Une bonne vieille pendaison avec un barbecue au programme ?
Ce tome fait suite à Marshal Bass T08: La Mort misérable et solitaire de Mindy Maguire (2022) qu’il faut avoir lu avant. Sa première publication date de 2023. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Nikola Vitković pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.
Janvier 1878, une ferme au milieu de nulle part. Deux hommes accueillent Doc Moon, la docteure, la femme restant en arrière avec quatre enfants dans ses jupes et un cinquième dans les bras. Ils s’assurent que c’est bien celle qu’ils attendaient, ce qu’elle confirme en indiquant que les Watterson là-bas lui ont dit qu’ils avaient besoin d’elle. C’est pour leur père qui alité sur une couche de paille dans l’étable. Elle ne peut rien faire pour lui. Ils la détrompent : ils souhaitent qu’elle fasse quelque chose pour eux. Leur père met un temps infini pour mourir : voilà deux ans qu’il est allongé ici, et ils ont besoin du lit et de nourriture pour les petits. Elle entre dans l’étable et leur demande de la laisser seule. Elle s’adresse au vieillard impotent : elle n’est pas vraiment une docteure. Elle lui demande de ne pas avoir peur : il est temps de s’en aller, il est temps de rejoindre ceux qui l’aimaient, tout en plaçant une main sur sa bouche pour l’étouffer. Il rend son dernier soupir, et elle verse une vraie larme. Son acte accompli, elle ressort, reçoit une bouteille de whisky et un peu de bacon comme paiement et s’en va, vers la ferme des Abott qui souhaitent son passage. Elle se répète pour elle-même : Des tombes… Des tombes… Des tombes avides… Les êtres humains construisent des maisons et des cathédrales. Ils construisent l’espoir mais au final, seules leurs tombes leurs survivent.
Quelque part dans l’ouest du Texas, dans une région désertique, à cheval, le marshal Bass arrive devant une petite maison isolée. Il descend de cheval et hèle l’habitant : pappy Segar. Ce dernier se met à lui tirer dessus avec son fusil, une balle à la fois, le ratant à chaque fois, de peu ou de beaucoup. Le chien du fusil finit par casser blessant son bon œil. Bass n’a pas cessé d’avancer vers la bicoque : il ouvre la porte et flanque un grand coup de pied dans la main droite de Segar, faisant sauter le revolver qu’il venait de saisir. Pappy tient des propos racistes, pendant que Bass le neutralise. Doc Moon est parvenue à la ferme des Abott et elle salue la fermière qui est en train de donner le sein à sa petite dernière, avec quatre autres enfants autour d’elle. Elle l’emmène dans la grange et lui demande ce que la Doc peut faire pour sa petite fille de deux ans. Moon lui propose : l’emmener dans les bois et l’y laisser pour qu’un animal la trouve et l’élève comme un des siens ?
Au cas où le lecteur l’aurait oublié, la première séquence lui rappelle sans concession qu’il lit un western noir : Doc Moon, une femme solitaire à la forte carrure, appelée pour abréger les souffrances de malades sans espoir. Pour être bien sûr qu’il ne s’y trompe pas, ils continuent avec un quinquagénaire tirant sur un afro-américain plus contre sa couleur de peau, que pour l’autorité qu’il représente. L’humanité est toujours aussi vile, méprisable, dégoûtante, sordide, méprisable et repoussante, et parfois un peu touchante dans l’adversité de sa misère. Bien sûr, la condition d’afro-américain du personnage principal fait s’exprimer tout le racisme des personnes qu’il rencontre ou avec qui il fait un bout de chemin. Mais de temps à autre, certains voient d’abord en lui un marshal, et parfois même un autre être humain. Apparue pour la première fois dans le traumatisant Marshal Bass T03: Son nom est Personne (2018), Doc Moon ressort comme une femme singulière. Elle reprend son antienne sur les tombes, à perte de vue, qui recouvrent chaque parcelle de terre, exprimée dans le tome trois, tombes qui survivent aux êtres humains ici. Une docteure d’un genre particulier puisque ses interventions consistent surtout à abréger les souffrances par une forme d’euthanasie d’office, soit demandée par des proches, soit faute de pouvoir sauver un individu dont l’état de santé est déjà trop dégradé. De son côté, le marshal passe d’un combat à l’autre. D’abord comme cible offerte aux tirs peu précis d’un bandit assassin et raciste pendant quatre pages, puis pris comme cible par une douzaine de bandits étant la plupart des fils de pappy Segar pendant six pages, puis par une vingtaine de bandits de grand chemin pendant quatre pages, puis par un tueur de shérif pendant une bagarre à main nue de quatre pages. La vie n’est qu’une succession de combats, souvent contre autrui.
Les dessins présentent l’âpreté voulue pour une telle tonalité du récit. La première case occupe la largeur de la page avec Doc Moon de dos s’avançant vers la pauvre ferme. Le niveau de description impressionne : les petits bouts bois pour servir de clôture de fortune aux parcelles cultivées, les pierres du puits et la potence avec le sceau, l’abri de fortune pour les toilettes, la soupente pour la soue à cochon, les flaques de boue, la maison à un seul niveau et son toit lesté de pierre, la cheminée fumante. Décor auquel il convient d’ajouter les petites silhouettes des quatre enfants, de la mère, des deux hommes en train d’attendre, et au premier plan Doc Moon avec son long manteau et tout son bardas, sac à dos, gamelle et gourde attachées sur les côtés, couverture sur le dessus, sans oublier les lanières de cuir pour faire tenir le tout. De page en page, le lecteur savoure les détails pratiques : le pot de chambre à côté de la couche de paille, le modèle du fusil utilisé par pappy Segar, le puits avec sa pompe dans la ferme des Abott, le tapis de selle de la mule de Segar, l’essence des arbres présents le long du cours d’eau, l’arche avec une cloche à l’entrée de l’hacienda, le poulailler, les fontes des différents cavaliers, etc.
Le lecteur prend tout autant le temps de savourer la tenue vestimentaire de chaque personnage : les vêtements simples et fonctionnels des fermiers et de leurs enfants, le beau manteau long et les belles bottes de River Bass, sans oublier son chapeau melon toujours troué (voir le tome 1), les tenues dépareillées de pistoleros des fils Segar, la tenue un peu plus étudiée des deux Texas rangers Gabriel (surnommé le fantôme) et Dexter Miller, les belles robes des femmes de la ferme où séjournent les rangers et Bass, et les accessoires vaguement indiens pour donner le change du gang de brigands. Il contemple les paysages naturels : les grands espaces ouverts où se trouvent les deux premières fermes, avec une terre aride et peu prometteuse. Puis viennent les formations rocheuses typiques des déserts de ces états du sud : la première sous des nuages effilés. Les suivantes le long de la rivière. Vient enfin celle de la dernière séquence, en page trente-six où campe la bande de brigands se faisant passer pour des Comanches. S’il n’y a pas prêté attention auparavant, le lecteur se dit qu’il a retrouvé les sensations qu’il associe à cette série, en particulier les textures et cette impression de volume. Il retourne à la page de titre et il en a la confirmation : après un album d’absence, Nikola Vitković, le coloriste attitré, est de retour. Et ça se voit : la terre, la roche, le ciel, les nuages, tout semble plus consistant, tout déclenche une impression plus tactile.
Tout du long de cet album, les séquences mémorables se succèdent, les auteurs sachant jouer des conventions de genre du western, tirant un peu sur la corde pour susciter un petit plus de suspension d’incrédulité consentie de la part du lecteur, pour donner plus de goût. Les scènes d’affrontement physiques s’inscrivent de manière indélébile : River Bass confiant dans le manque de précision des tirs de pappy Segar, Bass à terre se protégeant tant bien que mal derrière la carcasse de son cheval pour se défendre contre une douzaine de cavaliers (séquence rendue plausible par l’art de la narraton visuelle, par une mise en scène au cordeau), Bass infiltrant le campement des brigands endormis en commençant par égorger la sentinelle. Le dernier combat, d’homme à homme, s’avère tout aussi brutal, avec Bass entièrement nu. À chaque fois, la prise de vue met en évidence la maladresse des uns et des autres, le manque d’expérience, l’absence de planification et de coordination, et l’avantage que ça procure au combattant aguerri, autant de touches participant à montrer une facette de la personnalité des personnages.
Captivé par l’intrigue, le lecteur en oublie presque de se demander où se trouve le reste de la famille Bass, Bathsheba et ses enfants. Il apparaît que le marshal est en mission pour le colonel Terrence B. Helena, ou simplement pour arrêter un individu avec une bonne prime pour sa capture. Outre les chevauchées et les fusillades, l’histoire happe le lecteur par le comportement des deux principaux personnages, plutôt taiseux, leur obstination à vivre alors que la réalité leur prouve encore et encore la vilenie de la race humaine, l’injustice arbitraire de la loi du plus fort, l’absence de tout principe, fût-il divin, aidant la vie. Gabriel incarne ce questionnement, en se demandant ce qu’il doit faire pour que Dieu le remarque… Et rien ne vient quelles que soient ses actions. River Bass porte en lui la conviction d’être un homme de bien en étant le bras armé de la justice des hommes et il se heurte de plein fouet à la limite de sa tolérance, de sa capacité à donner une seconde chance, à accepter les ouvriers de la onzième heure, à avoir la foi en la possibilité de la rédemption. En face de lui, des individus ont viré leur cuti, espérant de toute leur âme que faire œuvre de bonté les transformera en hommes bons, plaçant leurs espoirs dans le fait que la pratique ou l’existence peut précéder l’essence. Contre toute attente, Doc Moon concrétise cette étincelle d’optimisme en versant son sang pour Hope, fillette de deux ans, en lui donnant de son sang, de sa vie.
Après avoir retrouvé sa famille dans le tome sept, fait preuve de compassion dans le tome huit, River Bass voit ses convictions, les valeurs qui donnent sens à sa vie, une nouvelle fois mises à mal, percutées de front par une réalité incompatible avec elles. La formidable narration visuelle fait exister les personnages et les lieux, les rendant organiques au lecteur, donnant corps aux drames. Un western plein de bruit et de fureur, ainsi que de convictions, de tourments et d’une imprévisible lueur d’espoir.
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