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mercredi 12 mars 2025

Le cas David Zimmerman

Que peut-on deviner de quelqu’un par la seule observation de son appartement ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Lucas Harari pour le scénario, les dessins et les couleurs, coécrit avec Arthur Harari, et une aide à la couleur de Roman Gigou. Il comprend trois cent cinquante pages de bande dessinée. Lucas Harari est également l’auteur de L’Aimant (2017) et La dernière rose de l’été (2020).


Une photographie prise depuis une chambre à l’étage du pavillon : le père avec son fils d’une demi-douzaine d’années dans les bras en contrebas dans le jardin. Ce cadre est accroché au mur, à côté d’un meuble à rayonnage rempli de livres. Celui-ci est situé dans un angle, avec une fenêtre de part et d’autre. Sur le manteau de cheminée se trouvent une menora, un Rubik’s cube, une balle de baseball et deux autres bibelots. Sur la table de travail, un appareil photographique avec quelques bandes de négatifs. De la vaisselle sale dans l’évier, une platine de disques, un ordinateur avec, à côté, une assiette contenant un maigre relief de repas et une fourchette. David Zimmerman vient de finir de prendre sa douche, il essuie la buée sur le miroir, et se regarde, l’œil terne. Ici vit David Zimmerman, trente-quatre ans, photographe. Soudain, il sursaute, une grande silhouette habillée est apparue dans le miroir. C’est Harry Faugier, son meilleur mai, trente-six ans, peintre, qui a pris grand plaisir à lui faire peur. David le rabroue trouvant la blague de mauvais goût. Harry prend la bouteille de vodka dans le frigo et se sert un verre, en lui souhaitant : Lehaïm ! Il demande à son ami de se presser, ils vont être à la bourre. En attendant, il regarde les négatifs : le visage d’une jeune femme. Il demande à David si la jeune femme savait qu’il la prenait en photo. Puis il le complimente de manière ironique sur ses nouvelles chaussures. Ils sortent.



David et Harry se rendent à une soirée du nouvel an. Ils passent devant un sans domicile fixe assis par terre, et David lui donne une pièce. Ils remontent une avenue dans un quartier asiatique, jusqu’au métro. Pendant le trajet, ils papotent de tout et de rien : le progrès technique déprimant, la bouteille à acheter, le fait que David devrait porter des cravates. Ils arrivent au pied de l’immeuble et se rendent compte qu’ils n’ont pas le code. David appelle Alice pur qu’elle le lui donne. Ils montent au dernier étage pour accéder à un loft qui sert d’atelier au père d’Alexandre. Une fois à l’intérieur de la pièce aux grandes dimensions, bondée d’invités, ils croisent Judicaëlle que Harry salue, pendant que David va voir plus loin. Il retrouve Alice qu’il salue, et il lui fait remarquer qu’elle s’est coupé les cheveux. Harry les rejoint et il emprunte le portable de David pour passer une commande. Alice a apporté le cadeau de Noël de David, offert par la mère de celle-ci qui ne sait pas encore qu’ils se sont séparés. Un peu plus tard, Harry a été livré et il propose un cachet à l’un et l’autre, qui l’avalent.


Un épais volume, une lecture facile grâce à des dessins propres sur eux, de nature réaliste et descriptive, un peu simplifiés, avec des nuances plus sombres pour figurer l’ombre portée sur quelques surfaces. Le lecteur se rend compte qu’il tourne les pages assez rapidement, ne prenant pas forcément le temps de regarder chaque élément visuel, emporté par la compréhension immédiate de chaque case, par le flux régulier et doux de la narration. Il ne s’attarde pas trop sur la question qui ouvre le récit : Que peut-on deviner de quelqu’un par la seule observation de son appartement ? Dans le même temps, il voit bien que les deux premières planches montrent l’appartement de David, et il se demande si les auteurs mettent en doute ses capacités intellectuelles : oui, bon, d’accord, il faut qu’il regarde chaque endroit de l’appartement pour se faire une idée de qui est David Zimmerman. D’accord, il faut qu’il prête attention au visage sur le négatif. D’accord, le modèle de la nouvelle paire de chaussures de David doit être important. Visiblement les auteurs sont adeptes du principe dramaturgique de loi de conservation des détails, aussi appelée fusil de Tchekhov. Le lecteur doit faire une note mentale de chaque détail sortant de l’ordinaire sur lequel les auteurs attirent son attention, parce qu’il sera amené à jouer un rôle dans une scène ultérieure. Ça ne rate pas : David sera reconnu dans une scène d’émeute grâce à ses chaussures, l’emprunt de son téléphone par Harry va amener une visite de cet ami, etc.



Bon, d’accord, le lecteur fait attention à ces détails mis en avant par les auteurs, mais quand même il aurait pu le faire tout seul sans qu’ils soient ainsi pointés du doigt, comme s’il allait passer à côté… Sauf que le lecteur vient de se faire manipuler en beauté, ou en tout cas les auteurs se révèlent être d’élégants prestidigitateurs maîtrisant l’art de la diversion et de l’indice secret affiché au premier plan. D’un côté, le lecteur se fait des films dans sa tête avec un élément dont il suppute qu’il va jouer un rôle primordial par la suite, alors qu’il n’en sera rien. Ou bien il passe à côté d’un autre objet qu’il écarte comme purement décoratif, parce que trop éloigné de l’intrigue ou des situations précédentes. Alors, oui, la bouteille de vodka revient par la suite, toutefois la nature de l’alcool ne revêt pas d’importance particulière. Bon d’accord, le patronyme du personnage principal le qualifie comme juif, ce qui lui vaut d’être embauché pour réaliser les photographies d’un mariage de cette confession, une sorte de service rendu pour un autre. Et puis le lecteur oublie cette caractéristique… Du coup, il se dit que le discours de Gaby, la mère de David, plus de cent-cinquante pages plus loin, sort de nulle part. et il se souvient alors de la menora présente dans la première planche, au centre d’une case. Il s’installe ainsi une dimension ludique, le lecteur ayant conscience que les auteurs jouent avec lui, en lui faisant comprendre qu’ils jouent avec lui.


Quoi qu’il en soit, le plaisir de lecture est présent dès le début, avec cette promesse vite concrétisée d’une situation extraordinaire, riche de possibilité : David Zimmerman se réveille chez lui le premier janvier dans le corps d’une femme qu’il ne connaît pas, et sans souvenir de ce qu’il lui est arrivé. Le récit s’inscrit ainsi dans une forme de merveilleux fantastique, de conte. Le ton de la narration reste dans une forme de plausibilité concrète : pas d’humour graveleux sur la situation, mais un personnage principal désemparé, ne sachant pas comment réagir, se rendant compte qu’il lui sera impossible d’être cru par qui que ce soit. Le lecteur comprend qu’il va lui falloir un moment pour que David admette la situation. Il sent une forme d’impatience liée à l’anticipation, le désir de savoir ce qui va se passer, ce qui l’incite à conserver un rythme de lecture soutenu. Il lui faut un peu de temps pour se rendre compte que cela crée une forme de dissonance en lui : les dessins continuent de conserver une densité appréciable d’informations visuelles dans chaque case. Au point qu’arrive un moment où il se dit qu’il devrait consacrer plus de temps à la lecture des images, ralentir son rythme. Chaque action s’inscrit dans un environnement bien spécifique. Déjà, les auteurs lui avaient dit explicitement de prêter attention à l’aménagement de l’appartement, dès la première planche.



Ensuite, David Zimmerman habite à Paris : il est possible d’identifier certains quartiers comme le quartier asiatique, la rame de métro typiquement parisienne sur une ligne automatisée, les toitures en zinc, l’avenue de France, le boulevard Vincent Auriol au niveau de la station quai de la Gare, la rue de Belleville, le parc des Buttes-Chaumont, la gare de l’Est, la place de la Bastille et la colonne de Juillet avec le génie de la Liberté à son sommet, etc. Le lecteur peut également relever quelques inscriptions sur les murs comme Free Gaza, ou Plus jamais silencieuse. Il se rend compte que les environnements dans lesquels évoluent les personnages ont une incidence sur leur mode de vie, sur leurs activités, sur leurs déplacements. Cela devient patent quand David sort de Paris pour se rendre en proche ou moyenne banlieue, l’ambiance devient alors fort différente. Du coup, cela a pour effet de ramener le lecteur aux dessins, de consacrer un peu plus de temps à leur lecture. Il se produit un phénomène analogue avec le récit lui-même : il se laisse bercer dans un rythme agréable et facile, l’histoire de cet homme qui se retrouve perdu, sans savoir comment s’y prendre, tout en conservant l’objectif de retrouver son corps d’homme. Les séquences se suivent, accessibles, avec des enjeux très relatifs, des échanges très ordinaires entre les personnages. Et puis David retrouve Rachel Bluemen, cette jeune femme, serveuse au mariage juif qu’il avait photographiée. Le récit semble alors prendre une direction plus affirmée, l’attention de David se trouvant plus focalisée, et ses recherches devenant plus structurées, grâce à l’aide de Samia Hamza-Chauvet. Et tout s’achemine vers un dénouement en huit pages silencieuses, étrangement insatisfaisant et plat.


À ceci près que les auteurs n’ont pas promis un thriller avec une chute révélatrice pétrie de justice immanente : le rythme de lecture relève plus du roman naturaliste avec une touche de fantastique, cet échange de corps inexpliqué. Le lecteur relève bien le développement succinct de quelques thèmes en passant : le trouble de l’identité à l’évidence (et pas seulement sexuelle), la forme de solitude typiquement parisienne, les souvenirs qui font un individu et la limite de l’identité, l’altérité irréductible, le lien familial (par exemple entre mère et fils), l’étrangeté effrayante de l’autre (le cas de Christophe Karo et de sa relation avec sa sœur Sophie). Et le judaïsme. Page 204, Gaby, la mère de David, discute avec Samia pour lui expliquer l’origine du mot Hébreu. Cela fait sens dans le contexte, tout en surprenant un peu comme sujet de conversation. Elle explique qu’au départ, le mot Hébreu, ça veut dire Passer, Traverser… parce que c’était le peuple qui venait de l’autre côté du fleuve Jourdain. Donc, ce sont ceux d’en face : les autres. À l’origine, il s’agit sans doute d’un terme exogène mais par la suite les Hébreux l’ont aussi adopté. Ils se sont désignés eux-mêmes comme Ceux d’en face, Ceux qui viennent de l’autre côté. C’est très profond parce que ça induit que le Juif lui-même se définit comme un autre, qu’il porte son altérité en lui. Or ce récit parle exactement de ça : David est passé de l’autre côté (en devenant une femme), il est devenu autre, un étranger pour ses amis et sa famille, son propre corps lui est étranger, et il est un étranger dans ce corps. Ce dispositif narratif le place dans une situation où il porte littéralement son altérité en lui.


Une couverture des plus cryptiques, qui ne dit pas grand-chose : juste la silhouette d’un profil en ombre chinoise. Un récit qui commence par un événement fantastique : le personnage principal, un homme, se réveille dans le corps d’une femme. Une narration facile et fluide, grâce à des dessins très accessibles, et des scènes assez brèves très linéaires. Des auteurs qui jouent avec l’anticipation du lecteur et qui lui font savoir qu’ils jouent à ça. Un lecteur mis en confiance, sûr de lui car il a bien identifié ce dispositif. Une enquête prosaïque pour retrouver son corps originel, et quelques rencontres. Une mise en scène de l’altérité très pragmatique et factuelle, charriant des questionnements fondamentaux sur l’identité et la capacité d’adaptation. Troublant et fascinant.



jeudi 13 juin 2024

La Trahison du réel: Unica Zürn, portrait d'une schizophrène

Comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie…


Ce tome contient une évocation d’une partie de la vie et de l’œuvre d’Unica Zürn, une artiste allemande. L’édition originale date de 2019. L’album a été réalisé par Céline Wagner, pour le scénario, le dessin et la mise en couleurs. Il comprend cent-onze pages de bande dessinée. Il comporte à la fin des notes au lecteur et des carnets ouverts, soit un dossier de vingt-cinq pages. S’y trouvent une introduction d’une page, des citations de Gilles Deleuze, Stéphane Mallarmé, Michel Foucault, Anselm Kiefer, Gregory Bateson, les libertés prises à l’égard des faits biographiques, des illustrations de l’autrice, un article sur les dessins automatiques et les poèmes anagrammes, des œuvres de Zürn, des poèmes extraits de L’homme-Jasmin, un texte sur Le camp des Mille d’Aix-en-Provence, et un sur Le palais idéal du Facteur Cheval.


Unica a imaginé un grand hypnotiseur qu’elle baptise H.M., une entité supérieure qu’elle porte aux nues. Cloué dans un fauteuil roulant, il est impossible à H.M. de la toucher. L’abstraction du corps incarne leur union spirituelle, à l’image de l’amour pur, selon elle. Elle attend ses prophéties pour accomplir son merveilleux destin. […] Elle se rappelle les émois de l’aube faits de beauté et de souillures, où il fut clair qu’ensuite, rien ne serait comme avant. La précoce conscience de la mort, les pulsions érotiques de l’enfance et avoir manqué à sa parole tant de fois, malgré l’indulgence des amis, hantent ses rêveries quotidiennes. Dans les bois, des corps de femmes nues, des robes rouges à même le sol. Un homme en fauteuil roulant s’adresse à Unica : il lui intime de ne pas se contenter de cette vie médiocre, elle mérite mieux que ça. Il se lève de son fauteuil et ramasse une femme dont le corps nu est en désordre. Il continue : Hans Bellmer la croit fragile ? Qu’elle lui montre qui elle est vraiment ! Qu’elle ne se laisse pas manipuler ! Elle était bien plus hardie quand elle était petite fille. Qu’attend-elle pour se défendre ? Lui résister ?



Unica a une certitude. Le grand hypnotiseur est sur le point de dévoiler son visage, dont chaque passant porte la trace ; il suffirait de superposer toutes ces figures pour atteindre la vérité. Elle est maintenant revêtue d’une robe blanche et elle avance de nuit dans les bois, une chandelle à la main. Le grand hypnotiseur est dans son fauteuil roulant et il avance au milieu de la chaussée dans une rue étroite. On la trait de folle. On lui reproche de se comporter comme une enfant obstinée dans sa quête de merveilles. Elle fume assise, fenêtre ouverte, dans sa chambre d’hôpital psychiatrique. Elle éprouve la sensation qu’une femme à la chevelure de serpents lui conseille de se montrer telle qu’elle est. Le grand hypnotiseur reprend ses exhortations : Tout le monde la croit fragile, pas seulement Bellmer ! Elle n’a pas besoin d’eux ! Va-t-elle se contenter de singer la vie des autres ? Devenir adulte, vieillir, mourir ? Elle se trouve maintenant dans un parc avec des arbres en fleur, elle sait que l’heure de la délivrance est venue. Elle va quitter Bellmer et épouser son grand H.M.


Pas sûr que le lecteur soit familier d’Unica Zürn (1916-1970) et de son travail, ou de son importance au sein du mouvement surréaliste, et vraisemblablement pas non plus de sa vie personnelle, en particulier sa schizophrénie. Dès la première page, la narration le prend également au dépourvu : comme six cases par bande de deux, des images d’arbres dans une forêt en bleu et rouge sur fond blanc, avec la tête d’un cadavre couché au sol. Comme apposé sur ces cases, se trouve un cartouche de texte sur fond blanc sans ligne de bordure évoquant H.M. cette entité supérieure qu’elle s’est inventée. La deuxième planche est constituée d’une image en pleine page, majoritairement réalisée à l’aquarelle, ce mystérieux H.M. s’adressant à Unica que le lecteur ne voit pas. Après deux pages de narration visuelle à base de bandes et de cases, vient une autre planche de six cases avec un texte apposé par-dessus. En page quinze, une composition de trois bandes de chacune deux cases, dont quatre sont réalisées au stylo, des dessins réalisés par l’autrice à la manière d’une partie des œuvres d’art de l’artiste. Le lecteur va être régulièrement surpris par des changements de mise en page ou de technique de dessin et de peinture. Une peinture en pleine page dont la partie de gauche montre Unica assise par terre dans des teintes mordorées, et la partie de droite Hans dans des teintes bleues. Le lecteur ressent cette diversité qui s’adapte à l’état d’esprit de l’artiste faisant usage d’éléments hétéroclites en toute liberté : des taches d’encre sur un phylactère, le début d’article de dictionnaire sur Zürn, des silhouettes indistinctes dans une pièce avec leur nom dessus, d’autres dessins automatiques à la manière de l’artiste, des lettres de Bellmer, des poèmes anagrammes, etc.



L'autrice montre donc différents passages de la vie de l’artiste, avec une approche subjective, adoptant la sensibilité de cette dernière. D’un côté, le lecteur découvre une suite d’événements déformés par le désordre mental, tout en étant parfaitement intelligibles. Une phase d’internement, une autre de vie en couple avec Hans Bellmer, un rendez-vous avec un galeriste important en 1957, des moments de création en fumant une cigarette, un café en terrasse à Paris avec André Breton (1896-1966), Hans Bellmer et Max Ernst (1891-1976), une promenade nocturne dans les rues d’une ville, un acte pyromane dans une chambre de l’hôtel Jasmin, un nouvel internement où elle côtoie plusieurs autres femmes, le retour à la vie en couple avec Hans Bellmer. De ce point de vue, les dessins remplissent une fonction descriptive, avec un degré un peu simplifié dans la représentation, des inspirations tirées de différents courants picturaux du vingtième siècle. Dans le même temps, chaque moment est vécu par le biais des émotions et des états d’esprit d’Unica Zürn, ce qui apparaît dans ses remarques, dans les courts textes créés par l’autrice, dans le glissement des représentations. Le registre des images fluctue parfois insensiblement, avec des détails (H.M. qui n’a pas de bouche dans son visage), parfois dans la palette de couleurs (la deuxième séquence qui est rouge), d’autres fois avec l’intégration d’un élément mythologique (la gorgone), dans le comportement de Zürn qui se met à danser, le retour d’une forme particulière ou d’une couleur qui renvoie alors à une scène précédente, etc.


L’autrice épate le lecteur en lui faisant ressentir le monde comme Unica Zürn, ou en tout cas avec une interprétation très personnelle et peu conventionnelle de la réalité. Le lecteur éprouve une étrange sensation de dédoublement : à la fois il éprouve le réel à travers les convictions et les prismes de l’artiste, à la fois il ne peut pas se départir de sa rationalité. Il se rend compte que la narration forme un tout cohérent qui intègre ces deux aspects en un récit fluide, que les œuvres à la manière de Zürn y trouvent leur place, avec ce paradoxe de percevoir d’où vient son inspiration et en même temps de faire l’expérience de textes (poèmes anagrammes) et de visuels (dessins automatiques) qui ne lui seraient jamais venus à l’esprit. Une sorte de pas de côté, de capacité à envisager son environnement avec un regard original. L’autrice parvient ainsi à la fois à mettre en lumière ce qui engendre une vision différente, et à montrer une artiste qui sait se détacher des modes de pensée traditionnels pour produire une œuvre originale, un Graal pour bien des artistes.



La vie d’Unica Zürn parvient à son terme, et la curiosité du lecteur le pousse à regarder l’iconographie du dossier qui suit, à lire quelques légendes, et finalement à tenter les premiers paragraphes de texte. Il découvre alors les notes ou des extraits de carnets de l’autrice, mis en forme. L’introduction, la première partie, relate ses questionnements sur la façon de rendre compte de la vie d’un être humain, en l’occurrence d’une artiste. Céline Wagner évoque le fait que : L’image, le portrait et plus généralement la représentation, attribuent une fausse identité à un personnage – Ici, une artiste insaisissable et son œuvre, source d’interprétation et d’inspiration intarissable pour elle. Cette identité, qu’elle soit peinte ou dessinée, relève nécessairement du fantasme, non moins que la photographie, obsolète dès la seconde suivant sa prise. Aussi faudrait-il considérer toute imagerie comme un leurre. […] Elle évoque le choix fait par la plupart des biographes d’aborder la vie de l’artiste par le prisme de la folie, angle qui lui paraît insuffisant. Elle a préféré préserver au mieux le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité.


Le lecteur se plonge dans ces paragraphes qui prolongent la bande dessinée, qui lui donnent à voir la réflexion de l’autrice, ses questionnements, explicitant ainsi ses choix. Sur la représentation pour commencer, qui est forcément interprétation tronquée, sur le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité, sur comment rendre à Unica Zürn ce qui lui est dû (l’acceptation de son imaginaire comme réalité et la reconnaissance de son choix d’appuyer sa pensée sur des signes plutôt que sur des faits), sur le fait de ses propres poèmes anagrammes et dessins automatiques afin de respecter le choix de départ de ne pas raconter la vie d’Unica Zürn, mais de faire l’expérience de sa pensée sur son travail, sur l’expérience de l’internement dans un contexte différent, à quinze ans d’intervalle. Le récit porte alors en lui une image du malade schizophrène écarté de la machine sociale et maintenu dans le réseau de l’hôpital, sous la surveillance de la médecine et la vigilance de leurs proches, c’est-à-dire une logique de contrôle qui, au-delà du domaine de la maladie et de la folie, s’étend à l’ensemble de la population, et conforte dans l’idée qu’on peut se prémunir des dérives de la normalité, sur la place de l’art brut dans la société et sa reconnaissance.


Pas sûr que le lecteur puisse être très investi dans une artiste dont il n’a peut-être jamais entendu parler, ou qu’il souhaite s’intéresser à l’art d’une schizophrène. En même temps, la couverture impressionne par sa composition, et un rapide feuilletage suffit à prendre conscience d’une œuvre d’autrice. La narration visuelle séduit immédiatement, par son originalité, sa forte personnalité et sa prévenance inattendue, rendant immédiatement accessible un récit basé sur plusieurs visions ou interprétations de la réalité, une variété de modes de rendu, et une unité cohérente sans solution de continuité. Le lecteur ressent la réalité par les perceptions d’Unica Zürn, sans jugement de valeur, une expérience remarquable. La forte impression réalisée par cette lecture le conduit à la prolonger par les carnets ouverts de l’autrice, une deuxième expérience remarquable d’honnêteté et de réflexion. Magique. L’autrice explicité que le sujet de cet album pourrait être : comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie…



vendredi 18 mai 2018

Otto, l'homme réécrit

Illusion que de vouloir penser objectivement

Il s'agit d'une histoire complète, indépendante de tout autre, parue en 2016. Cet ouvrage est écrit et dessiné par Marc-Antoine Mathieu, également auteur complet de la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves.

Le récit s'ouvre avec une citation de Baruch Spinoza, tirée du livre II de Éthique : Les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu'ils ont conscience de leurs actions et qu'ils sont ignorants des causes par où ils sont déterminés. Puis une silhouette humaine couchée se découpe en noir sur fond blanc. L'auteur effectue un zoom de case en case : il s'agit d'un flashmob sur un lac gelé au-dessus du cercle polaire. Dans cette foule compacte, il reste une place vide, où il semble manquer un unique individu. L'histoire revient en arrière au Musée-miroir de Bilbao, alors qu'Otto Spiegel donne sa dernière représentation, réalise sa dernière performance. Il est pris d'un vertige, comme au bord du gouffre et il ne trouve comme issue qu'un seul geste, celui d'une rupture. De retour chez lui, il a la conviction que sa carrière d'artiste spécialisé dans la métaphysique du doute est terminée.

Dans les jours qui suivent, Otto Spiegel apprend la mort de ses parents. Il se rend chez le notaire qui lui présente un cliché de ses parents dans l'accident de voiture, et il prend acte de leur legs : leur pavillon de banlieue. S'y étant rendu, il trouve une malle au grenier. L'ayant ouverte, il trouve des cahiers, des notes, des dessins, des documents photo, audio et vidéo qui retracent de manière exhaustive les 7 premières années de sa vie. Il vient d'hériter de lui-même. Il prend la décision de se retirer de la vie active, d'emménager dans un vaste loft en périphérie d'une ville reculée. Il choisit de consulter ces archives de sa vie à rebours, en commençant par le trois-cent soixante cinquième jour de sa septième année. Il se rend compte qu'il lui faut une journée pour parcourir les enregistrements décrivant une journée de sa vie.



Même si le lecteur n'a jamais ouvert un ouvrage de Marc-Antoine Mathieu, il comprend qu'il va s'aventurer dans une expérience de lecture qui sort de l'ordinaire. Pour commencer, cette bande dessinée se présente dans un format à l'italienne, avec 2 cases carrées par page, à l'exception de 13 pages sur 76. Ces 16 pages sont quand même construites sur une structure similaire : soit les 2 cases sont réunies en une seule, soit décomposées en 4 cases carrées. Ensuite, elle bénéficie d'un fourreau en carton pour la ranger. Enfin, le lecteur contemple l'illustration de la couverture, les ramifications d'un arbre qui forme une silhouette humaine. Tout le long de l'ouvrage, il va retrouver cette image des branchages d'un arbre, utilisée de différente manière. Il y a l'arbre sans feuillage dans le jardin de ses parents (page 27), les nervures d'une feuille qui s'apparente aux ramifications des branchages (page 46). Si le lecteur y prête attention il distingue également la silhouette minuscule d'un arbre sans feuille dans la fenêtre page 37. Le lecteur comprend rapidement que l'auteur utilise des éléments visuels, pour créer des liens entre des séquences, sous-entendant l'existence d'une cause à effet, ou effectuant un rapprochement poétique. Le lecteur accepte bien volontiers de participer à ce jeu des signifiants à détecter et à interpréter. Il peut s'agir d'une sculpture en forme de ruban de Möbius qui est présente sur le parvis du musée Guggenheim à Bilbao, aperçue à la page 11, revue en page 71. Il y a bien sûr la silhouette humaine composée au cours d'une flashmob, qui se retrouve à la fin, dans une forme d'épanadiplose visuelle. Le lecteur est très content de lui quand il arrive à rapprocher les bris de verre occasionnés par le final de la dernière performance d'Otto Spiegel (page 15), et les bris de verre du pare-brise de la voiture accidentée de ses parents (page 23). Il y a bien sûr le dallage de l'entrée du pavillon des parents (page 24), qui apparaît comme un écho du dallage plus simple de la piscine privée de Spiegel (page 20), et qui se retrouve dans une forme onirique en page 43.

Marc-Antoine Mathieu réalise des dessins très sobres, s'inscrivant dans une approche ligne claire. Il simplifie les contours des formes de plusieurs degrés, sans pour autant sacrifier à la densité d'informations visuelles. L'épure permet de conserver une lisibilité immédiate, même lorsque beaucoup d'éléments divers sont dessinés, par exemple quand Spiegel commence à étendre des fils entre les poteaux de soutènement de son loft et les murs et à y accrocher des photographies. Cet artiste joue également sur des similitudes formes pour rapprocher des éléments hétéroclites. Le lecteur en a pris conscience avec les débris de verre, de taille et de provenance très différentes. Il le retrouve à plusieurs reprises, que ce soit un dessin gravé sur un tronc d'arbre qui se superpose au visage d'Otto, ou un code QR (code matriciel) dessiné dans une case juxtaposée à une autre représentant les murs d'un labyrinthe, laissant le lecteur constater la similarité entre ces 2 dessins. Ce n'est pas tout : Mathieu joue également avec les formes géométriques pour intégrer une dimension onirique. En page 20, le lecteur se rend compte que Mathieu déforme la réalité en jouant sur le dallage. En page 57, l'installation artistique causale que Spiegel a réalisée à partir des souvenirs contenus dans la malle se substitue à la forme de sa tête. Tout du long de l'ouvrage, le lecteur est à l'affût de ces éléments visuels signifiants qui prennent des formes très variées et parfois humoristiques, comme le reflet d'Otto dans la glace du hall d'entrée chez ses parents, qui semble couvert de toiles d'araignée (celles qui se trouvent sur le miroir).



Le lecteur peut parfois se retrouver débordé par le potentiel de sens d'une image. En page 12, il est indiqué qu'Otto avait façonné une œuvre prolifique fascinante autour de ce que les spécialistes nommaient une métaphysique du double. Plusieurs de ses performances utilisaient un miroir, ou un jeu de miroir. Les souvenirs contenus dans la malle laissée par ses parents jouent également le rôle de miroir renvoyant une image très minutieuse de son passé. Du coup, l'esprit du lecteur est en éveil pour repérer les éléments visuels qui s'apparentent eux aussi à des miroirs ou à des jeux de miroir. Ils sont nombreux, se répondant entre plusieurs séquences. Le lecteur finit par se dire que le cadre du miroir (mis en évidence en page 41) s'apparente lui aussi à un symbole visuel récurrent, une limite qui contient la réflexion du miroir. Du coup, par ricochet, les fenêtres s'opposent au miroir puisqu'elles ne renvoient pas d'image (même si elles s'inscrivent dans un cadre), encore qu'elles donnent à voir l'image de ce qui est de l'autre côté. Le lecteur se rend vite compte qu'il ne lui est pas possible d'envisager tous les sens potentiels de chaque élément visuel.

À l'instar de ce qu'ont fait Alan Moore et Dave Gibbons dans Watchmen, Marc-Antoine Mathieu fait exprès de densifier les mailles du réseau en ajoutant des signes visuels ou textuels. En entrant dans le bureau du notaire (page 22), Otto Spiegel remarque une immense peinture : il s'agit de Tezcatlipoca, le dieu aztèque de la mémoire. Or la mémoire est l'épine dorsale du récit. Au cours du récit, il intègre d'autres références culturelles de nature très diverse : le ruban de Möbius (une surface avec une seule face et un seul côté), les attracteurs étranges (un système dynamique différentiel, prenant la forme d'une structure fractale) conçu par le météorologue Edward Lorenz, le galet de Makapansgat (un galet de 260 grammes en jaspérite rouge-brune portant des marques naturelles d'usure et d'ébréchure qui le font ressembler à d'un visage humain rudimentaire). Il ne s'agit aucunement d'étoffer un récit superficiel avec des citations piochées sur internet, mais d'expliciter les sources de certaines séquences, en toute transparence. L'auteur laisse le lecteur libre de ses envies. Soit il connaît déjà ces références culturelles et il peut en confronter sa compréhension à l'usage qu'en fait Marc-Antoine Mathieu. Soit il ne les connaît pas, et il peut se contenter de ce qui est dit dans l'ouvrage, ou aller consolider sa culture dans une encyclopédie.



Outre ces références clairement identifiées, l'auteur surprend le lecteur par son inventivité, comme la taille de l'enregistrement de 7 ans de la vie d'un individu (8 pétaoctets, soit 8 millions de milliard d'octets), le GEIPS (groupe d'études internationales de la psychologie du soi), la codification d'un individu sous la forme d'un code QR, les 2.828 images qui retracent l'évolution du visage d'Otto Spiegel depuis sa naissance jusqu'à ses 7 ans. Sous des dehors épurés, des textes concis, il s'agit en fait d'une lecture très dense. Sous un aspect très rigide (cases carrées au rythme de 2 par pages, courts textes sous les cases), le récit regorge de trouvailles et d'innovations, y compris des variations sur ce canevas, que ce soit des cases réunies ou subdivisées, ou des phylactères en page 60 & 61, ou encore des cases muettes dépourvues de texte.

Le lecteur s'immerge donc avec facilité dans la crise existentielle de cet artiste, ce créateur pour qui ses propres œuvres sont devenues muettes, dépourvues de sens, vides de sens même. Marc-Antoine Mathieu a imaginé un dispositif par lequel il est donné au créateur de regarder ses années de développement en tant qu'individu, les 7 premières, celles dont on dit qu'elles comptent le plus. Le créateur va pouvoir voir au-delà des illusions, déjouer les jeux de miroir, retrouver la myriade de détails qui composent le quotidien, visualiser le temps, cette invention qui a tout mis en séquences et en logique. Il va découvrir comment il s'est formé en tant qu'individu, découvrir une partie des sources de ses inspirations, de ses questionnements au travers de ses performances. Il effectue l'expérience que plus il en connaît sur lui-même, plus il est déterminé par cette connaissance, plus il est libre également. L'auteur joue à plusieurs reprises sur ce paradoxe qui veut que les positions extrêmes d'une situation finissent par se rejoindre. Au travers de cette histoire, il questionne la liberté de l'individu, la possibilité d'un déterminisme absolu. Il a choisi de se focaliser sur Otto Spiegel, à l'exclusion des autres individus qu'il a pu côtoyer. Ce récit est entièrement égocentriste, sans ouverture sur un autre personnage qu'Otto. Il faut attendre la fin du récit pour que se produise cette ouverture, sous une autre forme que celle attendue.




Avec ce récit, Marc-Antoine Mathieu prouve une fois encore sa maîtrise des outils de la bande dessinée, entremêlant le fond et la forme d'une manière formidable, les textes ne pouvant pas se comprendre sans les dessins, et réciproquement. Il emmène le lecteur dans un questionnement philosophique, tout en douceur, avec des dessins simples et claires des textes concis faciles à lire. Pourtant le lecteur se rend vite compte qu'il s'agit d'une narration de haute volée, les éléments visuels se répondant de manière vertigineuse, amenant le lecteur à s'interroger sur ce qui est signifiant, sur ce qui appartient au domaine des signes. Il suit le questionnement rigoureux de l'auteur sur le déterminisme, comme annoncé par la citation de Baruch Spinoza qui ouvre le récit.