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mercredi 11 juin 2025

Alef-Thau T01 L'enfant-tronc

En un instant l’ectoplasme se déploie, formant un raz de marée incandescent.


Ce tome est le premier tome d’une série qui en compte huit, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1983. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée.


Premier chant : le vermisseau. Sur une planète étrangère, deux personnes se reposent par terre adossés à un arbre, dans une forêt. Soudain, un guerrier surgit et égorge l’un des deux. L’autre a le temps de sortir une petite flute et il donne l’alerte. Dans le village à proximité, un ancien termine la cérémonie d’union comme la tradition le veut, au septième mois de grossesse, il unit Ada & Nad, au nom de la grande Geah. Les personnes présentes les acclament. Le célébrant invite alors les nouveaux mariés à fuir et à se cacher dans les montagnes avant que… Trop tard ! Les envahisseurs donnent l’attaque sur le village. Ils exterminent la population, et le chef leur dit de capturer les deux jeunes. Après leur départ, l’ancien constate que la soif de Ner-Ramnus est la loi de ce monde, qu’il ne restera bientôt plus d’espoir de voir s’épanouir une vie sur Mu-Dhara. La troupe d’attaquants effectue le chemin de retour. Après avoir exterminé quelques bêtes sauvages, au crépuscule, ils rejoignent leur campement, au pied d’un vaisseau spatial. À l’intérieur, Diamante explose de colère : elle n’en peut plus, de boire la vie de tous ces êtres la répugne ! Le fer, le feu et le sang, vivre ici est un enfer. Elle rappelle qu’elle n’est pas la fille de Ner-Ramnus, car il a tué ses vrais parents de ses sales mains. Astral indique à son maître qu’il ne peut pas lui éclater la tête contre les murs du vaisseau, car elle leur est bien plus utile morte que vivante. Un soldat entre dans la pièce pour indiquer qu’il apporte le dernier chargement.



Au même instant, quelque part dans le vaisseau, les prisonniers sont amenés dans une pièce ronde encerclée par une passerelle à l’étage où un soldat leur explique qu’une fois qu’ils leur auront placé les casques suceurs sur la tête, les prisonniers devront entrer dans les trous situés devant eux. Un autre les avertit de s’apprêter à vivre les derniers instants de leur jeunesse. Tandis que les générateurs se mettent en marche, personne n’a prêté attention à Mirra qui se dirige vers son maître. Les casques suceurs entrent en action, et l’animal familier se met à ronger une canalisation et à absorber le fluide qui y circule. Quelques instants plus tard, le processus est achevé, et les prisonniers, devenus des vieillards, sont relâchés dans la nature, avec l’ordre de rentrer chez eux. Peu après dans la forêt, Ada et Nad retrouvent Mirra qui est devenu énorme. Ada sent que cette fois ça y est et elle s’allonge pour accoucher. Nad l’aide et recueille le nouveau-né : il se lamente car Ada est morte pour enfanter son fils, et celui-ci est né sans bras et sans jambes, tel un vermisseau. Mais les créatures de la forêt approchent et attaquent le père et son fils.


En bande dessinée, la carrière de Jodorowsky débute en 1966 avec Anibal 5, dessiné par Moro. Puis L’œil du chat avec Mœbius en 1978. En décembre 1980, dans la revue Métal Hurlant, paraît le premier chapitre de L’Incal noir, dessiné par Mœbius. Et c’est parti pour une œuvre imposante, diversifiée de la science-fiction à une biographie romancée du mime Marceau (Pietrolino, avec Olivier Boiscommun), en passant par le western ou l’heroic-fantasy. Le lecteur sait qu’il entame un récit daté : paru en 1983, marqué par les caractéristiques de son époque (par exemple la mise en couleurs un peu saturée) et par la très forte personnalité de scénariste. Celui-ci place une forte importance dans la souffrance de ses personnages, comme point de passage obligé pour grandir, pour devenir plus adulte, et peut-être plus sage. Alef-Thau est gâté en l’occurrence : enfant tronc, mère morte en couche, père dévoré sous ses yeux, sa situation ne peut que progresser… à condition qu’il survive. L’auteur aime bien également la notion de sacrifice : en effet, il ne fait pas bon côtoyer le personnage principal, en particulier l’accompagner dans une quête, car les chances de survie sont proches de zéro. Le scénariste aime bien également développer une dimension mystique, une sorte de pensée ésotérique ou magique, qui peut rebuter certains lecteurs. Enfin sa science-fiction n’est pas propre sur elle, elle ne rutile pas : les sociétés et les technologies ont vu des jours meilleurs et ne sont plus de première jeunesse, l’entropie fait son œuvre.



Le récit est structuré en cinq chapitres appelés des Chants, intitulés : Le vermisseau, La chasse au Louth, La tour dieu, L’effroi à grand spectacle, Lorsque l’effroi triomphe. Le lecteur plonge dans le premier : il retrouve des partis pris de colorisation assez classiques pour cette époque pour la revue Métal Hurlant, c’est-à-dire des verts, des oranges, des bleus, une palette qui atteste bien du fait qu’il s’agit d’un monde extraterrestre qui ne saurait être confondu avec la Terre normale. La séquence d’ouverture établit clairement qu’il s’agit d’un récit de genre : des gnomes avec des oreilles pointues, des tenues vestimentaires moyenâgeuses, des lances rudimentaires et des couteaux. L’artiste dessine dans un registre réaliste, avec un bon niveau de détails, des traits de contour fins et nets, une minutie dans la représentation : le tout permet au lecteur de se projeter dans un monde de fiction consistant et tangible. En page cinq, l’un des Dharians sort un pistolet futuriste, et dans la dernière case, qui occupe les deux tiers de la page, le lecteur découvre les bases d’une fusée qui a connu des jours meilleurs. Cela est confirmé dans la page suivante dont la scène se déroule à l’intérieur dudit vaisseau spatial. Arno apporte le même soin à représenter les installations métalliques à l’intérieur, les échelles des coursives. Éventuellement le lecteur contemporain peut trouver que ça manque d’écran et d’ordinateurs, ce qui est assez normal au vu de la date de réalisation de cette BD.


L’esprit du lecteur peut de temps à autre se focaliser sur la ressemblance de telle forme, telle personnage ou tel décor, avec un autre artiste de l’époque, à commencer par Mœbius, mais aussi d’autres auteurs publiés dans Métal Hurlant. Pour autant, il se retrouve vite sous le charme spécifique de l’artiste. Celui-ci semble capable de tout représenter, toutes les idées singulières de Jodorowsky. L’attaque d’un petit village de gnomes paisibles par des guerriers violents, une étrange transformation faisant passer de jeune à vieux en l’espace de quelques instants, la traversée de bois et petits cours d’eau sur une planète extraterrestre, un combat à main nue entre un guerrier et un gros monstre croisement d’un tricératops et d’un insecte, la création d’une projection ectoplasmique avec une belle luminescence bleue, un ver gigantesque digne des pires créatures de Richard Corben, l’attaque d’une citadelle par une foule de pouilleux, le vol de plusieurs dizaines de fées volantes, un vol à dos de chauve-souris géante, etc. Les dessins emmènent le lecteur dans un ailleurs à la fois hétéroclite, à la fois très cohérent dans sa conception, à la lisibilité facile.



En revanche, à l’évidence, la vie ne va pas être facile pour un enfant-tronc : impossible de l’imaginer en valeureux guerrier, en individu pouvant se défendre, ou en meneur d’hommes. Et pourtant… Rendu orphelin dès la première heure de son existence, le personnage principal n’a rien pour lui, et le lecteur commence par nourrir tout juste un soupçon de pitié envers Alef-Thau. Il se doute bien que le récit va emprunter le chemin bien balisé d’une quête initiatique, vraisemblablement sur fonds d’injustice, avec par exemple une rébellion à la clé. Dès la première séquence, il est établi qu’un peuple, les Dhariens, en exploite un autre, les Voulfs, en usant de la violence, de la répression et du pillage d’une de leur ressource, en l’occurrence leur force vitale, ce qui est un peu original. Puis Alef-Thau se trouve dans une position où il doit accomplir une quête, aller à la recherche (et ramener) un objet aux propriétés magiques ou symboliques (l’œil d’or qui est la clé de l’intelligence des Voulfs). C’est parti pour cette quête, forcément menée par trois individus qui portent Alef-Thau et qui combattent à sa place, et dont le sort est fixé à l’avance (Jodorowsky aime bien se montrer cruel envers ses personnages, et en sacrifier régulièrement).


Les auteurs font donc souffrir leur héros… qui ne le montre pas trop. En fait, Alef-Thau ne semble pas plus affecté que ça par sa condition d’homme-tronc. Il garde le sourire, il ne se plaint pas, il n’est pas aigri. Mieux que ça : il sait sourire, il reste constructif et il se montre courageux. À l’opposé d’un ouin-ouin geignard, il accepte sa condition, sans s’y résigner. Il est prêt à apprendre, en particulier le corps éthérique grâce aux leçons de concentration de son mentor Hogl. Il est confiant de sa place dans l’ordre des choses, dans son destin que Hogl lui a révélé à partir de ses visions : Alef-Thau conduisant les Dhariens vers la liberté, et à ses côtés la plus belle des femmes. Il prouve qu’il dispose de ressources, de créativité et de combativité. Alors même que sa condition physique en fait un individu impotent au dernier degré, il influe sur le cours des événements et il y participe, il fait montre d’une volonté à toute épreuve sans être aveugle à ses limites physiques. Il en impose par sa détermination. Pour le scénariste, la force de l’esprit règne en maître, et l’individu peut modeler le monde par son esprit, une belle leçon d’humilité pour les valides.


C’est parti pour une aventure d’Heroic Fantasy… avec des éléments de science-fiction… sans oublier une touche de mysticisme idiosyncrasique propre au scénariste. De manière surprenante, la narration visuelle et les designs ne font pas leur âge, ayant conservé toute leur solidité et leur attrait. Le lecteur se retrouve entraîné dans le sillage de cet adolescent-tronc, devant parfois faire des efforts pour tenir son rythme. Une quête merveilleuse, étrange, exotique, très intrigante.



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