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jeudi 3 avril 2025

Smoking: La Révolution Yves Saint Laurent

Comment redessine-t-il le corps de la femme dans cette nouvelle collection ?


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, s’attachant au Smoking et aux contextes de sa création. Son édition originale date de 2024 Il a été réalisé par Loo Hui Phang pour le scénario, et par Benjamin Bachelier pour les dessins et les couleurs. Il comprend environ cent-quarante pages de bande dessinée. Il se termine avec huit pages présentant de manière synthétique trente-quatre personnalités historiques croisées au cours de l’ouvrage, d’Anne-Marie Muñoz (1933-2020) à Marcel Proust (1871-1922), puis par une chronologie reprenant vingt-deux dates de la vie de Saint Laurent, et quatorze dates d’événements choisis dans l’évolution de la condition sociale de la femme en France.


Prologue en mouvement. En 1966, à sa table de travail, Yves Saint Laurent est en train de réaliser le croquis d’une nouvelle création. Anne-Marie, une assistante entre dans la pièce et lui indique que les premiers et les premières d’atelier attendent ses croquis. Il lui remet son dernier croquis, elle commente : un nouveau défi pour l’atelier. Il explique : un Smoking, comme celui des hommes, mais adapté à la femme. Le vestiaire masculin est une pyramide et le smoking en est le sommet. Elle répond qu’il fait un vrai hold-up : ce sera une révolution. Il corrige : non, juste une évolution. – Avancer. New York en 1967, Betty Catroux retrouve Yves Saint Laurent au pied d‘un immeuble. Il lui demande ce qu’elle a fait à ses cheveux. Il trouve que c’est sauvage, c’est chic. Quand elle lui dit qu’elle ne les a pas lavés depuis cinq jours, il s’exclame : Quelle horreur ! Et il lui demande d’aller les laver, ce qu’elle refuse. Il continue ses observations : parfum d’homme et cigarette, il ne lui demande pas ce qu’elle a fait cette nuit. Elle répond qu’elle a passé la nuit dans un bouge et qu’elle ne s’est pas changée.



Yves Saint Laurent constate que Betty Catroux porte un Smoking de la dernière collection, et rien en dessous, et les mains dans les poches en petite allumeuse. Il conclut qu’elle est son héroïne. Le grand couturier se lance dans un développement sur le pouvoir diabolique des poches. Il lui indique deux femmes devant qui demandent une table pour déjeuner dans un grand restaurant. La première sans poches se présente devant l’hôte d’accueil du Hilton qui lui demande si elle a réservé : Saint Laurent estime qu’elle a l’air d’une idiote et en effet elle n'obtient pas l’accès. La seconde se présente les mains dans les poches affichant une grande confidence et le majordome la prie de le suivre à l’intérieur. Le grand couturier explique : Les vêtements induisent des gestes, et ces gestes sont des signes. Il poursuit : en l’occurrence, les mains dans les poches sont l’attitude du dominant, celui-ci a le pouvoir en toute décontraction. À leur tour, ils s’approchent de l’entrée, et la femme sans poche reconnaît le créateur. Le maître d’hôtel répond qu’il ne peut pas les laisser entrer. Alors que Saint Laurent fait observer que le restaurant n’a pas l’air bondé, l’hôte explique que les femmes en pantalon ne sont pas admises dans l’établissement.


Le titre indique explicitement le sujet de l’ouvrage : en quoi le Smoking féminin créé par Yves Saint Laurent a constitué une révolution. Dans un premier temps, l’ouvrage peut apparaître déconcertant. Yves Saint Laurent (1936-2008) a remis le croquis fatidique : celui du premier Smoking pour femme, avec un S majuscule pour désigner cette variation sur un vêtement masculin. Puis, le lecteur le suit accompagné par le mannequin français Betty Catroux (1945-) qui fut également sa muse. Pour une question d’accès à un grand restaurant newyorkais, puis un autre, ils rencontrent différentes personnalités historiques, et ils évoquent leur parcours personnel, ainsi que des faits historiques comme la création du modèle initial du smoking (pour homme, sans majuscule). La narration visuelle présente elle aussi des particularités marquées. Elle commence avec des dessins réalisés au crayon sur une feuille de papier blanc cassé de jaune, dont l’artiste semble avoir découpé les contours pour les coller ensuite sur la page blanche, comme s’il avait lui-même réalisé des croquis, une mise en abîme de ceux réalisés par le grand couturier. Pour la première page du chapitre Avancer : une illustration en pleine page mêlant décors à la peinture, et Betty encrée en noir & blanc sur un trottoir blanc immaculé. Le reste de la bande dessinée va ainsi mêler ces trois modes graphiques : croquis sur papier jaune, noir & blanc, couleur directe.



Autre caractéristique très forte du récit : l’intervention de personnages historiques. Saint Laurent fait rapidement mention de Coco Chanel (1883-1971, Gabrielle Chasnel), puis il évoque Pélagie d’Antioche (Ve siècle), et il rentre dans le détail : Marguerite était une comédienne belle et frivole, elle voulait faire pénitence en se retirant dans un couvent de moines basiliens, sous le nom de frère Pélage. Elle voua son existence à Dieu, recluse dans une petite cellule. Son dévouement forgea son extraordinaire réputation. À sa mort, les moines et le clergé découvrirent que frère Pélage était une femme. Remplis d’admiration, ils rendirent grâce à Dieu. Cette femme est donc citée pour avoir porté le pantalon. Puis Betty & Yves rencontrent Julien Joseph Virex (1775-1846, naturaliste et anthropologue) : celui-ci affirme que le pantalon est l’attribut de l’homme et que Betty n’a pas le droit de l’usurper, jugement qu’il fonde sur ses études qui établissent que la nature a conçu l’homme pour penser, la femme pour enfanter. Mais voilà qu’intervient Madeleine Pelletier (1874-1939) habillée en costume masculin, première femme médecin diplômée en psychiatrie en France, accompagnée de Rrose Sélavy (c’est-à-dire Marcel Duchamp, 1887-1968, travesti en femme) et Candy Darling (1944-1974, née James Lawrence Slaterry) qui attestent qu’il existe des exemples de porosité entre les deux genres. Apparaissent ainsi une trentaine de personnes certaines connues comme Andy Warhol (1928-1987), Alexandra David-Néel (1868-1969, exploratrice, première femme occidentale à atteindre Lhassa), Yoko Ono (1933-, artiste), George Sand (1804-1876, écrivaine), jusqu’à Michel Butor (1926-2016, écrivain), Simone de Beauvoir (1908-1986, philosophe et féministe), Marcel Proust (1871-1922) et bien d’autres. Ains que certains moins connus du grand public comme Sophie Foucauld (années 19830, typote, surnommée la femme-culotte), Marie Marvingt (1875-1963, cycliste, soldat, infirmière de l’air) ou encore le grand couturier Paul Poiret (1879-1944).


Et d’ailleurs, le principe de couper puis de coller des dessins sur la page rappelle la manière de faire de Philippe Dupuis qui a consacré une bande dessinée à Paul Poiret : Peindre ou ne pas peindre (2019). Quoi qu’il en soit, celle-ci commence avec des dessins sans bordures, pour le prologue, puis avec une illustration en pleine page pour l’ouverture du premier chapitre, avec ensuite des cases alignées en bande, sans gouttière pour les séparer dans une même bande. Parfois un personnage ou un objet (comme une cravate découpée) peut dépasser de la bordure d’une case, sur la bande inférieure. À d’autres moments, l’artiste peut revenir à des images sans bordure, juxtaposées, ou comme en insert les unes à côté des autres. Une juxtaposition d’images par exemple pour les différents stades d’évolution des braies au pantalon des sans-culotte. Il continue de d’entremêler des passages en noir & blanc, avec des passages en couleurs, parfois au sein d’une même case. Lorsqu’il s’agit d’évoquer le noir du Smoking, le grand renoncement à la couleur, les fonds de page deviennent noirs. Puis les dessins se font plus conceptuels, se rapprochant de l’abstraction. Le lecteur a tôt fait de s’adapter à cette apparence sortant de l’ordinaire, pour apprécier la liberté qu’elle apporte, ainsi que son élégance, et sa capacité à aborder des thèmes et des idées très variées, autour du port du pantalon et du geste politique que constitue la conception de tenues pour les femmes.



De la même manière, la construction de la balade de Betty & Yves marie élégamment une approche chronologique sur le port du pantalon à travers différentes civilisations, des éléments techniques sur la haute couture et des informations personnelles sur ces deux personnages. Sans être de nature biographique, le récit évoque les origines de Betty et celles d’Yves ainsi que leur parcours professionnel, sans s’appesantir sur leur vie affective et amoureuse ou sur les polémiques de leur vie (par exemple les sources d’inspiration de La vilaine Lulu, 1967). Le lecteur découvre également le rôle des premiers d’atelier, avec Jean-Pierre Derbord et Alain Marchais premiers d’atelier pour Yves Saint Laurent, l’origine du smoking pour homme grâce aux goûts d’Édouard VII (1841-1910), l’importance des tenues militaires dans la création de Saint Laurent (le caban, la saharienne, le trench) le symbolisme du noir dans les vêtements, etc. Tout du long, la question du port du pantalon occupe également une place importante : en particulier la franche opposition des hommes à ce que les femmes puissent en porter, dans la société occidentale, avec de nombreuses références culturelles et historiques mettant en évidence que cette transgression relève d’une construction artificielle, qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Même si Yves Saint Laurent répond à Betty qu’il s’agit d’une évolution, le lecteur comprend en quoi le Smoking féminin a constitué une révolution, comme l’annonce le titre.


En effet, le Smoking (le modèle féminin créé par Yves Saint Laurent) est bien au centre de cet ouvrage qui le contextualise dans l’époque où il a vu le jour, aussi bien socialement que culturellement. Scénario et narration visuelle sont en phase : faisant usage d’une liberté de créer, de jouer sur les formes, aussi bien celle de la balade du couturier et de son modèle à New York qu’esthétiques entre couleurs et noir & blanc, représentations figuratives et croquis, pour mettre en scène une phase significative de la modernité, provoquée par cette création haute couture. Plus que la mode, une libération.



lundi 12 février 2024

Ne pas peindre

La générosité n’est pas une faiblesse dont s’embarrasse les banquiers.


Ce tome est le second d’un diptyque intitulé Peindre ou ne pas peindre, ayant fait l’objet d’une réédition Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale en 2021. Sa première édition date de 2020 sous le titre complet de Une histoire de l'art - Tome 3 - Ne pas peindre. Le premier tome de cette série est paru en 2016, sous le titre Une histoire de l’art, et sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso, pour une promenade dans les méandres de l'histoire de l'art, après avoir fait l’objet d’une parution dématérialisée sur la plateforme Professeur Cyclope. Cet ouvrage a été réalisé par Philippe Dupuy, scénario, dessins et couleur. Il comporte environ cent-vingt pages de bande dessinée.


Devant la villa Paul Poiret inachevée, à Mézy-sur-Seine. Créer avec de la couleur. Il n’a fait que ça toute sa vie après-tout. Jouer de la couleur, lui donner forme. La faire vibrer sur les étoffes. Ses premiers mots furent pour réclamer un papier et un crayon. Sa vocation de peintre se révélait ainsi bien avant celle de couturier. On n’a pas conservé ses premières œuvres. Elles semblent n’avoir eu d’intérêt et de sens que pour lui-même. Ne pas Peindre. À Paris en 1911, au 107 du Faubourg Saint-Honoré, dans son hôtel particulier, une femme courroucée s’indigne. Il doit s’agir d’une plaisanterie, le couturier imagine-t-il vraiment qu’elle va porter ça ? Elle estime qu’elle ressemble à une colonne grecque qui se prendrait les pieds dans le tapis. Elle demande à Poiret s’il aurait perdu la tête ? Ou bien se mettrait-il à haïr à ce point les femmes ? Dans ce grand salon où elle a effectué l’essayage de la robe, Paul Poiret entre, en suggérant à la dame de se calmer. Il sait qu’elle est venue chez lui sachant que Poiret est la première maison du monde. Il se présente : il est Paul Poiret et il lui dit que c’est bien. Cette robe est bien, elle est magnifique et elle lui va magnifiquement bien. Si elle ne l’aime pas, tant pis, qu’elle la retire, mais il ne lui en fera pas une autre. C’est juste qu’ils ne sont pas faits pour s’entendre. La dame se regarde à nouveau dans le miroir en pied et elle déclare qu’on s’habitue vite, en fait.



En 1925, lors d’un dîner chez les Poiret, avec six convives et le couple Poiret, le couturier évoque son art. Il y a une question d’humeur de sa part, humeur qu’il est impuissant à régler, qui est sensible, violente, exagérée, ombrageuse, brusque, folle. Il faut lui pardonner puisque c’est elle aussi qui cause sa fantaisie, sa variété. Un invité lui fait observer que leur hôte ne pourrait plus se permettre cela aujourd’hui : il y a eu la guerre, l’époque a changé, les choses sont moins faciles. Poiret rétorque qu’il ne manquerait plus que ça : il a toujours été un homme libre, avant, pendant et après la guerre. Un autre convive lui fait observer que Mlle Chanel vient lui chatouiller la barbiche : Poiret n’est plus le seul à détenir les clés du succès. Poiret dit tout le dédain que lui inspirent les créations de Coco Chanel.


Seconde partie du diptyque Peindre ou ne pas peindre, après Une histoire de l'art - Tome 2 - Peindre, troisième ouvrage consacré à une facette de l’histoire de l’art : l’auteur a choisi de mettre en scène Paul Poiret (1879-1944), grand couturier et parfumeur français, précurseur du style Art déco. Comme dans le tome précédent consacré à Man Ray (1890-1976), voilà un créateur qui a commencé par dessiner et qui s’adonnera à la peinture, mais à la fin de sa vie, plutôt qu’au début. La vie de ce créateur rencontre celle de nombreux autres artistes de la première moitié du vingtième siècle. Soit il les côtoie en personne, comme Marie Laurencin (1883-1956) pour un entraînement à l’escrime, Isadora Duncan (1877-1927), Max Jacob (1876-1944), Gabrielle-Charlotte Réju, dite Réjane (1856-1920). Soit ses créations sont comparées à celles d’autres, ou encore commentées par d’autres : Gabrielle dite Coco Chanel (1883-1971), Madeleine Vionnet (1876-1975), Jeanne Lanvin (1867-1946), Francis Picabia (1879-1953), Gertrude Stein (1874-1946), ou encore Jean Cocteau, Jean Rouché, André Derrain, Lucien Lelong, la princesse Bibesco, Robert Piquet, Dignimont. En 1922, Man Ray (1890-1976, Emmanuel Radnitsky) est présenté à Paul Poiret établissant un autre lien avec le tome précédent. En 1913, le grand couturier s’était rendu à New York pour The Armory show, faisant la connaissance du galeriste Alfred Stieglitz (1864-1946) qui a soutenu Man Ray dans sa carrière.



Comme pour le tome précédent, le lecteur peut être déstabilisé de prime abord par la structure du récit, et par la forme des images. Globalement, le déroulé de la biographie suit l’ordre chronologique, toutefois dans le détail, l’auteur s’arroge le droit de faire des allers-retours. La première page montre la villa Paul Poiret à un stade avancé de sa construction, celle-ci s’étant étalée de 1921 à 1923 du temps vivant du couturier, sans être achevée. Après cette page introductive, la scène passe en 1911 dans l’hôtel particulier de Poiret. Le dîner chez les Poiret se déroule en 1925. Puis retour en 1913 pour The Armory show, suivi par La mille et deuxième nuit le samedi 24 juin 1911, une autre fête le 20 juin 1912 intitulée Bacchus, un retour à The Armory show, etc. Le lecteur doit se laisser porter par ce réarrangement temporel, au gré de la fantaisie de l’auteur… Au plutôt en fonction des liens thématiques qui s’établissent, des connexions qu’il pointe à différents moments de la vie de Paul Poiret, le conduisant à cette présentation qui recompose la linéarité temporelle pour lui préférer un rapprochement d’événements faisant apparaître le développement artistique sous-jacent.


La narration visuelle est similaire en tout point à celle du tome précédent : des cases aux bordures arrondies, tracés à l’encre d’une façon irrégulière, avec un trait fin pas tout à fait jointif, avec un cadre parfois penché vers le haut, ou au contraire vers le bas, ne respectant pas l’horizontalité habituelle des bandes. Les formes sont tracées à l’encre d’une trait mince uniforme, parfois presque tremblant, avec des déformations de proportions de l’anatomie humaine, mais aussi des décors, faites sciemment. Au fil des séquences, l’artiste met en œuvre une riche diversité de mise en page : cases avec bordure, case sans bordure, illustration en pleine page au nombre de neuf, et des illustrations conçues sur deux pages. Ces dernières peuvent prendre la forme d’un unique dessin sur deux pages en vis-à-vis, ou d’un grand dessin sur deux pages avec de plus petits en inserts, ou de personnages représentés à plusieurs reprises comme se déplaçant sur un unique en fond de case, ou un jeu de passage d’une case à l’autre en suivant une disposition en S. Il joue également avec le positionnement des cases, certaines de la largeur de la page, d’autres disposées en deux colonnes côte à côte, induisant une lecture de haut en bas, plutôt que de gauche à droite. Le lecteur se rend compte qu’il s’adapte très rapidement à cette forme de représentation évoquant parfois Sempé, en un peu moins aérien et léger, aux fantaisies ornementales, au jeu des déformations. Cette liberté de ton et de forme dans la narration visuelle transcrit bien la puissance créatrice de Paul Poiret qui indique qu’il y a une question d’humeur de sa part, sensible, violente, exagérée, ombrageuse, brusque, folle.



Les images font vivre les personnages sous les yeux du lecteur, à la fois par leur silhouette, leur visage, leurs gestes et leur tenue vestimentaire, et elles montrent les lieux dans lesquels ils évoluent, s’avérant variés, de Paris à New York. Le lecteur assiste à de nombreux spectacles et fêtes : un dîner chez les Poiret, la mille et deuxième nuit (organisée chez Paul Poiret, avec costume de rigueur emprunté aux contes orientaux), la Fête Bacchus au pavillon Butard), une scène en une case pour chaque pièce de théâtre ou ballet dont Poiret a réalisé les costumes (Nabuchodonosor par les ballets russes en 1911, Le minaret en 1913, Aphrodite en 1914, une danse en privé d’Isadora Duncan pour Denise & Paul Poiret et leurs amis), plusieurs défilés de présentation de collection du grand couturier, une fastueuse réception pour le réveillon du vingt-quatre décembre 1924, la grande exposition internationale des arts décoratifs de 1925 (titrée Amours, orgues et délices) sur des péniches, la soirée de vernissage de l’exposition des peintures de Poiret à la galerie Charpentier en 1944.


Le lecteur découvre la biographie de ce grand couturier au fil des décennies, le rôle de muse de sa femme Denise Boulet (1886-1982), son credo de créateur, ses succès, ses difficultés financières, sa force motrice incroyable pour imaginer de nouvelles tenues, de nouveaux concepts pour les présenter, pour promouvoir son nom. Il sourit d’aise devant sa générosité quoi qu’il lui en coûte (La générosité n’est pas une faiblesse dont s’embarrasse les banquiers.), il s’amuse devant ses fanfaronnades (par exemple, quand il dit : Alors disons que Picasso est le Paul Poiret de la peinture.), ses goûts de luxe à la fois pour ses créations (de la soie brodée de serge, une multitude d’étoffes, du cachemire des Indes, du taffetas, des doublures en mousseline de soie, pour les manteaux des doublures en crêpe de Chine imprimé de fleurs dorées, et de la fourrure, loutre, zibeline, chinchilla, martre et sconse) et pour sa famille et lui (Il explique à son épouse que c’est le goût de la richesse qui le fait travailler et il ne veut pas qu’elle lui impose le goût de la pauvreté, l’argent est fait pour être dépensé).



L’auteur aborde également d’autres thèmes. La différence entre le peintre et le couturier : Le peintre doit s’imprégner, le couturier vit au rythme fou du monde qui change, des saisons qui chassent la précédente. Le peintre est un contemplatif, le couturier fait le monde, le peintre le ressent. Arrivé au tiers de l’ouvrage, juste après un dessin en pleine page montrant une statue de Bodhisattva acquise par Poiret, le lecteur découvre un passage intitulé : L’étrange guerre de monsieur Poiret 1915. Au cours de trois compositions de case en double page, les images des massacres dans les tranchées se juxtaposent avec les créations de Paul Poiret, évoquant à la fois le traumatisme de la première guerre mondiale sur le créateur, et la folie que l’esprit humain puisse être aussi bien à l’origine d’une telle tuerie de masse que de celle de la création de vêtements extraordinaires. Un passage très troublant, ce rapprochement posant également la question du rôle de l’artiste ou du créateur alors que les combats font des morts par milliers.


Après un tome consacré à Man Ray, l’auteur poursuit sa réflexion sur l’acte de création artistique, sur la vocation artistique, en l’abordant aussi bien du point de vue de la vie de famille, de la dimension économique, du rapport aux événements historiques et du rapport au monde, de la concurrence avec d’autres créateurs dans le même domaine artistique, de l‘obsolescence de la vision artistique, avec une narration visuelle très personnelle, dont les caractéristiques singulières savent rendre parlantes ces questionnements.