Qui de la trahison a fait sa maison, par traîtrise mourra.
Ce tome fait suite à Shi - Tome 3 - Revenge! (2018) qu’il faut avoir lu avant, car il s’agit d’un cycle en quatre. Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Josep Homs pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.
Dans les locaux de Scotland Yard à Londres, le policier Mitchum vient informer le préfet Ulysses Kurb qu’il a accepté qu’une enfant abandonnée soit accueillie dans les locaux : il l’a trouvée en larmes, la pauvre petite semblait perdue, confuse. Son supérieur hiérarchique le tance : l’East End pullule de ces orphelins dont Charles Dickens aime à peupler ses feuilletons larmoyants, est-ce que Mitchum compte les prendre tous sous son aile ? Son interlocuteur assure que non, mais malgré sa misérable apparence, cette enfant affirme mordicus être membre d’une famille de la High Society. Il a cru bien faire, il a cru comprendre qu’elle venait de perdre sa maman, elle paraissait anéantie. Kurb ordonne de la mettre dehors immédiatement, mais en passant devant la pièce où elle est en train de prendre un peu de soupe, il change d’avis du tout au tout. Il indique à Mitchum qu’il doit donner à cette pauvrette un morceau de cet excellent pudding dont son épouse à le secret. Il faut gagner sa confiance, car comme avait coutume de le dire sa mère : À ventre lourd, langue qui court.
Au temps présent, Ulysses Kurb, avec un peloton de policiers, se tient dans la grande cabine d’une jonque où il a interrompu l’étreinte passionnée de Kita et Jennifer Winterfield. Dans une lettre, Kita commente : Le soleil, dit-on, ne se couche jamais deux fois sur le même chagrin. Le soleil ?! Ébloui par sa propre lumière, il écrase tout de sa propre lumière. Aurait-il oublié, cet idiot, qu’après tout, il n’est qu’une étoile ? Une étoile ridicule qui a conquis le ciel par la force ? La Lune, par contre, sait tout de leurs larmes. Du sang qui leur vient. Du temps qui s’en va. Une comptine de son enfance avertit les petites : Lune qui pleure, soleil qui rit. Soleil qui pleure, Lune qui pleure aussi. Elle a aimé la mère de son interlocutrice. Elle a aimé sa bouche. Elle a aimé sa langue. Elle a aimé sa salive. Elle a aimé sa peau. Son sexe. Les parfums de son corps. Elle a aimé sa mère. Et cet amour, personne, jamais, ne lui enlèvera. Car au final elles ne sont que cela… les braises de ces grands amours qui les ont consommées. Les policiers séparent les deux jeunes femmes et les emmènent sur le pont, ainsi que Sensei. Kurb s’emporte contre Sensei et le balance ligoté par-dessus bord, pour qu’il se noie. Puis il se tourne vers les deux jeunes femmes, en enlevant son manteau, qu’il tend à un policier. Il indique qu’il va se servir le premier avant que les policiers de Brixton ne les gâtent. Il a l’intention de les convertir au dieu Priape. Depuis le quai, Pickles s’élance sur lui avec une dague à la main, qu’elle lui plante dans l’épaule droite. Il la neutralise sans difficulté, et il lui brise le cou, comme il l‘avait déjà fait subir à sa sœur. Il se tourne alors vers Kita qui est maintenue immobile par deux policiers, les fesses offertes.
Dernier tome du premier cycle, le lecteur attend une forme de conclusion, tout en la redoutant, car les auteurs ont la main leste avec les personnages. Il remarque que pour le deuxième tome consécutif, il n’y a aucune scène consacrée à l’époque contemporaine, au devenir de Sir Lionel Barrington et de son fils Terry. Il découvre donc ce qu’il advient de Jennifer Winterfield et de Kitamakura, ainsi que des personnages secondaires, du complot pour reconquérir l’Amérique, et des anciens soldats britanniques membres du groupe des Anciens Ériés. Il constate également qu’il est happé par le rythme de lecture : les scènes se déroulent sur une ou deux pages, brèves et incisives, à quelques exceptions plus longues. Les auteurs obtiennent cet effet par la mise en scène des nombreux personnages qui gravitent autour des deux jeunes femmes : les jeunes orphelins des rues, les membres de la famille Winterfield, le préfet de police, la reine d’Angleterre, les Anciens d’Érié. Ainsi le récit passe d’un fil narratif à l’autre : Scotland Yard, la jonque (une des deux séquences les plus longues avec huit pages), le lac Érié, la chambre à coucher d’Octavius Winterfield, les rues de Londres dans un quartier défavorisé, les quais d’une des principales gares de Londres, les quais de Southworth, le club privé fréquenté par les Winterfield, etc.
Comme dans les tomes précédents, l’investissement du dessinateur reste constant de planche en planche, de case en case. Le lecteur se délecte des grands dessins en pleine page : l’apparition du démon Ni surgissant de la Tamise en vue de dessus époustouflante, les quais de Southworth avec le chantier naval de très grande ampleur pour construire un cuirassé, les gueules des trois démons dans le ciel nuageux d’un cimetière, et ce dessin en double page dans lequel les trois démons s’attaquent au cuirassé. Il est également happé par les ambiances lumineuses, et ce dès l’illustration de couverture, avec ce magnifique camaïeu de bleu et de vert, et les touches plus jaune pour les deux jeunes femmes. La mise en couleur de la première séquence s’approche du naturalisme. Dès la suivante, l’artiste utilise sa palette pour des jeux de lumière : le corps doré de Jennifer et Kita s’opposant au marronasse de l’uniforme des policiers. Puis les différents verts lors la scène sur le pont de la jonque : émeraude, épinard, poireau, sapin, etc. Avec un contraste très appuyé lors de deux cases baignant dans un rouge vif pour attirer l’attention sur la violence du moment. L’approche naturaliste revient à partir de la page douze. Puis le gris s’insinue dans chaque couleur lors de la visite de la reine au chantier naval du fait du crachin, le rouge revient avec les flammes de l’incendie dans la seconde scène au chantier naval.
L’implication de l’artiste se voit également dans les moments moins spectaculaires. Pour les environnements dans lesquels évoluent les personnages : le mobilier fonctionnel des bureaux de Scotland Yard, le bleu clair paisible du lac Érié et ses superbes paysages sur les rives, le mobilier luxueux du club privé, l’aménagement plus rudimentaire de la taverne servant de point de ralliement pour les orphelins du gang des Dead Ends, la chambre d’Octavius Winterfield que le lecteur commence à bien connaitre depuis son attaque, le marché découvert très animé, la chambre de la reine Victoria, et les statues funéraires du cimetière. La représentation des personnages bénéficie du même soin, que ce soit pour leurs toilettes, ou pour leur direction d’acteur, dans les moments calmes et intimes comme lorsque les émotions prennent le dessus. Le lecteur garde longtemps à l’esprit aussi bien la connivence entre Camilla et son époux Octavius quand celui-ci pose sa main sur son sein, que Hector dévoré par la jalousie, ou encore l’accès de rage qui saisit Camilla Winterfield au cimetière, se saisissant d’un burin pour rendre illisible le nom de sa fille sur la pierre tombale, devant toutes les personnes venues se recueillir pour cet enterrement.
Le lecteur ressent également l’élan du récit ayant pris de l’ampleur et de la vitesse au fur et à mesure des tomes dans des situations inoubliables, l’aboutissement logique de ce qui a précédé. Par exemple : le sabotage du cuirassé HMS Abaddon, ou bien Kita & Jennifer se retrouvant dans un entretien particulier avec la reine Victoria. En effet, les auteurs ne ménagent pas leurs personnages, même si malheureusement le lecteur s’est attaché à eux. S’il a gardé à l’esprit l’horreur qu’a subie la famille Barrington, le lecteur sait qu’il s’agit d’une tragédie. Il retrouve donc les thèmes présents depuis le début. Le patriarcat opprimant les plus faibles, les femmes bien sûr, mais aussi les enfants, les défavorisés, et les hommes qui ne se retrouvent pas dans cette forme de domination et dans ses conséquences. Autant dire que la japonaise Kita et la fille-mère Jennifer ne sont pas du bon côté du manche, même si la seconde appartient à une famille de la haute société. Le sort des orphelins des rues ne touche personne car ils ne comptent pas, l’organisation de la société est ainsi faite qu’il n’y a personne pour prendre en charge ces enfants, qu’il est considéré comme inéluctable et même normal qu’il existe une telle catégorie d’individus.
Au fil de sa lettre, Kita laisse entrevoir une perception et un ressenti profond de l’oppression que les femmes subissent. Elle le dit aussi bien de manière poétique : Lune qui pleure, soleil qui rit. Soleil qui pleure, Lune qui pleure aussi. Qu’elle ne le vit dans sa chair : la nudité de son corps exposée comme une marchandise exotique, la confusion des Anglais quant à sa nationalité, l’ignoble tentative de viol par Kurb avec la participation active des policiers sous ses ordres. Les différentes scènes mettent à nu d’autres caractéristiques de cette société, à cet endroit du monde, à cette époque. La science continue de progresser, les États et les industriels n’oublient jamais d’en rechercher les applications militaires, par exemple pour la pyroglycérine (ancêtre de la nitroglycérine, inventée par le chimiste italien Ascanio Sobrero, 1812-1888). Les vétérans des guerres coloniales en Amérique ont conservé cette idée en tête, comme une vieille garde incapable de s’adapter au temps présent. Les jeunes orphelins rêvent des privilèges des gens de la haute société, ce qui constituent leurs aspirations, induisant une reproduction de ce modèle systémique asservissant les faibles. L’expansionnisme de la Grande-Bretagne, un pays qui reste une île et qui s’en retourne toujours à la mer, commence à marquer le pas de l’impérialisme à venir de l’Amérique. Même la révolte de Kita & Jennifer semble entachée sur le plan moral. Kita écrit que : La colère qui coulait dans leurs veines, qui coulait d’entre leurs jambes, cette colère coulait désormais également sur leurs mains. Elles avaient engendré un monstre, un monstre appelé Haine. Et le monstre qu’elles ont engendré a fini par leur échapper, semant le malheur et la désolation.
Une fin de premier cycle d’une force incroyable, presque insoutenable. La narration visuelle reste d’une qualité extraordinaire, tant par ses visuels peaufinés, que ses moments mémorables par leur dimension spectaculaire, ou leur caractère intimiste, et leur puissance émotionnelle. Les auteurs mènent à son terme cette première phase de la rébellion de deux mères opprimées, disposant de moyens pour obtenir leur revanche, sans pitié. Le récit constitue alors aussi bien un réquisitoire à charge contre une société patriarcale oppressive, que la mise en scène du prix à payer pour ces rebelles s’en prenant à leurs oppresseurs. Accablant.
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