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mardi 10 septembre 2024

Jules Verne et l'astrolabe d'Uranie T01

Le sol tremble… La nature se meurt…


Ce tome est le premier d’un diptyque racontant une histoire indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Esther Gil pour le scénario et par Carlos Puerta pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène l’écrivain Jules Verne (1828-1905), auteur des voyages extraordinaires.


Nantes, à l’été 1839, Jules Verne est encore un jeune garçon qui aime se promener sur les quais. Adulte, il revoit cette Loire dont une lieue de ponts relie les bras multiples, ses quais encombrés de cargaisons sous l’ombrage de grands ormes et la double voie de chemin de fer, les lignes de tramway ne sillonnent pas encore. Des navires sont à quai sur deux ou trois rangs. D’autres remontent ou descendent le fleuve. Pas de bateaux à vapeur, à cette époque, ou du moins très peu : mais quantité de ces voiliers dont les Américains ont heureusement conservé et perfectionné le type avec leurs clippers et leurs trois-mâts goélette. En ce temps-là, on n’avait que les lourds bâtiments à voile de la marine marchande. Que de souvenirs ils lui rappellent ! En imagination, il grimpait dans les haubans, il se hissait à leurs hunes, il se cramponnait à la pomme de leur mât. Quel désir Il avait de franchir la planche tremblotante qui les rattachait au quai et de mettre le pied sur leur pont ! Mais, avec sa timidité d’enfant, il n'osait pas. Pourtant, il avait déjà vu faire une révolution, renverser un régime, fonder une royauté nouvelle, bien qu’il n’eût que deux ans alors, et il entend encore les coups de fusil de 1830 dans les rues de la ville où, comme à Paris, la population de la ville se battit contre les troupes royales.



Un jour, cependant, il se hasarde et il escalade les bastingages d’un trois-mâts, dont le gardien faisait son quart dans une buvette du voisinage. Le voilà sur le pont. Sa main saisit une drisse et la fait glisser dans sa poulie ! Quelle joie ! Les panneaux de la cale sont ouverts ! Il se penche sur cet abîme. Les odeurs fortes qui s’en dégagent lui montent à la tête, ces odeurs où l’acre émanation du goudron se mélange au parfum des épices ! Il se relève, il revient vers la dunette… Il y entre… Elle est remplie de senteurs marines qui lui font comme une atmosphère d’océan ! Voilà le carré avec sa table de roulis qui ne roula pas – hélas – sur les tranquilles eaux du port. Voilà les cabines aux cloisons craquantes, où il aurait voulu vivre des mois entiers, et ces cadres étroits et durs, où il aurait voulu dormir des nuits entières ! Puis, c’est la chambre du capitaine, ce maître après Dieu ! Un bien autre personnage à son sens que n’importe quel autre ministre du roi ou lieutenant-général du royaume ! Il sort… Il monte sur la dunette… Et là, il a l’audace d’imprimer un quart de tout à la roue du gouvernail ! Il lui semble que le navire va s’éloigner du quai, que les amarres vont être larguées, ses mâts se couvrir de toile, et c’est lui qui va le conduire en mer !


Une étrange gageure que de choisir un tel écrivain pour lui faire vivre une aventure, alors que ses propres livres en sont remplies, et qu’elles résonnent encore dans l’esprit des lecteurs contemporains. Effet, ce récit ne relève pas de la biographie, même s’il respecte les dates du voyage que Jules Verne effectua aux États-Unis : le 16 mars 1867, il embarque sur le Great Eastern à Liverpool pour les États-Unis, avec son frère Paul. Il s’inspirera de cette traversée pour son roman Une ville flottante (1870). La scénariste intègre d’autres éléments biographiques : l’appartenance de l‘écrivain à la société de Géographie (société savante française créée en 1821), la rédaction d’un dictionnaire de géographie avec Théophile Lavallée (1804-1867) : La Géographie illustrée de la France et de ses colonies. Elle évoque deux membres de sa famille : son épouse Honorine du Fraysne de Viane (1830-1910) et leur fils Michel (1861-1925). Le lecteur le voit converser avec son éditeur Pierre-Jules Hetzel (1814-1886), dans les rues de Paris. Son roman Les Aventures du capitaine Hatteras (1964) est évoqué à plusieurs reprises. Le récit s’inscrit dans le contexte historique de l’époque. Celui-ci est référencé par Hetzel qui évoque les travaux du baron Georges Eugène Haussmann (1809-1891) en termes très durs (Il est en train de défigurer notre Paris ! Il se prétend urbaniste, mais il n’est qu’un technocrate au service du pouvoir !). L’Exposition universelle de 1867 est également évoquée à l’occasion de ses préparatifs, en particulier le pavillon des industries qui présente un modèle de canon prussien se chargeant par la culasse et pouvant lancer des projectiles d’une centaine de kilos, jusqu’à huit kilomètres de distance. Dans la dernière partie du récit, un journaliste évoque l’unification du Canada-Uni, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse en une fédération qui portera le nom de Dominion du Canada.



Une vraie aventure : tout commence avec le regard émerveillé d’un enfant, pour l’appel du large, accompagné par les dessins qui montrent l’ampleur du port dans Nantes, avec ces grands navires aux mâts montants haut dans le ciel, l’affairement des dockers, les pêcheurs en arrière-plan dans la dernière case de la première page, le chargement des cales, les coursives, la luxueuse cabine du capitaine. Les dessins de nature photoréaliste génèrent une sensation d’immersion tactile. Puis le récit passe au temps présent de l’histoire, c’est-à-dire janvier 1867, avec une toujours un amalgame sophistiqué et élégant entre des éléments photoréalistes (par exemples les bâtiments), et des éléments plus esquissés comme les pierres d’un bâtiment qui a été démoli à l’occasion des travaux du baron Haussmann. Cela agit comme un retour à la normalité du quotidien, tout en conservant la forme d’exotisme correspondant à une époque révolue. Quelques pages plus loin, les deux frères Verne se trouvent devant l’immense navire à bord duquel ils vont effecteur la traversée de l’océan Atlantique. Plus tard, les deux frères prennent le train au départ de New York pour se rendre à Niagara, avec les magnifiques (mais pas très confortables) bancs en bois dans le wagon rendus également de manière photographique, et les paysages plus évanescents qui défilent de l’autre côté de la vitre.


Comme dans les romans de Jules Verne, la scénariste intègre des vrais morceaux de nature encyclopédique, en quantité moindre toutefois. Le lecteur apprécie la vue du port de Nantes et les commentaires assortis, puis la visite du navire, tout aussi didactique, pour finir avec le magnifique gouvernail en bois. Puis elle consacre une page à vanter les mérites du navire Great Eastern, avec un commentaire fourni : […] Avec ses deux cent onze mètres de longueur et une capacité d’embarquement de quatre mille passagers, le Great Eastern est un véritable chef d’œuvre de construction navale. Il peut transporter près de douze mille tonnes de charbon, soit la quantité nécessaire pour aller en Australie et revenir sans escale pour le ravitaillement. Le navire est en effet doté de trois modes de propulsion : hélice, roues aubes et voiles, cette dernière étant destinée à prendre le relais en cas d’éventuelle pénurie de charbon. […] Là encore, l’artiste s’investit de manière remarquable pour montrer ce navire, en particulier une case avec la charpente du pont, et la roue à aubes pas encore habillée, puis la salle des machines dans une chaleur rendue par une ambiance orangée. Pour autant, les auteurs évitent de donner l’impression d’un recopiage d’encyclopédie, et laissent la place aux voyages. La traversée de l’Atlantique et sa tempête, le long voyage en train et l’attaque des Indiens armés de tomahawks.



La première séquence évoque l’aventure et le voyage à venir, et met en place le McGuffin, le bidule après lequel le héros va courir. Enfin pas tout à fait, parce qu’on ne revoit pas ce fameux astrolabe d’Uranus par la suite. En lieu et place, la curiosité de Jules Verne est éveillée par un mystérieux passager qui reste invisible à bord, et par la manifestation du spectre d’une femme qui a jadis touché son cœur. Aussi, le moteur de l’intrigue se trouve composé de deux thèmes. Le premier, le plus manifeste réside dans le voyage : il a été initié par Paul Verne, très enthousiaste à l’idée d’aller en Amérique, de répondre à l’appel des grands espaces, de fuir la grisaille de Paris et de partir au loin respirer l’air de la mer, cette atmosphère d’embruns qui valent tous les parfums du monde. Le second thème s’avère inattendu : le souvenir de la cantatrice Estelle Duchesne qui interprétait La Stilla dans un opéra dont les Verne furent les spectateurs au théâtre lyrique. Une chimère poursuivie par Jules Verne qui se déclare effrayé rien qu’à l’idée d’écrire le mot amour, en parlant à son éditeur Hetzel. Une femme qui hante toujours sa mémoire : il n’a trouvé refuge que dans le silence car il lui faut taire l’effroyable souffrance qui ronge son âme, et garder ses tourments secrets comme l‘était leur amour, rien ne peut soulager sa peine pas même la pauvre Honorine, sa fidèle épouse. Le récit se fait alors poignant dans les deux pages consacrées à ladite Honorine et à leur fils Michel, semblant signifier que Jules Verne court après quelque chose qui se trouve dans son foyer.


D’un côté la promesse de partir en voyage avec Jules Verne ; de l’autre le risque que ces aventures ne soutiennent pas la comparaison avec les voyages extraordinaires. La narration visuelle apporte immédiatement une consistance remarquable à ce récit, permettant au lecteur de se projeter à cette époque aux côtés des personnages. La narration rend hommage à plusieurs caractéristiques des ouvrages du romancier, sans les singer, sans trop en faire. L’intrigue repose sur la quête d’un mystérieux objet générant des promesses d’ailleurs, tout en faisant apparaître que l’antidote à la souffrance romantique qui ronge Jules Verne se trouve peut-être à portée de main au Crotoy.



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