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lundi 8 juillet 2024

Jesuit Joe et autres récits

Je ne pars pas avec toi. Je vais dans la direction opposée.


Article coécrit avec Barbüz.

Ce tome regroupe trois histoires indépendantes : Jesuit Joe (parution initiale en 1980), La macumba du gringo (1977) et À l'ouest de l’Éden (1979). Ces histoires ont été réalisées par Hugo Pratt (1927-1995) pour le scénario, le dessin, et la couleur. Chacune compte quarante-huit planches, toutes en couleurs. L’édition de 2020 se termine avec une postface dense de sept pages, intitulée Évanescences, Transcendances, Immanences ; elle a été rédigée par le critique de cinéma et de bande dessinée franco-italien Francesco Boille.


Jesuit Joe

Quelque part dans une zone sauvage du grand Nord canadien, en plein hiver, Jesuit Joe toque à la porte d’une cabane : pas de réponse. Il y pénètre et découvre une enveloppe sur la table et un uniforme de caporal de la Gendarmerie royale du Canada dans l’armoire. Il s’installe, mange un biscuit puis se change, revêt l’uniforme, endosse le chaud manteau et allume une cigarette. Soudain, des coups de feu retentissent : trois hommes tirent sur Jesuit Joe depuis l’extérieur. Alors qu’ils s’approchent, Jesuit Joe se jette par la fenêtre et les abat tous les trois, chacun d’un seul coup. Il sort ensuite un couteau et les scalpe. Plus tard, il récupère un canoë caché dans la végétation et le met à flot. Il entend bientôt des bruits de tambour. Toujours silencieux, il rejoint la rive, met son canoë à sec et se dirige vers la source du bruit. Il découvre un Indien cree en train de danser autour d’un nouveau-né dans un porte-bébé dorsal…

L’histoire se déroule vraisemblablement au début des années 1930, bien que l’époque soit difficile à établir précisément. Elle met en scène Jesuit Joe, un métis, qui semble suivre un itinéraire précis, d’étape en étape, comme s’il était parfaitement préparé. Sa présence est inexpliquée, ses objectifs ne sont pas dévoilés. Ses actions semblent préméditées : il connaît les lieux, sait où tout se trouve dans la cabane et est au courant du contenu de la lettre.

Au fil des pages, le lecteur comprend que le personnage est l’agent d’une certaine vengeance ; il applique la peine capitale sans pitié. Son adresse au revolver est aussi stupéfiante que sa cruauté, puisqu’il scalpe toutes ses victimes. L’homme semble étranger aux notions de pardon et de compassion. Son visage reste absolument inexpressif du début à la fin ; insondable, indéchiffrable. Ses raisonnements décidément bien étranges l’amènent à commettre des actes choquants, en témoignent les scènes de l’oiseau (page 19) et de sa sœur (page33). En revanche, il prend parfois des risques fous pour sauver une vie, notamment celle du sergent Fox.

Le lecteur ne tarde pas à spéculer sur cet énigmatique personnage, véritable loup solitaire qui semble avoir été perturbé par son éducation catholique. Cet homme possède-t-il toute sa raison ? Au nom de qui ou de quoi agit-il ? D’où tire-t-il cette clairvoyance et cette lucidité déstabilisantes ? N’est-il qu’un déséquilibré qui s’empare d’un uniforme et que ce dernier le possède au point qu’il rende la justice lui-même ? Ou l’imperceptible touche de surnaturel fait-elle de lui plus que cela ? Il est question de folie et de messages divins : si Jesuit Joe refuse de croire que son grand-oncle était fou, lui accepte la possibilité de l’être sans sourciller (page 49). Le lecteur sera libre d’extrapoler : Pratt a-t-il voulu tacher de sang l’uniforme – déjà rouge – de la NWMP, qui a participé aux répressions de la rébellion métis du Nord-Ouest (1885) ?

La région est hostile, couverte de neige, et la densité de population y est très faible (avec beaucoup de nomadisme). Les quelques cabanes ou lieux communautaires y semblent éloignés les uns des autres.

Ce cadre est tout sauf fictif, bien que la traductrice – Christine Vernière – n’ait pas jugé bon d’utiliser les adaptations françaises des noms propres : par exemple, Artillery Lake au lieu de lac de l’Artillerie et le Slave pour le grand lac des Esclaves. L’action se déroule a priori dans l’Ontario. Fort Resolution et Fort Reliance ont semble-t-il bel et bien existé.

La linéarité de la narration est parfaite dans le sens où elle est absolument imperceptible malgré un seul et unique fil conducteur. Les talents de conteur de Pratt incitent plutôt le lecteur à succomber au mystère autour de cet intriguant personnage principal. Pratt exploite le silence par de nombreuses planches sans texte ; lorsqu’il y en a, les dialogues sonnent juste et sont naturels, sans maniérisme. Enfin, la chute est idéale en cela qu’elle vient s’ajouter aux questions qui agitent le lecteur.

Le lecteur admirera l’aspect épuré, voire minimaliste du dessin, réduit à l’essentiel. Pratt, c’est évidemment cette patte unique, instantanément identifiable. Le trait est fin, pas toujours continu ; les finitions sont aléatoires, mais l’ensemble reste toujours élégant, car Pratt ne cède jamais à la tentation de l’effet gratuit ou de la surenchère. Le canoë n’est pas à demi posé sur une grande zone entre verdâtre et grisâtre : il file doucement sur un large cours d’eau paisible, avec quelques feuilles à sa surface, avec la ligne des arbres sur la rive à contrejour. Il n’y a rien de superflu et rien ne manque. Les portraits sont simplifiés, mais restent expressifs. Les postures peuvent être symboliques, mais sans raideur dans le trait. Les arrière-plans sont la plupart du temps réduits à leur plus simple expression, c’est-à-dire une simple couche de couleur unie. Pour autant, le détail n’est jamais négligé : notons les ombres des boutons de la canadienne de Jesuit Joe, son uniforme ou encore les vêtements du Cree. L’artiste ne produit jamais plus de six cases par planche, agencées en gaufrier la plupart du temps. Il utilise d’abondantes touches de noir, de la simple tache à la bande plus ou moins large et longue. Ses compositions traduisent bien l’hostilité du climat : paysages désolés, feuilles mortes qui volent au vent, étendues enneigées, noirceur des plans d’eau, ciel gris, voire blanc.

Le lecteur suppose que Jesuit Joe doit comprendre une dimension ésotérique. Peut-être la personnalité et les valeurs du personnage principal, guidé par sa conception du monde très particulière ? Mais aussi une forme de connexion avec un savoir surnaturel, ce qui expliquerait qu’il savait ce que contenait la lettre sans ouvrir l’enveloppe. Il évoque également le fait que Louis Riel (1844-1885) était le frère de son grand-père. Cette information ne parlera qu’au lecteur familier avec ce chef métis, fondateur de la province du Manitoba, meneur de deux mouvements de résistance contre le gouvernement canadien, connu aussi pour ses visions messianiques et sa révélation divine. Jesuit Joe, un redresseur de torts à l’instinct infaillible, mais aussi un rebelle à sa manière, puisqu’il refuse la loi du gouvernement et suit la sienne.

La macumba du gringo

Quelque part dans le nord-est du Brésil, Mae Sabina, la prêtresse de Candomblé, se livre à une cérémonie occulte, avec chandelles et signe ésotérique sur un crâne pour tirer les cartes. Elle ne cache pas à Satãnhia – une jeune femme qui est venue la consulter – que le tirage n’est pas bon, pas bon du tout : la Lune appelle les fantômes. Elle explique à Satãnhia que son mec Gringo est lié à la carte de la Lune, le grand sommeil, la longue attente. Or la Lune est une carte de mauvais augure, son interlocutrice a une rivale, et cette rivale c’est la Mort. Sabina gifle Satãnhia, cette dernière se rebiffe en sortant un rasoir mécanique, puis le laisse tomber à terre et tombe à genoux, reposant sa tête sur les jambes de la sorcière. Ensuite elle lui confie la pedra cristalina que Gringo lui a donnée. Sabina poursuit sa divination : elle voit la mort, des soldats. Dans la jungle, un soldat tire et abat Gringo Vargas, un cangaçeiro. Ses deux comparses, Corisco et Dadã fuient à toutes jambes. Les soldats se lancent sur leur piste.

L’action se déroule au Brésil, vers 1938, dans la région Nord-Est du Brésil. Elle a pour contexte la fin de la révolte des cangaçeiros, des individus poussés au cangaço, c’est-à-dire une forme de banditisme nomade du fait des inégalités sociales abyssales dans le pays. Le dernier cangaçeiro, abattu par la police militaire en 1940, portait le nom de Corisco, qui est aussi celui de l’un des personnages de cette histoire. Quant à la macumba (et bien que ce mot n’apparaisse que dans le titre), le Larousse nous apprend que c’est « un culte proche du vaudou, pratiqué dans certaines régions du Brésil ». Au programme : répression, fantômes, araignées mortellement venimeuses et meurtres sanguinaires sur fond de passion et de folie.


Cet album compte de nombreux figurants (surtout des militaires), mais seulement quatre protagonistes principaux :

Satãnhia, une jeune femme qui éprouve pour son mari Gringo un amour passionnel. Fougueuse, fière, vêtue d’une robe rouge à volants, fumant le cigare et dégageant une sensualité à fleur de peau, elle rappelle instantanément la Carmencita du Carmen (1847) de Prosper Mérimée. (1803-1870). Elle véhicule un érotisme certain (pages 56, 68, 91 et 100). Forcément, son destin sera tragique.

Le second est Mae Sabina, la prêtresse de Candomblé (une religion afro-brésilienne pratiquée au Brésil) avec un talent divinatoire : elle tire les cartes du tarot à Satãnhia et essaie d’interpréter les signes. Si ses pouvoirs semblent bien réels (dont une connexion chamanique avec les araignées, dont une phoneutria, dite araignée bananière, au puissant venin), elle n’hésite pas à manier le fusil pour se défendre.

Gringo. Comme Jesuit Joe, Gringo est un métis, un "caboclo" au Brésil. Gringo est un cangaçeiro ; il en porte tous les oripeaux. Il est principalement mû par sa cause et fait peu de cas de la vie de son épouse.

Enfin, il y a Sabino ; c’est le frère de Satãnhia. C’est lui aussi un cangaçeiro. Il a développé une interprétation très personnelle sur les motivations de Judas Iscariote. Le lecteur peut y voir un délire interprétatif, une obsession messianique aux conséquences tragiques. Tenant un discours complètement halluciné, il n’a visiblement plus toute sa tête et veut être celui qui réussira à façonner au sein du cangaço un destin équivalent à celui de Jésus et de ses apôtres. L’archétype du fou de Dieu, en quelque sorte.

En dehors de l’originalité du propos (l’étonnant éclectisme et la remarquable culture générale de l’auteur seront soulignés), La macumba du gringo, c’est l’histoire d’une révolte dont la fin et l’anéantissement coïncident avec celle d’une vengeance ratée. C’est une œuvre linéaire elle aussi, mais il est fort probable que son côté complètement grand-guignolesque, le manque de plausibilité de son histoire et la volubilité progressivement intarissable des protagonistes à l’approche de la conclusion finissent par venir à bout de la motivation des lecteurs les moins patients.

S’il ne connaît pas les cangaçeiros, le lecteur devra se documenter sous peine de passer à côté des détails dont fourmille la partie graphique. Par exemple, ces chapeaux de cuir ornés de symboles divers que portaient les cangaçeiros. Ils étaient également réputés pour leurs odeurs corporelles fortes, c’est certainement pourquoi leurs têtes sont ici systématiquement auréolées de mouches. Le Brésil, c’est aussi un pays remarquable pour sa faune locale, et il est souvent considéré comme le pays des papillons, ce qui explique que Pratt en ait représenté tant dans cette histoire.

Par deux fois dans ce récit, la luminosité associée à l’humidité fait que les soldats et le fuyard sont représentés par des tâches noires allongées (pages 63, 82 et 83), évoquant des sculptures d’Alberto Giacometti (1901-1966), un moment visuel extraordinaire tirant vers l’abstraction, magique. Le bédéiste joue également avec des tâches de couleurs, deux formes irrégulières formant presque par magie les ailes de papillons (page 101).

Néanmoins, toutes les cases ne sont pas d’une clarté limpide, et même si le phénomène est rarissime, l’utilité et la lisibilité de certaines vignettes ne sont pas au-delà de tout soupçon (page 62). Enfin, ajoutons à cela une minutie et des finitions largement aléatoires, ainsi qu’une forme d’exagération dans l’expressivité des visages.

Contrairement à l’histoire précédente, ici la dimension surnaturelle de l’histoire est sans aucune équivoque, entre les pouvoirs évidents de Mae Sabina et la nature de revenant de Gringo. Cela étant, elle n’est pas une fin en soi et n’est au fond qu’un moyen détourné pour développer cette histoire de vengeance au-delà des frontières du plausible, presque jusqu’à une forme d’absurdité. Les spectres peuvent également être perçus comme la métaphore d’une culpabilité refoulée, de l’inconscient des personnages.


À l'ouest de l’Éden

Un fort perdu dans le désert. Un drapeau britannique flotte, attaché à son mât, deux crânes humains accrochés au sommet. Avec le recul, il s’agit du drapeau Red Ensign frappé d’un blason. Un soldat du Somali Camel Corps monte sur les remparts du fort et tire un coup de fusil en l’air. Le reste de la patrouille arrive à dos de dromadaires. Le lieutenant Abel Robinson du bataillon de frontière demande au soldat ce qu’il en est : celui-ci lui répond qu’ils sont tous morts. Son second ajoute qu’il fallait s’y attendre, car leur radio ne répond plus depuis trois jours. Le soldat montre au lieutenant où se trouvent les cadavres ; à leur vue, il va vomir contre un mur. Cela étant, son second lui lit une lettre trouvée près du cadavre du capitaine Spear, et vraisemblablement laissée là par Mad Mullah, le vengeur.

L’action se déroule au Somaliland, en décembre 1931 ; le pays fut une colonie britannique entre 1887 et 1960. Pratt nous conte ici une histoire de soldats (des membres du Somali Camel Corps) et de garnisons maudites dans le désert, sur fond de fantômes et de folie, en y injectant une variation sur le thème d’Abel et Caïn ainsi qu’un embryon de réflexion sur l’occupation d’un territoire par des forces armées étrangères (davantage que sur la colonisation).

À l'ouest de l’Éden est une pièce de théâtre aussi absurde que macabre. Elle reprend l’histoire tragique d’Abel et Caïn, les deux frères, y intègre de nombreuses références mythologiques et les réincarne en acteurs de leur époque et de leur lieu. Ainsi, le capitaine Adams est-il Adam, évidemment. Ewa, une femme africaine, incarne Ève, bien sûr. Le lieutenant Robinson est prénommé Abel. Quant à Caïn, il est représenté par deux hommes : un métis puis à la fin par un capitaine de l’armée britannique. Quant à Samaël, l’ange déchu et père de Caïn, il a dans ce récit l’apparence d’un sorcier africain. Enfin, Kayin fait le lien avec Ewa (une autre forme d’Ève), liant ainsi tradition juive et mythologie africaine, imposant au lecteur cette dimension mystique du récit.

Il s’ensuit, après une course-poursuite vaine et sans résultat, un véritable dialogue de sourds entre le lieutenant Robinson et toute une galerie de personnages, Robinson tentant de s’accrocher désespérément à une réalité cartésienne qu’il refuse de voir s’effilocher alors que ses interlocuteurs ont de toute évidence les deux pieds dans un autre monde. Comme le dit si bien Samaël lui-même en page 125, « Inutile d’essayer de comprendre ». En bon occidental, Robinson, malgré des accès de folie – ou de clairvoyance - refuse de subir une histoire qu’il ne comprend pas (page 136). Malgré son désarroi profond, il fait parfois montre d’une naïveté terriblement touchante, comme lorsqu’il propose à Adams de lui prêter son étoile filante.

Là encore, la culture de Pratt pourra donner le tournis du fait de la variété de ses centres d’intérêt. Par exemple, pour pleinement saisir les finesses des dialogues, il sera nécessaire de prendre connaissance des grandes lignes de la campagne du Somaliland (1900-1920) et de la vie de Mohammed Abdullah Hassan (1856-1920).

Ensuite, beaucoup de discussions évoquent le jardin d’Éden, le paradis, et tous les protagonistes désirent pouvoir y entrer. Il n’est donc pas dénué de sens d’en déduire que ce désert et ce fort abandonné plus spécifiquement représentent le purgatoire. Le propos est truffé de références à la Genèse, le premier livre de la Bible, et au livre d’Hénoch, entre autres. S’il veut comprendre un maximum d’éléments, le lecteur devra se documenter avant de s’attaquer à ce récit, qui est assurément le plus ardu des trois à décrypter.

L’érudition de l’auteur se retrouve jusqu’à dans le vocabulaire utilisé. Par exemple, Jamadar (le personnage du jamadar Dharam) était le grade le plus bas pour un officier dans l’armée indienne britannique.

Il est également intéressant de noter ce bref échange autour du pétrole, qui ne représente rien pour l’autochtone, mais qui fait immédiatement appel à une forme de savoir scientifique chez l’officier britannique, qui sait que la région « est pleine de pétrole (aujourd’hui, les réserves somaliennes en pétrole et en gaz sont estimées à trente milliards de barils). Rappelons également que cette histoire a été écrite en 1979, soit à l’époque du second choc pétrolier. Comme l’exprime Kayin : Combustion spontanée… Gaz… Je ne comprends pas et en plus je trouve ces mots très laids. Si tu avais un peu de bon sens, tu ne t’en servirais pas ! (page 140).

Les dialogues sont hallucinés ; les discrètes et rares touches d’humour pince-sans-rire ne parviennent aucunement à alléger le propos (page 118). Mais l’ensemble pourra demeurer trop fumeux si le lecteur reste lui-même ancré dans une forme de cartésianisme et qu’il refuse de regarder au-delà d’une simple attaque de fortin britannique par un mystérieux assaillant.

La partie graphique recèle de nombreuses trouvailles visuelles : le zoom arrière très décompressé sur le Red Ensign avec les crânes (page 105), en un gaufrier parfait, les contrastes entre la petite silhouette éloignée et les plans plus rapprochés (pages 111 et 112), ou encore le lieutenant Robinson et la lune (page 134).

Pratt continue à jouer avec le minimalisme, le sous-entendu visuel tirant vers le conceptuel, et vers l’abstraction. Le lieutenant Abel Robinson comme englobé dans un rond jaune, la forme indistincte de l’ample robe rouge de Lilith. Le motif récurrent de l’horizon : une bande noire irrégulière en bas de case pour figurer le sable proche, une autre bande irrégulière de couleur sable pour l’étendue jusqu’à l’horizon, une troisième bande irrégulière plus fine et plus claire pour la brume de chaleur, et une dernière bande de couleur intermédiaire entre les deux précédentes pour le ciel… et peut-être une vague silhouette en ombre chinoise pour le rebelle, un leitmotiv visuel de haute voltige.


Conclusion

Les éditeurs ont fait le choix de mettre le récit le plus accessible en premier, même s’il s’agit du dernier par ordre de parution et donc de réalisation. Pratt surnommait ces albums "la trilogie des religions". On y trouve un zeste de religion, effectivement, mais aussi beaucoup de folie et un soupçon plus ou moins prononcé de surnaturel. Si la religion est bien le déclencheur de ces tragédies, il s’agit aussi et surtout de révolte et de vengeance. Pratt, auteur de bande dessinée d’une culture générale peu commune, immortalise trois conflits aujourd’hui oubliés.

Jesuit Joe évoque en filigrane le destin des métis canadiens par l’un d’entre eux, qui va laisser une longue trace sanglante derrière lui. La macumba du gringo narre les derniers jours des cangaceiros, traqués par la police militaire brésilienne. À l'ouest de l’Éden conte les ultimes sursauts de la révolte des derviches somaliens contre l’occupant britannique.

Trois contextes, trois endroits, chacun avec son climat. La neige et le froid dans Jesuit Joe, le climat tropical et humide dans La macumba du gringo, et les étendues désertiques dans À l'ouest de l’Éden, comme si l’hostilité de la nature exacerbait la folie et l’illumination chez l’homme.

Ces trois histoires sont bien moins simples qu’il n’y paraît au premier abord. Le lecteur reste sur deux doutes à la fin du premier récit : Comment se termine-t-il vraiment, c’est-à-dire qui a tiré le dernier coup de feu ? Et comment Joseph Riel a-t-il su ce qui se trouvait dans l’enveloppe sans l’ouvrir ? Dans le second, il ne peut se résoudre à prendre au premier degré cette histoire de revenant, de vie après la mort, d’araignée et de discussion avec le spectre d’un récent défunt. Dans la dernière, la composante ésotérique prend une importance indéniable, comme un artifice secondaire, pour donner plus de goût à l’intrigue. D’ailleurs, l’interprétation qu’en fait Francesco Boille relève entièrement de ce point de vue. Ces évanescences, transcendances et immanences émanent selon lui de : Trois récits d’interprétation historique centrés sur la condition humaine des plus marginaux sous une forme onirique, trois histoires de rêve-mort, hautement symboliques […], le fond est profond, la forme est légère.

Les intrigues se déroulent de manière linéaire, avec, dans les deuxième et troisième, une explication en dernière scène qui vient rappeler ce qui s’est passé et l’éclairer avec des renseignements supplémentaires, de nature pragmatique, pour expliciter ce qui pouvait paraître arbitraire ou abscons au fil de l’eau.

Pages narrées en image, sans dialogue ni narrateur omniscient, juste quelques onomatopées, scènes d’action avec une prise de vue d’une clarté exemplaire, ou, à l’opposé, scènes contemplatives et totalement immersives, dessins épurés, savante mise en couleurs naturaliste, avec quelques touches très discrètes d’expressionnisme pour les camaïeux habillant les fonds de case… Hugo Pratt réalise des cases d’une beauté et d’une efficacité époustouflantes. Si le lecteur commence à se focaliser sur les détails, un trait ou une forme prise à part, il se dit que la main de l’artiste manque d’assurance, que les aplats de noir sont trop irréguliers, que les formes sont imprécises, que les fonds de case sont réduits à leur plus simple expression. Au fil des planches, le ressenti évolue : chaque chose est parfaitement à sa place, précisément définie. À l’opposé de dessins à l’allure naïve, il s’agit de l’essence de chaque élément qui est saisie.

Trois récits de quarante-huit pages, à l’intrigue immédiatement accessible en surface, car plus profonde qu’il n’y paraît, à la narration visuelle extraordinaire dans son évidence, dans sa maîtrise de l’essence, dans sa forme aboutie où chaque trait est signifiant et indispensable, un équilibre parfait entre description et évocation. Des histoires qui ne révèlent toute leur saveur qu’au lecteur acceptant de s’investir dans les dimensions ésotériques ou surnaturelles qu’elles charrient.




3 commentaires:

  1. Très bon choix d'illustrations. La dernière planche est particulièrement bien choisie - et placée !

    Merci encore pour cette excellente collaboration. Je crois que sans cette impulsion, l'album traînerait encore dans ma bibliothèque. Et je serais passé à côté de beaucoup de choses.

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    1. La recherche d'illustrations n'a pas été une tâche facile : je peux te les envoyer si tu le souhaites.

      Pareil pour moi : une collaboration très enrichissante, une lecture que je n'aurais pas eu le courage de faire tout seul, et un article d'une qualité sans comparaison possible avec mon effort en solitaire. Je suis motivé pour Jhen 1 L'or de la mort qui représente un nouveau défi pour moi.

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    2. Alors si tu es partant pour Jhen (tu écrivais que tu pensais t'y mettre cet été), allons-y, car je n'ai pas encore choisi ma prochaine lecture de franco-belge ; je m'orientais vers un "Lefranc", mais de "Lefranc" à "Jhen" il n'y a qu'un pas, donc ça tombe bien. Ça va être une découverte pour moi, car je n'ai lu qu'un seul tome de "Jhen", le quatre, je crois.

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