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jeudi 22 août 2024

Nietzsche : Se créer liberté

Quelle dose de vérité l’homme peut-il supporter ?


Ce tome contient une biographie du philosophe Friedrich Nietzsche (1844-1900) qui s’apprécie mieux avec une connaissance superficielle de son œuvre. La première édition date de 2010. Il a été réalisé par Maximilien Le Roy pour les dessins et l’adaptation, d’après le script cinématographique L’innocence du devenir, la vie de Frédéric Nietzsche, de Michel Onfray. Pour réaliser ce projet, le bédéiste a effectué un voyage en train à travers l’Allemagne, la Suisse et l’Italie, sur les traces du philosophe allemand.


Naumburg, en Allemagne, en 1896, Friedrich Nietzsche est confortablement installé dans une chaise longue sur la terrasse, les yeux ouverts droit devant lui, protégés par ses épais sourcils, comme des rappels de son épaisse moustache. Röcken, en Allemagne, en 1844, Karl-Ludwig Nietzsche joue du piano, écouté par son fils. Quelque temps a passé, les enfants jouent dans la cour sous le regard attentif de leur mère Franziska. Le père sort de la maison en titubant. Il se tient au bouton de la porte, mais la douleur au crâne est trop forte et il tombe au sol. Le trente juillet 1849, le père est allongé sur son lit de mort, veillé par son épouse ; leur jeune fils regarde le défunt avec calme et curiosité. Dans l’église, il éprouve la sensation que le monde est en noir et blanc et qu’une ombre menaçante vient le chercher, s’insinue dans son esprit. Un peu plus tard, le garçon raconte son cauchemar à sa mère : Papa a pris Joseph dans ses bras, puis il l’a emporté avec lui dans sa tombe. La maman lui conseille de ne plus y penser : c’est un mauvais rêve, un vilain cauchemar. Elle porte son fils sur le bras droit, et sa fille sur le bras gauche, et elle les emmène jouer dans le jardin. Le quatre janvier 1850, la famille se recueille devant un autre lit de mort. En 1851, le petit garçon commence à son tour à jouer du piano.



En 1853, la famille a déménagé à Porta. À l’école, Friedrich discute avec un camarade de classe de l’histoire de Mucius Scaevola, qui aurait mis sa main dans le feu pour montrer à ses ennemis qu’il n’a pas peur de la mort et de ce qu’ils pourront lui faire. Friedrich indique qu’il y croit, que ce n’est pas une fable. Pour lui, les Romains n’aimaient pas les fables, ils aimaient l’héroïsme, et puis la grandeur d’âme. Pour appuyer ses affirmations, il saisit un charbon dans le poêle. Le maitre intervient en lui disant qu’il n’a rien dans la tête. Un autre jour, par une belle après-midi, le maître emmène la classe se baigner dans la rivière proche. Quelque temps plus tard, le jeune Friedrich indique à sa mère qu’il ne voudrait pas lui faire de peine, mais il a bien réfléchi et il croit qu’il ne sera pas pasteur. Il croit toujours en Dieu, mais il préfèrerait être compositeur. Sa mère lui répond que ce n’est pas un métier, lui fait observer qu’il peut être pasteur et que rien ne l’empêchera de composer de la musique et d’en jouer en plus de sa charge. Elle le convainc de continuer ses études. Tout jeune homme, il prend l’habitude de se promener dans les bois, parfois assailli par un terrible mal de crâne.


Dans le court paragraphe de présentation de l’artiste, il est indiqué que Maximilien Le Roy s’est demandé deux ans durant comme effectuer la jonction entre l’univers de ce philosophe et le dessin, et que l’opportunité s’est présentée sous la forme du script de Michel Onfray. Il se retrouve ainsi sous la double pression de faire honneur à Nietzsche et de ne pas déformer la pensée d’Onfray au travers de la présentation du philosophe. Le lecteur s’interroge sur le dosage que le bédéiste va effectuer entre des faits purement biographiques et la présentation des concepts du philosophe. Mis à part la première page, la narration suit rigoureusement l’ordre chronologique de la naissance à la mort de Nietzsche. Elle le suit à chaque nouvelle étape : à partir de Röcken en 1844, puis Pforta en 1853, Bonn en 1868, Cologne, chez les Wagner à Tribschen en Suisse en 1870, dans le canton des Grisons en Suisse, à Bâle en février 1875, à Engadine en Suisse, à Naumburg en Allemagne, à Venise en mars 1880, un nouveau séjour à Naumburg, à Gênes en Italie, dans la pension de famille à Sils-Maria dans la Haute-Engadine en Suisse en août 1881, au théâtre Politeama à Gênes en novembre 1881, à Rome en avril 1882, à Sorrente en Italie, de nouveaux séjours à Venise, à Naumburg, à Sils-Maria, à Leipzig en Allemagne, à Nice en février 1888, à Turin en janvier 1889, et enfin dans une clinique psychiatrique de Bâle en Suisse. L’artiste a l’art et la manière de représenter chaque endroit en quelques traits, avec une ambiance lumineuse différente à chaque fois.



Le lecteur suit donc le philosophe dans ses pérégrinations au fur et à mesure de sa carrière. L’enjeu pour les auteurs réside dans le fait de faire s’incarner un individu qui pour la majorité se résume à un nom et une philosophie radicale, pas forcément accessible sans passeur, tout en étant toujours d’actualité. La première page permet de rattacher la suite à l’image retenue par la postérité : en particulier cette moustache si abondante. Suivent cinq pages silencieuses, où la narration est portée par les images. L’artiste montre quatre moments significatifs ou emblématiques dans la vie de Friedrich. Son père jouant du piano, et souffrant déjà de maux de tête, un signe annonciateur de ce qui attend son fils. La fascination du jeune garçon pour un papillon dans la cour. Le père chutant lourdement en sortant de la maison, et son lit de mort. Le dessinateur détoure les éléments graphiques par un trait fin, un peu tremblé, ajoutant des textures soit par l’encrage avec des zones irrégulières, soit avec des traits secs, ou encore des traces de crayon à papier. Il en découle une sensation assez organique, et directe, avec la capacité de saisir des moments fugaces. Il réussit ainsi un dosage élégant entre le descriptif et l’impression donnée. Par exemple, il réalise une vue globale et éloignée d’une ville dans le canton des Grisons en Suisse : le lecteur perçoit bien les maisons étalées dans la vallée, les montagnes aux pentes douces, les sapins. S’il regarde de plus près il constate que le détourage se fait par des traits rapides, non repassés ou lissés, que les maisons correspondent plus à une impression, habilement rehaussée par les touches de couleurs, qu’à une représentation minutieuse et fidèle.


Progressivement, il s’avère que le bédéiste met en œuvre de nombreuses techniques graphiques pour donner plusieurs dimensions à son récit. Il a pris le parti de montrer ses personnages, sans texte explicatif, laissant le lecteur comprendre par lui-même ce qui leur arrive, ou s’interrogeant sur le sens qu’il faut donner à un regard à une attitude. Il voit le père de Friedrich se prendre la tête entre les mains et chuter : il se doute qu’il s’agit d’une douleur fulgurante au cerveau, s’il est familier avec la santé du philosophe, il fait le lien avec ses violents maux de tête et ses troubles visuels. Tout du long de la bande dessinée, le motif des maux de tête revient régulièrement, toujours sous forme visuelle, le lecteur pouvant voir Nietzsche se tenant la tête entre les mains, ou prostré par la douleur. L’intensité de la crise peut également être soulignée par la mise en couleur : naturaliste, ou en noir & blanc pour montrer la perte de nuances, ou encore avec un envahissement des cases par le jaune avec un peu de rouge pour évoquer l’intensité de la souffrance. À d’autres moments, le lecteur peut se perdre en conjectures quant à ce que pense un personnage : dans la première planche quand Nietzsche regarde au loin, en page cinq quand la mère regarde ses enfants jouer. L’artiste utilise également d’autres types de changements de registres graphiques, par exemple en passant en noir & blanc en 1850 quand le frère de Friedrich meurt et qu’il rêve qu’une tombe s'ouvre rapidement et que mon père apparaît marchant dans son linceul, traverse l'église et revient bientôt avec un petit enfant dans les bras. Il peut recourir également à des éléments graphiques comme une portée de musique courant en arabesque d’une case à l’autre pour indiquer qu’un personnage joue du piano.



Dans un premier temps, le lecteur se trouve rassuré par cette narration très factuelle, les dessins montrant clairement chaque action, chaque situation. Toutefois il se rend compte que l’auteur fait usage de quelques raccourcis, s’appuyant sur la connaissance préalable du lecteur. Ainsi, en page dix, Friedrich se recueille devant un autre lit de mort, sans précision explicite de qui il s’agit, étant entendu que le lecteur doit en déduire par lui-même qu’il s’agit du petit frère. En page vingt et vingt-et-un, il se rend dans une maison de tolérance, dans deux pages dépourvues de mots ; le lecteur en fait une interprétation assez différente en fonction de ce qu’il sait de cet épisode au préalable. La page vingt-deux est également dépourvue de mots : Nietzsche entreprend la lecture de Le monde comme volonté et comme représentation (1818, Die Welt als Wille und Vorstellung), d’Arthur Schopenhauer (1788-1860), sans développement sur le fond de cet ouvrage, juste quelques observations de Nietzsche après coup. Sur le même plan, l’auteur ne précise pas toujours les noms des personnages, charge au lecteur d’être capable de replacer Heinrich Köselitz (1854-1918, Peter Gast) et Richard Wagner (1813-1883). Au vu de l’ampleur des ellipses, la relation entre le philosophe et le compositeur ne se devine qu’en pointillé. Il ne donne que le prénom de la petite Russe : Lou, à nouveau la compréhension du récit s’en trouve améliorée quand on sait qu’il s’agit de Lou Andreas-Salomé (1861-1937). Il en va de même avec la composition de la biographie.


Michel Onfray fait se relier des situations de la vie de Nietzsche avec des éléments de sa philosophie à venir. L’observation du papillon renvoie à une citation devenue célèbre, dans ses œuvres. Les principaux concepts du philosophe sont rapidement évoqués au fur et à mesure de sa vie, et de la rédaction de ses ouvrages : le rejet du dogme catholique, l’éternel retour, le surhumain, le chaos à porter en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile dansante, etc. Le lecteur néophyte peut saisir le cheminement qui aboutit à ces notions, elles ne font toutefois pas l’objet d’un développement ou d’une explication. L’objectif de cette bande dessinée réside dans la mise en scène de la vie du philosophe, et la formulation chronologique de ses principales théories, pas dans un cours de philosophie présentant et expliquant la notion d’Éternel Retour par exemple. Le lecteur s’attache à cet homme taciturne et tourmenté, en souffrance chronique, qui se définit comme un sismographe d’émotions.


Se familiariser avec l’œuvre de Friedrich Nietzsche peut apparaître intimidant pour le néophyte. Cette bande dessinée a été adaptée d’un script écrit par Michel Onfray qui a consacré trois ouvrages au philosophe : La Sagesse tragique - Du bon usage de Nietzsche (2005), L'Innocence du devenir : La Vie de Frédéric Nietzsche (2008), Bestiaire nietzschéen : Les Animaux philosophiques (2014). Le bédéiste effectue un travail d’adaptation élégant et sophistiqué, aboutissant à une vraie bande dessinée, aérée, tout en tenant un propos dense. Cette lecture s’apprécie mieux avec un minimum de connaissance préalable sur Nietzsche ou en se référant, pendant ou après coup, à une encyclopédie.



lundi 5 mars 2018

L’Esprit rouge: Antonin Artaud, un voyage mexicain

La fête du Ciguri

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de tout autre. Il se présente sous la forme d'une bande dessinée en couleurs, initialement publiée en 2016, écrite par Maximilien le Roy, dessinée, encrée et peinte en couleurs par Zéphir. Cette histoire relate le voyage d'Antonin Artaud (1896-1948) au Mexique en 1936. Cet artiste était un homme de théâtre, un acteur, un essayiste, un dessinateur, un poète et un théoricien du théâtre.

En 1943, Antonin Artaud est interné dans l'hôpital psychiatrique de Rodez dans l'Aveyron. En janvier 1944, dans sa chambre, il dessine au crayon des images entremêlant des chars et des soldats. 8 ans plutôt, il est à bord d'un paquebot transatlantique, sur le pont à regarder une mer grise, sous un ciel gris. Il effectue des croquis sur un carnet, alors que les autres passagers passent dans son dos en le scrutant. Dans la salle à manger, il mange seul à table. 2 jeunes femmes viennent lui adresser la parole, car l'une d'elle l'a reconnu, l'ayant vu dans un film. Au vu de son attitude, elles ont vite fait d'arrêter la conversation.

Antonin Artaud débarque à la Havane le 30 janvier 1936. Il va prendre une chambre dans un petit hôtel, puis il se rend au journal local pour proposer sa plume. L'éditeur lui suggère d'envoyer des billets sociopolitiques sur le Mexique dès qu'il y sera. Le soir, Artaud se rend dans les rues animées de la ville, jusqu'à ce qu'il finisse par repérer un dealer qui lui vend un sachet d'opium. Il se rend sur la plage pour prendre sa dose. Après avoir inhalé l'opium, un homme noir l'aborde et lui confie une dague avec une forme particulière. En 1944, Artaud est toujours interné et il reçoit la visite du médecin qui vient constater son état.

En découvrant cet ouvrage, le lecteur a le plaisir de voir un bel album cartonné avec une couverture originale, annonçant clairement l'objet du récit (Antonin Artaud, un voyage mexicain) et une citation d'Artaud sur la quatrième de couverture : la culture rationaliste de l'Europe a fait faillite et je suis venu chercher sur la terre du Mexique les bases d'une culture magique qui peut encore jaillir des forces du sol indien. Même si le lecteur n'est pas familier de ce créateur, il peut être attiré par la beauté plastique des pages intérieures, en particulier l'usage des couleurs. Il perçoit également que ce récit présente un caractère contemplatif. Sur 155 pages de bande dessinée, 84 sont dépourvues de texte, et plusieurs autres ne comprennent qu'une phrase ou deux. En outre, comme le titre l'indique, la couleur rouge bénéficie d'une place de choix dans plusieurs séquences.


Pour un lecteur qui ne connaît rien d'Antonin Artaud, il découvre le périple étonnant d'un individu qui est reconnu à plusieurs reprises par ses interlocuteurs, sa renommée d'écrivain étant parvenue jusqu'au Mexique. Le scénariste montre un individu habité par une quête : retrouver des êtres humains vrais, pas transformés par une technologie aliénante. Il montre une personne qui ne parle pas bien l'espagnol, mais qui semble s'en sortir sans trop de difficultés, une personne sans le sou ou presque, mais qui arrive à en récupérer suffisamment pour continuer de voyager. Il montre aussi un drogué souffrant chroniquement de manque, quand les prises deviennent trop espacées, faute d'avoir de quoi s'acheter une came.

La séquence d'introduction permet d'établir ce qu'il est advenu d'Antonin Artaud 8 ans plus tard. À l'évidence, son voyage au Mexique ne lui a pas apporté la raison de vivre qu'il recherchait, ou une façon de voir les choses qui le mène vers la sérénité ou l'épanouissement. Il est interné et son esprit est habité par la mort qui accompagne la guerre. Cette façon d'ouvrir le récit montre un individu qui a accompli sa quête, qui ne s'en trouve pas mieux pour autant. C'est d'autant plus cruel qu'un petit tour sur une encyclopédie en ligne dissipe tout doute sur la véracité historique de ce qui est montré. La scène suivante établit la solitude d'Antonin Artaud, ainsi que son incapacité à profiter de sa notoriété pour séduire les femmes. La suivante enfonce le clou quand le lecteur le voit dans la solitude sa cabine enténébrée par la nuit, se prenant la tête à 2 mains, incapable de trouver le sommeil.

Pourtant la suite du récit ne se vautre par dans le misérabilisme. Elle montre sans fard les actions de cet individu dépendant de la drogue, sa progression lente, et sa détermination à accomplir sa quête pour trouver une société plus authentique. La dimension contemplative exprime toute sa force grâce au parti pris graphique de Zéphir. Cet artiste est en phase avec le scénario de Maximilien le Roy, et le nourrit de visions qui permettent à toutes les nuances de s'exprimer. La séquence d'ouverture commence par ce qui ressemble à des gribouillages non signifiants, réalisés par un individu courbé sous le poids d'un fardeau psychologique ou de la fatigue. Les teins sont bruns et ocre, évoquant le crépuscule, ajoutant une nuance maladive. Le lecteur découvre alors le dessin réalisé en pleine page, terrifiant dans ce qu'il a d'obsessionnel. La séquence suivante commence avec une case occupant les 2 tiers de la page, semblant être une toile abstraite avec des traces ténues de gris, de noir, de blanc, de bleu et d'ocre. La case suivante permet de comprendre qu'il s'agit de l'horizon, le ciel et la mer. Le lecteur comprend que les images de Zéphir s'inscrivent dans l'expressionnisme, en cultivant des accointances avec le fauvisme, avec des détours vers l'art abstrait.

La première caractéristique remarquable est que les pages ne nécessitent pas de se concentrer ou de réfléchir pour comprendre ce qui s'y passe. La narration graphique est impeccable, sans problème d'interprétation (à l'exception de la cérémonie du peyotl, mais c'est une exigence du scénario), y compris et surtout dans les séquences dépourvues de mots. Par exemple, les 5 cases de la page 31 montrent des scènes de rue à Veracruz. Le lecteur sait qu'il s'agit de ce qu'observe Antonin Artaud en se promenant dans les rues. Quelques pages plus loin (pages 43 & 44), Artaud se rend dans un quartier mal famé de la ville, et là encore les dessins sont en vue subjectives. Le lecteur peut ainsi subir le regard des autochtones qui dévisagent cet homme blanc s'aventurant sur leur territoire. Il partage le sentiment d'inquiétude à déambuler dans ces rues peu sûres. Le périple à dos de cheval dans les zones montagneuses commence page 80, à nouveau avec une grande case qui transmet l'impression de verdure à grand coup de vert et de brun.


L'approche graphique de Zéphir est également remarquable en ceci qu'il dose avec soin le niveau d'informations descriptives. La première séquence montre ainsi l'aménagement de la chambre d'Artaud dans l'hôpital psychiatrique, avec le modèle de lit, la table (avec une perspective évoquant celle de La chaise de Vincent de Vincent van Gogh), le tabouret, la fenêtre, les cahiers. Par la suite, le lecteur peut admirer les rues et l'architecture de La Havane ou de Veracruz, les tableaux exposés au musée de Veracruz, la fumerie d'opium, l'atelier d'un autre artiste, l'église de Rodez et ses alentours, les plissements des montagnes au Mexique et les formations géologiques en terre rouge, l'égorgement d'un bœuf, un café à Paris. Malgré des détourages de forme vaguement de guingois, vaguement décalés (pour transcrire une impression plutôt que de réaliser une image photographique), l'artiste décrit ces lieux, en faisant apparaître leurs spécificités, leurs couleurs, leur ambiance.

Bien évidemment, la sensibilité expressionniste permet aux émotions d'exhaler leurs nuances. Lorsqu'Antonin Artaud suit son guide indien sur un petit sentier de montagne, il prend une dose d'opium, un soir à la belle étoile. En 2 pages, le lecteur peut voir l'angoisse existentielle d'Artaud alors qu'il n'arrive pas à fermer l'œil, que son esprit refuse de le laisser en paix. Il voit aussi sa silhouette courbée alors qu'il sort le matériel, conscient de succomber à la tentation du produit qui va lui offrir quelques moments d'oubli, de répit et d'extase. Quelques pages plus loin, Artaud se débarrasse de son matériel, les images et les couleurs disant ses hésitations, son choix encore vacillant, sa répulsion vis-à-vis du produit et du matériel dont il est dépendant. Grâce aux images (dépourvues de texte dans ces 2 moments), le lecteur ressent les émotions et les états d'esprit du personnage, avec une forte empathie.

Zéphir s'avère donc plus que capable de porter la narration à lui tout seul, sans l'aide de mots, aussi bien dans des séquences d'exposition que dans des séquences où l'état d'esprit du personnage importe au plus haut point. Déjà conquis par cette capacité à raconter en image, avec un ton très personnel, le lecteur découvre des séquences encore plus audacieuses et maîtrisées. Pour commencer ces cases abstraites qui ne prennent sens qu'en fonction du contexte dans lequel elles se trouvent attestent d'une belle maîtrise du processus graphique. La visite au musée est frappante par l'appropriation de peintures d'un autre artiste, tout comme l'intégration de dessins réalisés par Artaud qui pourrait être de sa main. Zéphir cite également de manière discrète d'autres bandes dessinées comme Tintin et Le Lotus Bleu (la séquence dans la fumerie d'opium), ou Apocalypse now (la séquence du bœuf égorgé).


Toujours en termes visuels, le lecteur se retrouve immergé dans des séquences incroyables. Au fur et à mesure des électrochocs subis en hôpital psychiatrique, il assiste à la rupture de connexions entre neurones, pour un moment symbolique terrifiant (la destruction physique des connexions neuronales). Arrivé à la page 120, il assiste avec Antonin Artaud à une danse shamanique qui provoque une transe chez le protagoniste, avec une altération de ses perceptions, les dessins partant du domaine figuratif pour progresser vers l'abstraction, l'artiste faisant preuve de pédagogie pour montrer comment s'opère ce glissement en termes visuels. Le lecteur a l'impression de ressentir la transe d'Artaud et ses effets sur sa perception, du grand art. Maximilien le Roy augmente encore le niveau d'exigence lors de la fête du Ciguri, avec prise de peyotl (en hauteur teneur en mescaline). Le niveau d'exigence est déraisonnable parce qu'il s'agit de montrer un moment de révélation mystique, sans tomber dans une imagerie naïve et infantile, ou new-age. En fonction de sa sensibilité, le lecteur pourra trouver que le sens ou la nature de la révélation reste cryptique, par contre la dimension graphique fait preuve d'inspiration, sans tomber dans les travers précités.

En ouvrant ce tome, le lecteur embarque pour un voyage visuel hors du commun, recelant de grandes richesses graphiques diverses et variées, au fil des séquences. Il est invité à prendre place aux côtés d'Antonin Artaud pour une quête de sens, dont le protagoniste attend une révélation mystique, l'observation d'une force primale qui lui offrirait une compréhension d'une nouvelle raison d'être. Il n'en attend pas moins qu'un phénomène capable de changer sa façon de penser pour qu'il retrouve un peu de bonheur terrestre. Le deuxième fil narratif permet de connaître avant le terme du séjour d'Artaud au Mexique, ce qu'il adviendra de lui conformément à sa biographie. Pour les 2 lignes temporelles, le scénariste adopte une approche réaliste qui rend chaque séquence plausible, qu'il s'agisse des promenades en ville d'Artaud, de sa quête d'une dose dans un quartier malfamé, d'un repas à bord d'un paquebot, ou encore d'une prise d'opium et de ses effets hallucinogènes.

L'auteur alterne des séquences variées, avec un bon sens du rythme qui fait que le lecteur ne s'ennuie pas. Il a même du mal à croire qu'il passe d'une visite au musée, à une discussion avec un individu qui se demande comment aider Léon Trotski, à une conférence donnée sur le surréalisme (en critiquant l'approche moderne de Karl Marx), en passant par un long voyage dans les montagnes pour atteindre Norogachi, le village des indiens Tarahumaras, sans oublier l'ignoble traitement aux électrochocs. Ainsi l'attention du lecteur est maintenue, et il se laisse volontiers emmener à la suite d'Antonin Artaud. Maximilien le Roy dresse le portrait d'un individu avec une idée fixe, d'un homme en proie à sa dépendance, sans chercher à retracer la vie d'Artaud. Il montre aussi quelqu'un qui a obtenu ce qu'il cherchait (participer à la fête du Ciguri) et n'est pas satisfait pour autant.


Cette lecture peut se suffire à elle-même, sans connaissance particulière de sa vie, sans implication affective pour cet acteur. Le lecteur découvre l'itinéraire d'un être humain en souffrance (pour des raisons pas très claires), ayant investi tous ses espoirs dans une quête inattendue (on ne sait pas pourquoi il a choisi cette tribu plutôt qu'une autre, ni même comment il en a entendu parler), souffrant également de sa dépendance à la drogue, mais visiblement cultivé et impliqué dans la vie politique de l'époque. Cela constitue un voyage rendu enchanteur et même enchanté par une mise en images sophistiquées et ambitieuses, limpides dans toutes les séquences, mais sans l'appui de mot pour en confirmer le sens.

Le lecteur peut aussi connaître l'œuvre d'Antonin Artaud, soit son théâtre, soit ses rôles au cinéma de 1923 à 1935, avec des réalisateurs comme Abel Gance (Napoléon, 1927), Fritz Lang (Liliom, 1934), ou encore Maurice Tourneur (Kœnigsmark, 1935) ou ses rôles dans le Juif errant (1926) ou La passion de Jeanne d'Arc (1928). Il peut aussi avoir entendu parler de ses théories sur le théâtre de la cruauté : Le théâtre et son double (1938). Il s'agit d'un théâtre dans lequel l'acteur doit brûler les planches comme un supplicié sur son bûcher, et le théâtre peut agir pour potentiellement changer la société.

Mais soit par la connaissance de sa vie, soit en allant consulter une encyclopédie en ligne, la première chose qui surprend est que Maximilien le Roy n'évoque pas que l'accoutumance à l'opium s'est faite à cause de souffrances physiques qui ont conduit l'acteur à prendre de l'opium pour les supporter. La cause première de la prise de drogues n'est donc pas la recherche de paradis artificiels, mais plutôt initialement un usage médical. Par contre, Maximilien le Roy cite à plusieurs reprises des textes d'Artaud qu'il place dans la bouche de son personnage, extraits en autres de Le théâtre et son double (1938) et de Messages révolutionnaires (1936). Il précise également qu'il a transposé des passages du livre Les Tarahumaras d'Artaud.


Ensuite, il constate que toute la carrière d'Antonin Artaud est passée sous silence (acteur, comme auteur), et que seul son engagement politique est évoqué. Par contre, la mise en scène de cette période de sa vie semble en faire l'incarnation de son manifeste sur la nature du théâtre, ainsi qu'en mettre en scène toute sa douleur d'écorché vif. Ce récit ne constitue donc pas une biographie d'Antonin Artaud qui permettrait de découvrir le créateur et son œuvre. C'est un récit sur une période limitée de sa vie qui constitue une aventure graphique exceptionnelle et présente une unité satisfaisante, même s'il ne présente pas l'importance de ce créateur et son legs à l'art du théâtre.