Ma liste de blogs

Affichage des articles dont le libellé est Aéroport. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Aéroport. Afficher tous les articles

mardi 5 août 2025

La nuit est belle

Le mélodrame sauve l'innocence.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par David Graham pour le scénario, et par Aurélie Guarino pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingt quatorze pages de bande dessinée. Les personnages n’ayant ni prénom, ni nom, ils seront appelés comme sur la couverture : Loser, Danseuse, Pharmacienne, et Oscar Wilde (Ha, oui, lui il est nommé).


Dans les couloirs de l’aéroport de Roissy, Loser pousse tout le monde dans un escalator, puis court comme un dératé dans les longs couloirs, pour enfin arriver devant l’hôtesse d’enregistrement. Elle lui annonce que c’est trop tard, car l’enregistrement est terminé, l’avion va décoller. Une autre jeune femme arrive en courant pour s’enregistrer, et elle reçoit la même réponse. L’hôtesse ajoute : Le prochain vol pour Miami est dans trois heures, c’est le dernier avant demain midi. Il est complet, mais il y aura peut-être une place ou deux, il y a toujours des retardataires qui perdent leur place. Danseuse va s’assoir sur un siège pour attendre, Loser vient s’installer à côté d’elle et essaye d’entamer la conversation. Il pose quelques questions gentiment, elle répond du bout des lèvres, sans donner beaucoup d’informations. Finalement l’heure de l’embarquement arrive, et ils se dirigent vers l’hôtesse. Elle les informe qu’il reste quatre places, une famille. Si elle n’est pas là dans cinq minutes, ils pourront embarquer tous les deux. Les minutes s’égrènent et soudain la famille surgit en courant. Lui et elle sont consternés. Ils se rendent au guichet de la compagnie aérienne pour changer leur billet. Elle s’éloigne pour aller trouver un hôtel dans l’aéroport, pour dormir. Il lui propose de plutôt en profiter pour aller à Paris. Il ajoute qu’il a sa voiture et qu’il est insomniaque, il ne la drague pas.



Loser conduit sa voiture et demande à Danseuse où elle souhaite aller. Elle lui répond : le vingtième arrondissement. Arrivés devant le portail du cimetière du Père Lachaise, elle lui demande de l’aider à l’escalader pour s’y introduire. Ce qu’il fait, et les voilà dans l’enceinte, à déambuler dans les allées à la recherche d’une tombe bien précise. Il en profite pour consulter son portable et il lit à haute voix : L’intrusion dans un cimetière est passible d’une amende de cinquième classe pouvant aller jusqu’à mille cinq cents euros. Pour la profanation d’une tombe, la peine encourue est d’un an d’emprisonnement et de quinze mille euros d’amende. Compte-t-elle profaner une tombe ? Elle lui raconte que quand elle avait dix-sept ans, elle venait souvent ici avec sa copine Esther : Oscar Wilde était son héros. C’était à cause d’une lettre envoyée à son amant, Lord Alfred Douglas, qu’Oscar Wilde a été condamné à la prison. Esther voulait venger Oscar, mais aussi faire de ces baisers un symbole de liberté. Elles embrassaient donc la statue Flying Demon Angel en laissant une trace de rouge à lèvres. Elles revenaient souvent embrasser Oscar. Un jour, elles se sont aperçues qu’elles avaient inspiré des gens. Oscar recevait des baisers et des messages. Sa tombe était devenue un repère où l’on venait fêter la liberté d’aimer.


Quatre personnages aussi communs qu’improbables. Tout commence par un retard à l’embarquement, et l’insistance gentille d’un monsieur pour lier connaissance avec celle qui est arrivée en retard comme lui. Voilà deux personnes qui ne se connaissent pas en train de faire une virée dans un Paris nocturne. Arriver en retard à l’enregistrement, espérer qu’il y ait un désistement dans le vol suivant : plausible, voire banal pour certains. Accepter d’aller se promener à Paris de nuit avec un inconnu, plutôt que de dormir (mal) dans un hôtel : inattendu. S’introduire de nuit dans le cimetière du Père Lachaise : cela commence à sortir un peu du réalisme. Rencontre un quasi-fantôme, celui d’un écrivain à la réputation internationale. La danseuse le résume le mieux : Alors on va sur une tombe, une sur soixante-dix mille… Et on choisit la seule qui est hantée ? C’est quand même pas de chance. Par ailleurs ce quasi-fantôme ressemble peu à l’original. Il s’en suit une course-poursuite en voiture dans Paris au cours de laquelle les fuyards réussissent à semer la Police : peu probable. Le lecteur fait le rapprochement avec la mention à répétition (jusqu’à en devenir un gag récurrent) du livre Le fantôme de Canterville (1887). Pas de doute, ce récit s’apparente à un conte, les auteurs font usage de licence poétique. En particulier, la dessinatrice s’amuse bien avec les preuves de l’immortalité de Wilde.



La première scène se déroule par un beau soleil de printemps, peut-être de début d’été, avec des couleurs claires et des couleurs gaies. La mise en couleurs vient discrètement apporter des éléments d’information. Par exemple, l’évolution du camaïeu derrière les vitres de la zone d’attente qui passe du jaune orangé à un violet sombre pour marquer les heures qui passent, de l’après-midi à la nuit tombée. En page huit, elle réalise une mosaïque de rectangles colorés pour évoquer l’impression subliminale des éclairages artificiels et des enseignes. En page neuf, le lecteur admire un magnifique ciel étoilé dans une illustration en pleine page, en se faisant la remarque intérieure qu’il s’agit également pour partie d’une licence poétique dans cette banlieue. En page treize, la couleur prend le pas sur les contours encrés pour un effet de silhouettes ou d’ombres chinoises dans le cimetière. L’artiste met ainsi en œuvre différentes techniques : en page vingt-et-un un entrecroisement de traits au crayon gras pour un effet de plafond rocheux dans les ténèbres, en page vingt-cinq des traces lumineuses de phares de voiture pour rendre compte de la vitesse, en page quarante-neuf un passage par le noir & blanc avec des nuances de gris pour un vieux film, en page soixante-dix une case avec un fond rouge pour rendre compte de la violence, etc. Ainsi discrètement, la narration visuelle devient d’autant plus variée et animée.


Les personnages apparaissent tous sympathiques, même ceux en colère, ou les figurants. Les visages sont représentés avec un degré de simplification. La dessinatrice joue avec leur expressivité en l’augmentant, sans systématisme, plus pour faciliter l’empathie du lecteur. Le lecteur peut porter un jugement de valeur sur le comportement de chacun des quatre personnages, ce qui ne diminue en rien l’empathie qu’il éprouve pour eux. L’artiste sait les rendre sympathiques et uniques : la sollicitude bienveillante de Danseuse, le détachement de Wilde du fait de son grand âge, le caractère un peu fataliste de Loser, la détermination teintée de sarcasme de Pharmacienne. Toujours sur le même plan, Le lecteur éprouve la sensation de suivre une aventure assez posée le temps d’une nuit. En y repensant, il se rend compte des différents lieux visités : un aéroport dans tout ce qu’il a de lieu de passage, le cimetière du Père Lachaise dont le tombeau de Wilde, un café parisien, un pont au-dessus de la Seine, une pharmacie, un grand café avec un grand espace karaoké, le parvis du palais Garnier place de l’Opéra, une grande librairie spacieuse, etc. Le lecteur apprécie le sens du détail de l’artiste, par exemple : les silhouettes de mannequin et leurs robes dans une boutique de l’aéroport, la guirlande de petits fanions dans le bar, le magnifique dallage de la pharmacie, la superbe porte en chêne d’un immeuble haussmannien, le jeu de lumières du karaoké, les graffitis sur les vitres de protection de la tombe de Wilde, etc.



Le lecteur se sent tout acquis à la situation problématique des personnages. Il en découvre rapidement un peu plus sur Danseuse : son attachement au tombeau de l’écrivain. Il faut attendre plus longtemps pour en savoir plus sur Loser. Le ressort de l’intrigue est explicité à la fin du premier tiers de l’ouvrage. Ce qui déclenche les actions des personnages pour y remédier de plus ou moins bonne grâce. Le lecteur se rend compte qu’il apprécie de simplement passer du temps avec eux, sans trop se préoccuper d’une trame générale, sans même s’inquiéter de savoir s’ils seront à temps à l’aéroport le lendemain pour leur avion. Cela tient pour partie à la sympathie générée par les personnages, et pour partie à la forme de conte. Pour échapper à la police, Loser doit abandonner sa voiture, qui fera certainement l’objet d’une contravention, au minimum, cela ne préoccupe aucun personnage. Ils dont dû y abandonner leurs valises avec leurs effets personnels, aucune arrière-pensée non plus. Dans le cimetière, Loser se fait une méchante blessure : une branche ou une racine acérée qui se plante dans son mollet droit. Un simple bandage et une désinfection plus tard, et tout est oublié.


Pour autant, la lecture comporte plusieurs autres centres d’intérêt, autre que l’intrigue proprement dite. Le lecteur ne peut pas s’empêcher de se demander, voire de de souhaiter qu’il se développe une relation affective entre Danseuse et Loser. Il sourit en voyant la forme de rébellion de Pharmacienne contre sa condition, car les auteurs n’hésitent pas à l’armer de cocktails Molotov faits maison, et même d’une grenade ! Il y a également le cas de ce quasi-fantôme. Le lecteur comprend que la mention répétée du Fantôme de Canterville agit à la fois comme un hommage, et comme une indication sur l’influence de cette histoire. Cela amène Oscar à évoquer l’exercice de son art d’écrivain, et à rappeler qu’il a écrit d’autres choses, par exemple Le portrait de Dorian Gray (1890). Plus loin, le libraire complète sa bibliographie : Wilde a écrit des pièces de théâtre, des contes, de la poésie, des lettres. Beaucoup de lettres… Il a beaucoup aimé Salomé. C’est une pièce formidable. Mais Son livre préféré de Wilde, c’est De profundis. Une longue lettre adressée à son amant, lord Alfred Douglas. Le lecteur peut ressentir que c’est un écrivain qui a compté aussi pour les présents auteurs. Au fur et à mesure émerge une autre thématique, celle de l’insatisfaction, de la répétition des schémas, de la vie qui semble comme bloquée dans une phase inextricable. La bande dessinée établit ce constat pour les différents personnages, sans proposer de solution miracle ou d’action magique (bien qu’il s’agisse d’un conte), mettant en lumière les effets de cette simple prise de conscience, à la fois de prise de recul sur sa vie, à la fois d’analyse de ce qui est en jeu.


Une petite virée nocturne dans Paris, à quatre, avec un quasi-fantôme (et pas n’importe lequel), une super danseuse, une pharmacienne phénomène, un vrai faux loser ? Une narration visuelle douce et vive, discrètement variée et riche, un vrai plaisir de lecture. Des personnages sympathiques avec leurs défauts, et une narration s’apparentant par certains aspects à un conte. Une prise de conscience nécessaire sur une forme de décalage entre ce que l’on vit et ce que l’on souhaite. Attentionné.



mercredi 14 août 2024

Des fourmis dans les jambes

Vous avez le Sans contact ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Derainne pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-six pages de bande dessinée. Cet auteur a également réalisé Un orage par jour paru en 2021.


À l’aéroport Charles de Gaulle, les avions sont bien alignés, connectés chacun à leur passerelle, attendant les passagers. Une jeune femme parcourt une circulation dans la file de nombreuses personnes anonymes, l’esprit préoccupé. Les fourmis qui grimpent le long de ses jambes l’empêchent de marcher. Elle aimerait qu’elles s’en aillent. Elle aimerait accélérer le pas, répondre au téléphone qui vibre dans son sac, et aller aux toilettes. Pas nécessairement dans cet ordre. Ainsi troublée, elle éprouve l’impression de se déplacer dans une autre direction que le flux de passagers dont elle fait partie. C’est comme si elle est en décalage par rapport au flux bien ordonné, comme si les autres êtres humains se déplacent à dans un espace-temps qui n’est pas le sien. Elle s’extirpe de ce mouvement pour passer aux toilettes, puis se laver les mains, les passer dans un sèche-mains électrique à flux d’air. En sortant, elle active ses oreillettes sans fil et elle appelle son ami. Celui-ci lui l’informe que le jardin a un peu perdu de son charme, en espérant qu’elle n’est pas trop déçue : des sangliers ont mangé toutes les iris. La jeune femme répond qu’on dirait que les sangliers attendaient qu’elle s’en aille. Elle continue : il faudrait construire des barrières, inventer des pièges, elle ne se sait pas. Elle s’interroge : Pourquoi viennent-ils chez eux ? Le potager des voisins est très bien. Son compagnon indique que ce n’est pas tout : il a vu des petits aussi, il y en a sept. La jeune femme éprouve des difficultés à y croire : Sept marcassins, c’est une blague ? Elle se lamente sur son pauvre jardin.



Tout en discutant, elle a continué à marcher dans les couloirs sans fin, avec des individus qui passent autour d’elle, dans le même sens ou en sens contraire. Parmi eux, un père avec sa fille assise sur la valise à roulettes, une famille de trois personnes avec le jeune enfant tenant la main de ses parents de chaque côté. Elle s’arrête devant un panneau indicateur dont les logos signalent que les avions se trouvent vers la droite et les bagages vers la gauche. Elle se dit pour elle-même que ça se tente : à elle la France ! Elle change donc de destination et elle rappelle son compagnon. Chemin faisant d’un bon pas, elle lui fait observer qu’il a une drôle de voix depuis tout à l’heure… Il explique qu’il est resté au lit toute la journée, c’est pour ça. Elle le rassure en lui disant que ça passe vite six mois, et puis il viendra la voir. Il la détrompe : Ce n’est pas ça, lorsqu’il s’est levé, il a été pris de vertige, et depuis il a mal au ventre. Il trouve que le soleil est méchant en ce moment. Elle trouve ça inquiétant, il devrait peut-être appeler quelqu’un. Il la rassure : si demain il ne va pas mieux, il annulera le shooting et il prendra rendez-vous chez le médecin.


Mais qu’est-ce que c’est que ça ? De prime abord, ce n’est pas bien compliqué : une jeune femme qui est entre deux avions dans les couloirs impersonnels de l’aéroport Charles de Gaulle. Elle discute avec son compagnon, se promène dans cet environnement si particulier, saisissant une occasion de sortir pour humer l’air de Paris, pour s’échapper de ce lieu de transit, pour pénétrer dans un endroit identifié, un lieu avec de la personnalité. La narration visuelle repose sur des dessins aux formes simples, voire simplistes, colorées, avec des fonds de case régulièrement d’une couleur unie, et un jeu sur le positionnement des personnages, en particulier les anonymes qui se trouvent en décalage par rapport à la jeune femme, pouvant marcher aussi bien un ou deux mètres sur le côté, ou même à la verticale le long d’une bordure de case, voire dans ses cheveux en étant représentés comme minuscule. Le lecteur se rend compte que cette histoire prend fin au milieu de l’ouvrage : la seconde partie s’attache à suivre une autre jeune femme, pas nommée non plus, également en transit dans un aéroport, probablement le même. Celle-ci part d’une chambre d’hôtel, se rend à l’aéroport, et y constate que son avion est retardé de trois heures, un temps qu’elle va essayer d’occuper. Elle converse également avec un interlocuteur. Cette fois-ci, ce ne sont pas les autres passagers en transit ou en attente qui forment son environnement, mais les différents lieux de l’aéroport.



La couverture annonce explicitement les partis pris visuels de la narration : un avion représenté de manière très simplifié, une quantité de points lumineux composant une figure géométrique abstraite, tout en évoquant la complexité de la signalétique lumineuse des pistes de décollage et d’atterrissage. En effet, chacune des deux femmes est représentée de manière simple et douce : des traits de contour délicats pour la forme de leur silhouette, la seconde semblant un peu plus longiligne que la première. Les traits de visage se limitent aux yeux et sourcils, nez et lèvres, sans modelé du visage, sans ride ou grain de peau. Les chevelures sont différentes : une teinte blonde avec des reflets de gris pour la première, des cheveux noirs de jais pour la seconde. Les autres êtres humains de passage commencent par de simples silhouettes de profil avec des tenues vestimentaires différenciées, des coupes de cheveux particulières. Puis les individus marchent en parallèle de la protagoniste, éloignés de plusieurs mètres, représentés comme plaqués sur le mur, mélangeant la perspective du dessin, et la distance dans l’esprit de la jeune femme. Une poignée d’individus passent plus près d’elle et disposent de traits de visage a minima comme elle, et il en va également de même pour ceux qui croisent la deuxième protagoniste. Le lecteur ressent cette distanciation comme étant la perception et le ressenti qu’en ont l’une et l’autre.


L’autre aspect singulier de la narration visuelle apparaît également dès la première page. Celle-ci contient deux cases de la largeur de la page, et celle du dessous constitue un fond uniformément gris traversé par un tube vert en coupe, avec une petite pente dans le premier quart, puis plat, emprunté par les voyageurs, une passerelle aéroportuaire fermée, déjà de couleur verte dans la première case. Cette représentation tient à la fois de l’épure simplifiée, du schéma basique, tirant vers le pictogramme ou l’idéogramme des panneaux de signalisation et de direction. L’artiste joue également avec des associations visuelles : par exemple le reflet du disque solaire sur un mur est similaire à celui des plafonniers dans certains couloirs. Par la suite ce disque jaune peut apparaître dans une case, dissocié de tout contexte rappelant aussi bien l’un que l’autre. Devant un ascenseur, le signal lumineux indiquant une cabine arrivant à la montée devient assez flou pour être identique à l’une des balises lumineuses sur la piste. Dans la seconde partie, cette similitude visuelle fait se rapprocher les étoiles dans le ciel des points d’éclairage diffus dans certains couloirs. Cela induit, chez le lecteur, un automatisme d’association conscient ou inconscient entre différents éléments hétérogènes dont l’apparence de la représentation devient très proche.



Dans la seconde partie, l’artiste se focalise plus sur la transformation des lieux, par simplification, par rapprochement, ou encore par paréidolie. Page trente-quatre un avion part ; page trente-cinq un avion arrive. Dans les deux pages suivantes, des cases disposées en trois bandes de deux, des cases noires avec des taches de couleur et une mince ligne continue de couleur, ou discontinue en pointillés irréguliers. Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit de l’impression visuelle des pistes de décollage la nuit. Pour les deux pages suivantes, même disposition de cases et des points blancs, d’abord un seul sur la troisième case, puis de plus en plus : il neige, sans aucun texte ou mot. En soi, rien de d’extraordinaire, à ceci près que cela installe ces motifs visuels dans l’esprit du lecteur qui va immédiatement les identifier par la suite, même si le contexte ou l’objet est différent, comprenant que ce motif est également rémanent dans l’esprit de la jeune femme, provoquant des associations d’idées ou de sensations par automatisme. Elle n’arrive pas à dormir et va déambuler dans les allées, vestibules et halls, où elle ne croise que quelques rares êtres humains. L’artiste isole un élément de décor ou un autre sur un fond vide, créant ainsi une sensation de détachement, d’irréalité, de perte de sens pour ces morceaux isolés de leur contexte.


L’intrigue passe au second plan dans l’esprit du lecteur captivé par l’expérience visuelle, quasiment hypnotique. Pour autant, la première femme découvre qu’elle a quelque chose à dire à son compagnon, et la seconde se retrouve coupée de tout contact et se parle à elle-même. L’une et l’autre font l’expérience de cette coupure du monde normal, dans cet endroit dont la seule fonction est de passer d’un avion à un autre, et d’attendre. La narration visuelle donne à voir la déréalisation que les lieux provoquent en ces deux êtres humains, l’impersonnalité et l’impermanence, deux forces destructurantes annihilant l’intime et la continuité. Dans un premier temps, il semble au lecteur que le seul point commun entre les deux parties soient les lieux. Après coup, il compare ce qui s’est opéré en chacune des deux femmes. La première a appris une information très personnelle dans ces lieux impersonnels, ce qui a changé sa vie de manière significative. La seconde est arrivée en état d’agitation irrépressible et l’étrangeté irréelle de l’aéroport en période nocturne a eu un effet inattendu sur elle. L’une et l’autre se sont adaptées chacune à leur manière à ce lieu de passage, leur propre situation les amenant à un comportement différent.


Une bande dessinée singulière. Par son intrigue très simple et très linéaire, scindée en deux parties dont le seul point commun est l’aéroport et le fait qu’il s’agisse de deux femmes. Par sa narration visuelle : des effets impressionnistes et expressionnistes, des éléments abstraits, des structures conceptuelles, vingt-et-une pages silencieuses, des pictogrammes, autant de composants qui participent à la fois à la déréalisation et à une expérience sensorielle extraordinaire. Un voyage singulier.