Rien de plus effrayant que l'inconnu, rien de plus dangereux que l'ignorance.
Ce tome comprend une histoire complète mettant en scène Francis Blake et Philip Mortimer. La première édition date de 2019. Il a été réalisé par François Schuiten (scénario, dessins et encrage), Jaco van Dormael (scénario, réalisateur et metteur en scène belge), Thomas Gunzig (scénario, écrivain belge francophone) et Laurent Durieux (couleur).
À l'intérieur de la pyramide de Kheops, au Caire en Égypte, Francis Blake et Philip Mortimer reprennent difficilement conscience. Ils ne se souviennent plus d'où ils se trouvent. Ils finissent par comprendre qu'ils se trouvent dans la Chambre du Roi de la pyramide. Quelques années plus tard, le professeur Mortimer pénètre dans la salle des pas perdus du Palais de Justice de Bruxelles. Il y retrouve son ami Henri qui évoque le taux élevé du rayonnement électromagnétique. Henri emmène Mortimer au sous-sol et lui montre une pièce récemment mise à jour : le bureau de travail de Joseph Poelaert (1817-1879), l'architecte du Palais de Justice. Il l'emmène jusqu'au fond de la pièce où il lui montre des hiéroglyphes et une représentation du dieu Seth. À la surprise de Mortimer, Henri se saisit d'une masse et en frappe le mur. De la fissure s'échappe une puissante lumière. Henri passe par la faille, mais le mur s'écroule derrière lui, empêchant Mortimer de le suivre. Mortimer remonte le plus vite possible et sort du Palais de Justice. Le rayonnement s'échappe du bâtiment et irradie toute la ville.
Trois semaines plus tard, Mortimer se réveille sur un lit d'hôpital où il est venu consulter à cause de terribles cauchemars dans lequel Seth lui apparaît. À l'extérieur, l'armée a commencé à évacuer les civils. Quelques temps plus tard, Mortimer retrouve Blake devant le Palais de Justice, autour duquel ont été élevés des échafaudages pour constituer une cage de Faraday afin de contenir le rayonnement. Des années plus tard, les bâtiments ont commencé à se dégrader et quelques animaux sauvages circulent dans la rue. Non loin du Palais de Justice, un groupe de personnes prépare un acte de destruction contre le bâtiment. Leur intervention a des conséquences néfastes et Philip Mortimer est contacté par Francis Blake pour une intervention de la dernière chance, en urgence. Mortimer doit se rendre à Bruxelles.
En 1996, paraît une nouvelle aventure de Blake & Mortimer, réalisée par Jean van Hamme & Ted Benoît, 9 ans après la mort de leur créateur Edgar P. Jacobs. Entretemps, Média Participations a fait l'acquisition des Éditions Blake & Mortimer, et Jean van Hamme a défini les règles à respecter pour les albums de la reprise : rester dans les années 1950 et ne pas poursuivre après Les 3 formules du Pr Sato (voir Autour de Blake & Mortimer - tome 9 - Blake et Mortimer - L'héritage Jacobs (2016/2018). Lors de l'annonce de ce tome, l'éditeur a clairement indiqué qu'il s'agit d'un projet à part, qui ne s'inscrit pas dans le cadre établi. D'une part Blake et Mortimer ont vieilli car l'aventure se déroule après Les 3 formules du Pr Sato ; d'autre part François Schuiten ne s'en tient pas aux caractéristiques graphiques de la ligne claire d'EP Jacobs. Du coup l'horizon d'attente du lecteur s'en trouve plus incertain, car il a conscience qu'il ne va pas retrouver les spécificités bien établies pour la reprise de la série.
Avec la scène d'ouverture, l'amateur de Blake & Mortimer se retrouve en terrain connu, puisqu'il s'agit d'une scène tirée de Blake & Mortimer - tome 5 - Mystère de la grande pyramide (Le) T2 (1955). Au fur et à mesure du récit, il retrouve les éléments classiques des personnages, ainsi que le ton de la narration, et le thème d'aventure. Il suit Mortimer (et un peu Blake) enquêtant sur un phénomène physique non théorisée scientifiquement, menaçant de causer des destructions à l'échelle planétaire, devant faire preuve de courage pour surmonter les obstacles tant physiques que scientifiques. Dans des interviews, Schuiten a indiqué qu'il a développé l'intrigue (avec Dormael et Gunzig) sur la base d'une idée présente dans les carnets de Jacobs. En termes de narration visuelle, le lecteur découvre une mise en couleurs très sophistiquée qui met en jeu des techniques autres que les simples aplats de couleurs. François Schuiten réalise des images d'une minutie exquise, évoquant les gravures du dix-neuvième siècle, et les illustrations de Gustave Doré, pas du tout dans un registre ligne claire.
Le lecteur entame ce tome et se sent tout de suite en terrain familier, qu'il soit lecteur de Blake & Mortimer, ou de Schuiten. Outre la base de l'intrigue empruntée à Jacobs, il suit le professeur Mortimer dans sa difficile progression dans Bruxelles, jusqu'à atteindre la source du rayonnement électromagnétique, pour essayer de sauver le monde, pendant que Blake essaye de limiter les dégâts probables d'une intervention armée sans finesse. Les auteurs font référence à quelques éléments de la mythologie de la série, soit évidents comme la Grande Pyramide, soit plus à destination des connaisseurs comme l'apparition d'une Méganeura. Pour autant, l'histoire reste intelligible et satisfaisante, même si le lecteur n'a jamais ouvert un album de Blake & Mortimer. De la même manière, le lecteur retrouve les caractéristiques des dessins de François Schuiten : une incroyable précision, des touches romanesques et romantiques, un amour de l'architecture. Il peut aussi apprécier la narration visuelle s'il ne connaît pas cet artiste, pour la qualité de ses descriptions, l'utilisation de cadrages (gros plan sur une main en train d'agir, posture des personnages en mouvement) et de plans de prise de vue directement empruntés à Jacobs. Le lecteur familier des albums originaux retrouve ces cases très déconcertantes où la cellule de texte décrit ce que montre l'image. Par exemple page 11, le texte indique : Mais déjà le marteau s'abat contre la surface de pierre. C'est exactement ce que montre la petite case, faisant s'interroger le lecteur sur l'intérêt de doublonner ainsi l'information, si ce n'est pour un hommage.
Arrivé à la fin de l'album, le lecteur a apprécié l'aventure, observé que Dormael, Gunzig et Schuiten ont imaginé un risque technologique de type anticipation plausible dans son concept, peu réaliste dans sa mise en œuvre, mais très cohérent avec les récits d'anticipation de Jacobs. Il a bénéficié d'une narration visuelle d'une grande richesse, respectant l'esprit un peu suranné des œuvres originelles, avec des techniques de dessins et de mise en couleurs différentes de celles d'Edgar P. Jacobs. Il en ressort un peu triste. Le choix de situer l'histoire plus récemment amène à voir les personnages ayant vieilli, Mortimer indiquant qu'il est à la retraite. Ils ne sont pas diminués physiquement, mais leurs remarques contiennent une part de nostalgie, et de jugement de valeur négatif sur leur présent. Dans des interviews, Schuiten a déclaré qu'il souhaitait exprimer l'état d'esprit d'Edgar P. Jacobs qui se déclarait déconnecté de son époque à la fin de sa vie, ne comprenant plus le monde qui l'entourait. Cette sensation d'obsolescence de l'individu s'exprime en toile de fond, avec le jugement de valeur de Mortimer sur les conséquences du rayonnement électromagnétique, ramenant l'humanité dans un stade technologique qu'il estime plus humain.
S'il a suivi la carrière de François Schuiten, le lecteur détecte plusieurs références à d'autres de ses œuvres. L'échafaudage englobant le Palais de Justice évoque le réseau Robick de Les cités obscures : La fièvre d'Urbicande (1985). La locomotive est un modèle 12.004 de la SNCB, celui qui figure dans La Douce (2012). Le Palais de Justice de Bruxelles joue déjà un rôle central dans Les cités obscures : Brüsel (1992), et son architecte Joseph Poelaert y est évoqué. Le thème du temps qui passe, du décalage avec l'époque présente entre en résonance avec ces évocations d'une longue carrière, constituant un regard en arrière. Avec cette idée en tête, le lecteur considère d'une autre manière les références à la culture de l'Égypte antique, à la très ancienne confrérie évoquée par Henri, aux transformations induites par la technologie sur la société humaine. Dans cette optique, l'essaim de scarabées libéré par Bastet s'apparente à une plaie d'Égypte, une condamnation divine. Les cauchemars de Mortimer deviennent des signaux émanant du passé. L'utilisation d'un pigeon voyageur (Wittekop) pour communiquer est un symbole d'une communication indépendante de la technologie de pointe. Mortimer fait confiance aux chats pour le guider car l'instinct des animaux les pousse à éviter ce qui pourrait leur faire du mal : à nouveau la sagesse ne vient pas de la technologie, mais de la nature. Les soins prodigués par Lisa relèvent d'une forme de médecine alternative qui devient un savoir thérapeutique héritée de la sagesse ancienne, et plus efficace que les cachets et les pilules. Le fait que Mortimer se retrouve devant des statues égyptiennes sens dessus dessous finit par évoquer que c'est le monde moderne qui marche sur la tête. La nostalgie d'un monde plus simple, plus maîtrisé submerge alors le lecteur. Très habilement, 2 personnages évoquent le syndrome chinois : hypothèse selon laquelle le matériel en fusion d'un réacteur nucléaire situé en Amérique du Nord pourrait traverser la croûte terrestre et progresser jusqu'en Chine. Là encore le lecteur peut y voir une angoisse d'applications scientifiques non maîtrisées, et qui en plus ne date pas d'hier.
En ouvrant ce tome, le lecteur sait qu'il s'agit d'un album de Blake & Mortimer qui sort de l'ordinaire, à la fois parce que les personnages principaux ont vieilli, à la fois parce que l'artiste a bénéficié de plus de libertés créatrices que les autres équipes ayant repris la série. Il plonge dans une bande dessinée d'une rare intensité, non pas parce que la narration est dense ou l'intrigue labyrinthique, mais parce qu'il s'agit d'un projet ayant mûri pendant 4 ans de durée de réalisation, parce que les phrases prononcées par les personnages portent en elles des échos des préoccupations des auteurs, parce que la narration visuelle est d'une grande beauté plastique et d'une grande minutie, parce que la mise en couleurs semble avoir été réalisée par la même personne que les dessins. En refermant cet album, le lecteur reste sous le charme de ce récit pendant de longs moments, touché par une œuvre d'auteur jetant un regard d'incompréhension sur le monde qui l'entoure, comme s'il s'était trouvé dépassé par la modernité, finissant déconnecté de son époque.
Article passionnant que j'ai dévoré. On croirait un fan :-) .
RépondreSupprimerJ'ai trouvé ta description des dessins de Schuiten très poétique, avec cette "minutie exquise" et cette référence à Doré.
Je ne lirai pas cet album pour cette tristesse que tu évoques, qui risque de me marquer encore plus, moi qui ai vraiment plongé dans la BD avec eux. Je crois que ça me ferait "mal".
Merci pour l'hyperlien ; l'attention me touche.
Ta réaction me touche également, car je n'étais pas très à l'aise pour aborder les caractéristiques d'une série que je ne connais que superficiellement et n'apprécie que modérément. Il était important pour moi de ne pas me focaliser exclusivement sur Schuiten.
RépondreSupprimerIl était évident pour moi de mettre un lien vers ton article, car c'est grâce à toi que j'ai pu apprendre à connaître les qualités des BD d'EP Jacobs, et ainsi nourrir mon avis.
À la lecture, il est difficile de déterminer si la nostalgie d'une époque passée est uniquement celle d'EP Jacobs très bien exprimée par les auteurs, où si Schuiten, van Dormael et Gunzig ressentent cette même sensation d'incompréhension d'un monde qu'ils ne reconnaissent plus, qui a continué d'évoluer à la fois trop vite, à la fois dans une direction opposée à leurs attentes. Le ressenti global est à a fois triste et angoissant, avec une pointe d'amertume.
En soi, le fait que le ressenti global soit triste, angoissant, et avec une pointe d'amertume dénote vraiment par rapport aux épilogues de la série régulière, qui étaient toujours empreints d'optimisme et finissaient par des toasts à la Reine, à Noël, aux hommes de bonne volonté, etc. Sans doute un signe des temps.
SupprimerEn fait, ça finit bien, mais avec une fibre passéiste qui équivaut à un jugement de valeur négatif sur notre présent.
RépondreSupprimerEtant donné que l'on avait discuté de cette BD la dernière fois à Paris, c'était l'article que j'espérais lire sur ton blog. Me voilà comblé.
RépondreSupprimerTes arguments ont par ailleurs comblé mes attentes et j'ai acheté le bouquin dans la foulée : De l'hommage mature, nostalgique et mélancolique aux illustrations qui sonnent comme des gravures de Gustave Doré, tout est fait ici pour m'attirer. Contrairement au dernier album "canonique" des aventures de Blake & Mortimer (La Vallée des Immortels), que j'ai reposé après l'avoir feuilleté en librairie, du fait de sa multitude de pavés de texte envahissants, là où j'espérais trouver une BD plus aérée que les classiques de Jacobs, puisque nous sommes en 2019...
Ici, le fait que expliques que les cellules de texte qui font écho à l'action (la scène du marteau) se limitent (probablement) au simple hommage est également rassurant.
Bref, merci pour cet article très détaillé, comme d'habitude...
Cet article représentait un défi pour moi qui ne suis pas grand appréciateur des BD d'EP Jacobs (raison pour laquelle j'ai vite abandonné la lecture des repreneurs). C'est donc en lisant tout d'abord tes articles sur le site de Bruce puis ceux de Barbuz sur le sien que j'ai pu modestement nourrir mes observations sur le rapport avec l'œuvre originale et espérer qu'il soit un peu parlant pour les lecteurs venus pour Blake & Mortimer. J'ai plus particulièrement pensé à toi avec l'apparition de la Méganeura.
RépondreSupprimerJ'avais envoyé l'article à Bruce avant la fin de la saison, mais la programmation n'a permis de lui trouver une place.
Ah oui ! la Méganeura ! La libellule géante préhistorique !
RépondreSupprimerJ'ai envoyé à Bruce un article sur le Rayon U de Jacobs il y a deux ans maintenant (rires) ! Mais je crois qu'on en a déjà parlé.