Vous savez ce qu’il advient à ceux qui ne tiennent pas leur langue ?
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une biographie partielle du peintre Jan van Eyck. Son édition originale date de 2015 ; il fait partie de la collection Les grands peintres. Il a été réalisé par Dimitri Joannidès pour le scénario, et par Dominique Hé pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. À la fin se trouve un dossier de six pages, consacré au peintre intitulé Peintre du monde d’après, composé de sept parties intitulées : Des origines mystérieuses, Le perfectionnement de la peinture à l’huile, Van Eyck et le pouvoir, Une révolution esthétique en marche, Aux origines du portrait, Le retable de l’agneau mystique (un destin contrarié), Van Eyck en héritage. La dernière page accueille une chronologie des peintres célèbres, une liste comprenant quatre-vingt-six artistes de Jan van Eyck à Andy Warhol.
Gand, le quatorze septembre 1426, une procession funéraire traverse lentement la ville. Un curieux fait remarquer à un autre qu’il s’agit de Hubert van Eyck. Son interlocuteur se demande ce qu’il va advenir du retable. Un autre encore plaint Joost Vijdt, car il l’avait commandé pour honorer la mémoire de son épouse. Un individu à la mine patibulaire intervient : papa Joost a surtout peur pour ses fesses, il ne pense qu’à ses affaires, car s’il ne finit pas le retable, il sera la risée de tous les puissants avec qui il fait des affaires, il pourra dire adieu à ses rêves d’éternité. Tout en partageant ces commentaires désagréables, il en a profité pour subtiliser la bourse d’un riche notable qui ne s’est aperçu de rien, tout entier accaparé par la procession. Jan van Eyck, le frère du défunt, se trouve dans une carriole à encore quelques minutes de Gand. Il arrive alors que la cérémonie commence tout juste dans la cathédrale. Il se souvient d’un jour d’été de l’an 1400 à Maastricht, alors que son frère était en train de dessiner de lui apprendre comment faire. Hubert avait fait promettre à Jan que s’il devenait peintre, il y mettrait toute son âme. Après la cérémonie, le peintre rallie la ville de Lille pour se présenter au duc de Bourgogne.
Philippe le Bon se déclare sincèrement désolé pour la mort du frère de Jan van Eyck. Ce dernier répond que c’est malheureusement dans l’ordre des choses. Toujours en présence de quelques conseillers et du bouffon, la discussion continue : van Eyck sait qu’il est le peintre du duc tout autant que son espion, mais voilà la mort de d’Hubert l’a profondément perturbé, et l’a poussé à s’interroger sur ce qu’il veut vraiment. Il se dit qu’il ferait peut-être mieux de retourner aux pinceaux. Le duc de Bourgogne répond qu’il a besoin de van Eyck, que son départ pour la terre sainte est prévu le mois prochain. Il promet de donner le double de ce qu’il a promis au peintre. Le bouffon ne perd rien de cet échange. Le lendemain, un geôlier va tirer Koenraad de son sommeil aviné et il le libère. Alors que van Eyck sort de la salle d’audience, le duc se demande s’il va le trahir, il ne serait pas le premier. À Gand, Joost Vijdt réfléchit à comment s’y prendre pour que van Eyck accepte de terminer le retable de l’Agneau, commencé par son frère.
Les auteurs ont choisi une période bien définie pour leur récit : de la mort de Hubert van Eyck en 1426, au retour de Jan van Eyck de son voyage en terre sainte en 1427, soit une année. Le début établit clairement l’enjeu du récit : le décès de son frère conduit Jan van Eyck à s’interroger sur ce qu’il souhaite faire de sa vie, partager son temps entre la peinture et des missions d’espionnage et de diplomatie au service du duc de Bourgogne, ou bien devenir peintre à plein temps. Le scénariste ne donne que très peu d’informations de contexte. Rien sur la commande de Joost Vijdt (1360-1439), c’est-à-dire le retable de l’Adoration de l’agneau mystique, sur la composition de ce polyptique. Rien sur les raisons et les circonstances dans lesquelles Jan van Eyck a rejoint Bruges, et est devenu le peintre de cour au service du duc de Bourgogne. D’un côté, ces informations ne manquent pas pour comprendre l’histoire et son enjeu ; d’un autre côté charge au lecteur de relever par lui-même les quelques éléments de contexte épars. Il comprend bien que le duc de Bourgogne attache une importance capitale à la technique de composition de la peinture dont se sert le peintre, et le chapitre consacré au perfectionnement de la peinture à l’huile dans le dossier de fin permet de mieux comprendre ce qu’il en est. De même le chapitre consacré à Van Eyck et le pouvoir permet de mieux comprendre comment Philippe le Bon en est venu à charger le peintre de missions diplomatiques. Par ailleurs, le lecteur apprend, toujours dans ce dossier, que le peintre avait déjà aidé son frère sur le chantier du retable, avant sa mort.
La couverture montre que le dessin s’inscrit dans une approche descriptive avec un haut niveau de détail, ne serait-ce que pour rendre hommage au retable de l’agneau mystique. Il en va de même dans les pages intérieures : il ne manque aucune pierre sur les murs de la forteresse de Gand, ni sur ceux de la cathédrale, toutes les armoiries sont présentes dans la salle d’audience ainsi que les broderies sur les tentures du trône, les brins de paille dans la geôle de Koenraad, les ferrures sur un coffre, les gravures sur chaque pièce dans un coffre, les planches sur le navire qui emmène van Eyck en terre sainte ainsi que les cordages, les arbres dans une vue éloignée de Grenade, chaque met sur la table de Mohammed al-Mutamassik, les mailles sur la cagoule en cotte de mailles d’un garde, les gravures sur les montant de bois des bancs, les motifs sur les tissus divers et variés, les pierreries sur les couronnes, etc. L’artiste apporte la même minutie pour les tenues vestimentaires, les coiffures, les accessoires, avec une mention spéciale pour le costume du bouffon du duc de Bourgogne. Le lecteur peut donc s’immerger dans cette époque, à différents endroits du globe, que ce soit la cathédrale de Gand, les rues de Bruges, le port de cette même ville, Grenade et ses bâtiments magnifiquement ouvragées, Constantinople et son port.
L’artiste s’inscrit dans une démarche similaire à celle du peintre, à savoir un naturalisme minutieux et d'une grande précision, tout en restant dans le domaine du dessin, avec des traits de contour encrés. Il réalise une mise en couleur également dans le registre naturaliste, avec un savoir-faire remarquable, pour rendre chaque case lisible. Les principaux éléments ressortent, structurant ainsi l’image, permettant de saisir l’objet principal du dessin, et ensuite de détailler chaque élément, par exemple chaque bâtiment de la ville de Constantinople vue depuis le pont d’un navire arrivant au port. À quelques reprises, il met en avant un élément avec un aplat de noir plus copieux : les silhouettes des porteurs de cercueil, la silhouette du duc de Bourgogne tout de noir vêtu, la pénombre régnant dans la geôle, un ciel nocturne chargé de nuages, etc. Par le biais du jeu des nuances d’une teinte, il souligne aussi le relief d’un vêtement, d’un corps, d’une allée, etc. Il réalise également des visions mémorables car le scénariste sait ménager des moments dépourvus de mots : l’étendue des champs à l’approche de Gand, la déambulation dans une ruelle de Bruges avec son sol en terre et les eaux usées s’écoulant au milieu, l’animation dans une taverne en sous-sol, un navire voguant sur une mer calme sous un ciel parsemé de nuages, Koenraad posant en tant que roi pour le retable de l’Adoration de l’agneau mystique, la reprise du reflet du miroir accroché au mur dans l’intérieur bourgeois des époux Arnolfini comme dans le tableau du même nom de 1434 (huile sur toile).
Le lecteur part peut-être avec un a priori sur le choix de narration : beaucoup de texte pour exposer la situation historique de l’époque, et développer différents points de vue sur le grand peintre, de ses années d’apprentissage, aux conditions de réalisation de ses chefs d’œuvre, en passant par sa technique ou ses relations avec les grands de ce monde à cette époque, en particulier ceux du pouvoir temporel. Conscient du nombre de pages limité qui lui est alloué, le scénariste a pris le parti de focaliser son propos sur une année charnière dans la vie de Jan van Eyck, et de s’en tenir aux circonstances concrètes menant le peintre à prendre une décision essentielle quant à la conduite de sa vie. Ainsi certains éléments peuvent sembler trop rapidement évoqués ou juste absents, en particulier le choix d’une huile siccative comme liant pour ses peintures, la composition des tableaux en quatre niveaux (littéral, allégorique, allusif et mystique), l’introduction de la nature dans ses compositions, etc. D’un autre côté, cela permet au scénariste de donner de la place aux dessins, de les laisser raconter sans être surchargés de cartouches de texte en tout petits caractères.
Le lecteur découvre le grand peintre au travers d’une de ses missions en tant que diplomate pour le compte de Philippe le Bon, auprès de Mohammed al-Mutamassik, c’est-à-dire une occupation qu’on n’attend pas pour un artiste. Il peut le voir dans sa relation avec son protecteur qui lui met à disposition une rente, le voir à l’œuvre dans la négociation diplomatique (sans bien savoir quelle langue est utilisée), et peindre. Les auteurs savent montrer ce qui motive Jan van Eyck, et ils mettent en scène un processus psychologique l’amenant à accorder la priorité à son art. D’un côté, le lecteur se rend compte qu’il aurait apprécié plus d’informations contextuelles, et il les trouve dans le dossier de fin. De l’autre côté, la lecture a été celle d’une vraie bande dessinée, plutôt que d’un exposé illustré, insufflant plus de vie aux personnages, avec une narration aérée et fluide.
Une tâche complexe que de donner vie à Jan van Eyck, considéré comme le fondateur du portrait occidental. Le dessinateur raconte ce morceau de biographie sur un an, dans un registre similaire à celui du peintre : descriptif, minutieux et réaliste, donnant ainsi une impressionnante consistance à cette époque, aux lieux et aux personnages. Le scénariste concentre son récit sur cette évolution dans le choix de vie du peintre, tout en mettant en scène un homme à la vie sortant de l’ordinaire.
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