), ou Boule à Zéro avec Serge Ernst (sur les enfants malades à l’hôpital), ou encore L’élève Ducobu avec Bernard Godisianois (un cancre copieur, série qui a été adaptée au cinéma), que dans les récits pour lecteurs adultes comme Les brûlures avec Laurent Bonneau ou Emma G. Wilford avec Édith Grattery, Natures mortes avec Oriol, L’obsolescence programmée de nos sentiments avec Aimée de Jongh, etc. La présente série appartient à la deuxième catégorie, avec des violences et un peu de nudité. Le récit commence fort avec la mise en cause d’un fabriquant d’armes, en particulier la production de mines antipersonnels par son entreprise, et la mort sous ses yeux de son fils et de sa femme enceinte, ayant marché chacun sur un de ces engins de morts. Les dessins s’avèrent fort riches montrant aussi bien la façade de la cour de justice, les journalistes tendant leur micro à l’industriel relaxé, les membres de la famille dans leurs riches tenues vestimentaires, saluant le retour du chef de famille, la force de l’explosion de l’engin de mort, leurs réactions horrifiées.
Le récit fait alors un retour en arrière, à une année non précisée, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle pour montrer une situation dont les propos de la narratrice induisent qu’il s’agit de la fin, car elle ne sait pas par où commencer. Cette structure peut paraître alambiquée, toutefois la majeure partie de l’album (quarante-six pages) est consacrée à l’histoire en 1851, ce qui forme un tout solide et cohérent. Les deux pages introductives au temps présent, complétées par trois autres à la fin servent à inscrire le récit principal dans une perspective à long terme. La séquence sur les toits indique au lecteur que Jennifer Winterfield et Kitamakura vont s’unir, accompagnées par Pickles, l’incitant ainsi à focaliser son attention sur elles. Tout commence donc dans le cœur du sujet avec la visite du site de la première Exposition universelle, après son ouverture. Le colonel Octavius Winterfield bénéficie d’une visite guidée, commentée par Henry Cole (1808-1882), fonctionnaire britannique, un des principaux responsables de l'Exposition universelle de Londres. Comme dans un récit d’aventures classique et tout public, la jeune femme Jennifer Winterfield, fille du colonel, s’indigne du sort d’une jeune Japonaise tenant son bébé dans les bras, et posant pour un tableau exotique de son pays. Puis elle va se lancer dans une mission de sauvetage de cette jeune femme qui a été internée, à nouveau dans la plus pure tradition des aventures.
L’œil du lecteur a pu également être attiré par la superbe couvertures, à la fois pour sa mise en couleurs, à la fois pour cette course-poursuite spectaculaire. En effet, l’artiste fait un usage sophistiqué des palettes de couleurs : tout d’abord teintée de vert pour le temps présent, puis un marron sombre pour la fuite par les toits, et diversifiée pour le temps présent du récit, avec un léger adoucissement pastel, pour marquer le passé, et des variations sensibles d’ambiance lumineuse en fonction de l’environnement dans lequel se déroule la scène. L’illustration de couverture met en mouvement la voiture à cheval et la fuite des deux jeunes femmes, grâce à son angle incliné, sa composition suivant la diagonale partant du haut à gauche vers le bas à droite, le titre bien dégagé sur le ciel, la chevelure au vent de Kita qui est en train de perdre une de ses getas, l’effort musculaire puissant des chevaux, la position instable du policer prêt à bondir, etc. Le lecteur va retrouver plusieurs prises de vue mémorables au cours de ces planches : une vue de dessus incliné pour montrer les fuyardes sur le toit, et les policiers en contrebas dans la rue, la vue magnifique de l’intérieur du Crystal Palace avec sa superbe verrière, la séquence tout en lumière rouge, alors que Jennifer développe ses photographies, les femmes internées vénérant Kita dans l’asile, une illustration en double page avec des inserts de la course-poursuite en fiacre, la grande pièce du lupanar, la découverte de l’œuvre d’art sur le dos de Kita, etc.
Tout du long, le lecteur absorbe inconsciemment le degré de coordination entre le scénariste et le dessinateur. Ce dernier réalise des dessins avec un haut degré de détails descriptifs, que ce soient les tenues vestimentaires, les décors. Il met en œuvre une direction d’acteurs naturaliste très parlante, avec quelques postures ou expressions appuyées de temps à autre, dans lesquelles le lecteur perçoit bien le comportement d’adultes, avec des différences suivant leur âge, entre la maîtrise très militaire du colonel ou les attitudes plus naturelles de son fils William. Le lecteur se prend à sourire ou à retenir son souffle à plusieurs reprises au vu d’une situation, d’une case mémorable, aussi bien le colonel baissant le pantalon de son fils sur les chevilles pour qu’il s’occupe de la prostituée lui tendant son postérieur, en déclarant : Sabre au clair, soldat !, ou dans un registre très différent l’ouvrier contemplant sa chope de bière posée devant lui avec un air lugubre de celui qui doit rentrer chez lui et retrouver les reproches de sa matrone. Il devient apparent que le scénariste a pensé son récit en termes visuels, et que le dessinateur s’en est trouvé inspiré et s’y est pleinement investi.
Le lecteur plonge dans un récit à forte connotation historique. Le scénariste met en scène Henry Cole, il mentionne Joseph Paxton (1801-1865) architecte et jardinier paysagiste concepteur du Crystal Palace, et il situe son récit à l’occasion de l'Exposition universelle de 1851 à Londres. Il fait usage de conventions de récit d’aventures, et très vite, le lecteur constate qu’il s’agit d’un récit adulte. D’un côté, Jennifer n’hésite pas à impliquer son oncle médecin pour aller délivrer Kita ; de l’autre côté, sa motivation s’impose à elle à la suite d’un événement qui l’a visiblement traumatisée : un avortement. Il est également question de sa vie sexuelle, regardée avec indignité par son père, car inenvisageable au regard de leur condition sociale, et aussi dans la société de cette époque. Il apparaît rapidement que la liberté d’action dont elle jouit (possibilité de s’adonner à la peinture, puis à la chimie, et enfin aux daguerréotypes) va se heurter au principe de réalité, à savoir se marier, s’occuper d’un foyer et fonder une famille. Le sort de Kita s’avère encore pire : en tant qu’étrangère, des hommes décident de la faire travailler dans une maison close, où elle se trouve à la merci des perversions des clients. En filigrane, l‘Empire britannique a établi sa domination coloniale et la maintient par la force. Cette dimension trouve son écho dans l’industrie des armes à l’époque contemporaine, en particulier des mines antipersonnels (APL, anti-personnel landmine) évoquant la Campagne internationale pour l'interdiction des mines antipersonnel, fondée par Handicap International, Human Rights Watch, Medico International, Mines Advisory Group, Physicians for Human Rights et Vietnam Veterans of America.
Une sublime couverture, et un titre énigmatique : il n’en faut pas plus pour éveiller l’intérêt du lecteur. Un récit d’aventures se déroulant en 1851, à l’occasion de la première Exposition universelle, se tenant à Londres. Une narration visuelle d’une grande richesse descriptive, pour une reconstitution historique impressionnante, et des pages très vivantes, souvent mémorables et spectaculaires, des personnages attachants, et adultes. Au fur et à mesure, le lecteur mesure le caractère adulte du récit, des comportements, des enjeux, avec toujours l’humanisme de Zidrou. Révoltant.
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