Ma liste de blogs

mardi 12 septembre 2023

Champignac T03 Quelques atomes de carbone

Un jour, tout prend son sens, Pacôme.


Ce tome fait suite à Champignac - Tome 2 - Le patient A (2021) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu, mais le présent tome présente plus de saveur si le lecteur a commencé avec le tome 1. Sa parution initiale date de 2023. Il a été réalisé par David Etien pour les dessins, écrit par BéKa, le duo composé de Bertrand Escaich & Caroline Roque, et une mise en couleurs d’Etien avec l’assistance Clémentine Guivarc’h. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.


Bletchley, à l’été 1941, Pacôme de Champignac et Blair MacKenzie, assis sur la pelouse au bord de la mare, sont en train de papoter. Elle souffle dans une pipe à bulles. Il ne comprend pas car ils ont toujours pris leurs précautions, compté les jours. Réfléchissant, elle dit : apparemment, il y a encore des choses qui échappent aux mathématiques. Répondant à une question de Pacôme, elle indique qu’elle ne souhaite pas le garder. Pour la première fois de sa vie, elle sent qu’elle a un rôle à jouer, une mission à accomplir. Elle ignore s’ils rendront ce monde meilleur en gagnant cette guerre, mais ils auront empêché qu’il ne devienne pire. Rien ne doit la détourner de cet objectif, il est sa raison d’être. Il ajoute qu’il ressent la même chose. Elle continue : ce n’est pas tout, elle veut être libre de choisir quand et comment elle aura un enfant. Elle veut être libre d’elle, de sa vie. L’époque qu’il traversent lui permet d’exister, mais pas de faire ce choix au grand jour. Les femmes doivent encore cacher leur féminité et leurs désirs. Elles ne maîtrisent pas leur corps, leur fécondité, dans ce monde dominé par le masculin, sclérosant et jugeant. Elle conclut qu’un jour tout prend son sens, Pacôme.



Pacôme de Chamignac décide de venir en aide à sa bien-aimée en se mettant au travail. Il fait part du fruit de ses recherches à ses collègues et amis Black, Bruynseelekee et Schwartz : tout ce qu’il a pu trouver en guise de manuel d’anatomie féminie, c’est un vieux livre du XIXe siècle. Apparemment, seul l’homme est jugé digne d’intérêt pour la science. Schwartz renchérit : il ne se souvient pas du moindre cours sur l’anatomie féminine. Quant aux travaux pratiques, inutile d’en parler. Black s’écrie très surpris : personne n’a pris la peine d’étudier la femme en détail ? Discrètement, Pacôme leur confie que Blair lui a appris beaucoup de choses, il leur en fera part à l’occasion. Le biologiste conclut que pratiquer un avortement est au-delà de leurs compétences collectives, qu’ils ne peuvent pas faire courir un tel risque à Blair. Pacôme leur dit qu’il le faudra bien pourtant car le simple fait d’en parler à qui que ce soit leur vaudrait la prison. Le biologiste est leur seul espoir. Pendant cette conversation, Blair MacKenzie est restée à l’écart, dans ses pensées, en train d’écrire un mot. Elle quitte la pièce. Pacôme finit par remarquer son départ et lit le mot qu’elle a laissé, dans lequel elle leur dit que ce n’est pas eux de l’aider, et qu’elle doit se débrouiller seule. PS : Et ce n’est pas négociable.


Dans le premier tome, Blair et Pacôme participaient au décodage de la machine de cryptage Enigma, dans le second à lutter contre l’idéologie nazie envisagée comme une sorte de virus. Il faut un peu plus de pages pour découvrir quelle invention scientifique se trouve au cœur de la dynamique du récit, ou du moins pour qu’elle soit rendue explicite. En effet, dès la deuxième planche, les auteurs placent un discours ouvertement féministe dans la bouche de Blair MacKenzie, y compris sur l’expression de son désir sexuel. La troisième planche met en avant la réalité d’absence d’étude spécifique sur l’anatomie féminine, et l’enjeu pour Blair est ainsi manifeste et explicite. L’arrivée de Margaret Sanger (1879-1966) au manoir de Champignac dix ans plus tard lève les derniers doutes sur l’avancée scientifique dont il va être question. Comme dans les tomes précédents, les auteurs prennent le temps d’exposer le fonctionnement de réalisation humaine, dans une optique de vulgarisation, de la page 15 à la page 19, le lecteur appréciant la manière dont ils parviennent à relever ce défi pédagogique car cela exige un réel bagage scientifique pour maîtriser ce processus et l’expliquer. Au cours du récit, les héros rencontrent d’autres personnages historiques, après Margaret Sanger (fondatrice du planning familial américain et militante des méthodes de contrôle des naissances) : Gregory Pincus (1903-1967), médecin et biologiste américain, co-inventeur de la pilule contraceptive, ainsi que l’évocation à deux reprises du sénateur Joseph McCarthy (1908-1957) d’abord dans une manchette de journal, puis dans un rêve. Le lecteur se rend compte que les interventions de Pacôme sur sa découverte se nourrissent de celle que Pingus fera quelques années plus tard. Il sourit en plongeant dans le rêve psychédélique après consommation de psilocybes, dans une hallucination inspirée d’Alice au pays des merveilles (version Disney, 1951) et en croisant Marylin Monroe le temps d’une case.



Comme dans les deux premiers tomes, l’empathie pour les deux personnages principaux l’emporte sur la reconstitution historique et sur l’intrigue. Le lecteur s’intéresse au principe de la contraception fort bien expliqué. Il voit littéralement une autre époque s’animer sous ses yeux : les tenues vestimentaires des personnages, les véhicules, les ustensiles et les outils, un panneau publicitaire, un avion à hélice, un train, deux numéros du magazine Le Moustique (magazine hebdomadaire belge de langue française). Il reconnaît la structure utilisée par les coscénaristes, similaire à celle des deux premiers tomes, avec une première partie plus dans le mystère et l’enquête, et une seconde plus dans l’action. Le lecteur se sent invité à chaque séquence, avec une place de choix : voir Blair et Pacôme discuter de manière détendue, voir les quatre scientifiques réfléchir à l’avortement comme une question technique, être confronté à la détresse de Pacôme laissé seul par Blair pendant deux pages sans paroles, observer l’attention de Margaret Sanger écoutant Pacôme, suivre les différentes phases de la course-poursuite de dix-neuf pages (de 30 à 48), deux autres pages silencieuses suivant Champignac se rendre sur une tombe pour s’y recueillir, voir une jeune demoiselle faire des bulles avec une pipe, voir les lapins baguenauder dans le manoir des Champignac. Il ressent l’état d’esprit émotionnel de chaque personnage.


Dès la première page, le lecteur succombe au charme naturel de Blair MacKenzie (s’il ne l’avait pas déjà fait dans les tomes précédents) : sa posture détendue, ses grands yeux, sa détermination tranquille, son amour sincère pour Pacôme, apparents dans ses gestes, dans son regard. Comme Pacôme, il éprouve un sentiment d’incrédulité à l’existence de cette femme consciente des limites de la condition féminine à cette époque sans être aigrie ou revancharde, encore plus à l’idée qu’elle s’intéresse à lui (Pacôme, pas le lecteur malheureusement). Il se trouve rasséréné par la sollicitude bienveillante des trois autres scientifiques pour leur ami Pacôme, et pour sa compagne. Il voit l’attention de Margaret Sanger pour son le discours de son hôte, tout en s’amusant de l’agacement de Nicolette envers les lapins qui se baladent dans les couloirs et les escaliers, et il sourit en comprenant la raison de leur présence. Il ressent un petit pincement au cœur en voyant la connivence qui se développe entre Margaret et Pacôme, et le naturel avec lequel celle-ci prend des initiatives, en particulier pour semer leurs poursuivants, et bien entendu pour conduire une automobile. Contre toute attente, il compatît avec Nicolette, malgré les conséquences désastreuses de son initiative.



Sincèrement attaché aux personnages, le lecteur ressent une forte empathie pour chacun d’eux : la conscience et l’acceptation de Blair de devoir lutter contre le système social pour jouir de plus de liberté, l’admiration de Pacôme pour cette femme formidable, la progression de l’enthousiasme de Margaret qui comprend petit à petit que l’invention du comte de Champignac répond entièrement à ses espérances. Il se retrouve plus touché qu’il ne le pensait possible par les marques laissées par le passage du temps entre l’année de début du récit, 1941, et l’année de la deuxième partie, 1951. Il ressent qu’il est partie prenante dans l’objectif des deux personnages principaux, d’autant plus qu’en tant que lecteur contemporain, il trouve normal, et même un dû, la mise à disposition de cette invention et son usage courant. Il est sensible à la manière dont les auteurs savent doser leurs ingrédients, en particulier ceux politiquement incorrects, et ceux historiques. Impossible de ne pas sourire à l‘incapacité de Margaret de résister à tester le paradis artificiel rendu accessible par les psilocybes. Surpris par l’ironie de la conséquence positive du maccarthysme. Profondément ému par la dernière page : une fillette souffle dans une pipe à bulles, en écho de Blair se livrant à la même distraction dans la première page. Il prend la décision de suivre la recommandation des auteurs et d’aller ouvrir l’album Spirou et Fantasio, tome 19 : Panade à Champignac (1969), par André Franquin (1924-1997), page seize, case cinq.


Une superbe couverture pour une histoire poignante. Les auteurs reprennent le schéma narratif des deux premiers tomes : Blair MacKenzie et Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac se retrouvent à participer à la conception d’une invention majeure du vingtième siècle, avec une course-poursuite d’ampleur à la clé. Le lecteur se régale de la narration visuelle, de sa sensibilité, de sa richesse, très attaché aux personnages, sensible à leurs émotions, à leur caractère et les motivations qui en découlent, tout autant qu’il se prend d’intérêt pour le thème de la condition féminine à l’époque, prolongeant sa lecture avec un article sur la mise à disposition du grand public, de cette invention.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire