Dans ma tête, je veux le jour.
Il s'agit d'un récit complet en 1 tome, indépendant de tout autre, décomposé en 6 chapitres. Il est paru pour la première fois en 1984. Il a entièrement été réalisé par Lorenzo Mattotti, un artiste italien. Ce récit a été réédité avec Murmure dans l'ouvrage Feux / Murmure, avec un entretien d'une demi-douzaine de pages, conduit par Jean-Christophe Ogier.
L'état de Sillantoe est composé d'un archipel d'îles. Il a dépêché un navire militaire (l'Anselme) pour aller enquêter sur les phénomènes inquiétants se déroulant sur l'île de sainte Agathe. Le lieutenant Absinthe fait partie du premier groupe à débarquer pour une mission de reconnaissance. La nuit précédant l'expédition, il fait des rêves étranges où apparaît le symbole du feu. Lors de l'exploration il tombe nez à nez avec une étrange créature indigène. De retour sur le navire, il n'en dit mot à son supérieur. En son for intérieur, il ressent comme un attachement pour cette île.
Il est un petit peu intimidant d'ouvrir "Feux" qui a connu un écho retentissant lors de sa sortie, qui est classé parmi les chefs d'œuvre du neuvième art, qui a donné naissance au courant baptisé "bande dessinée picturale". Le lecteur se demande s'il va bien tout comprendre, sans même aller jusqu'à identifier les éléments narratifs novateurs.
L'intrigue s'avère très linéaire et simple. Le lieutenant Absinthe est en quelque sorte contaminé par quelque chose qui se trouve sur l'île. Son point de vue sur la nature de l'île s'en trouve radicalement modifié, ce qui l'oblige à appréhender autrement la mission de l'équipage, et à prendre parti pour l'île. De ce point de vue, il n'y a rien de très compliqué.
Les années ayant passé depuis 1984, la découverte des planches de Mattotti n''est pas traumatisante. Les lecteurs ont intégré dans leur esprit, que l'approche picturale dans la bande dessinée n'est pas unique, que certains artistes disposent d'une culture en peinture qu'ils sont en mesure de mettre au service de leur récit.
Les planches de "Feux" n'en restent pas moins saisissantes. Le temps n'a pas diminué la force de leur impact. D'un point de vue formel, Mattotti se plie à la composition de planche découpée en cases, en moyenne 6 par page, avec quelques dessins pleine page, essentiellement en tête de chapitre. Les images qu'il créée évoquent les peintres illustres de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième (par exemple Cézanne, Van Gogh, Picasso période Demoiselles d'Avignon, Edward Hopper). Certaines cases empruntent également des idées de compositions à Roy Lichtenstein, en particulier la façon de représenter les canons comme des objets géométriques, détachés de leur support.
Certaines cases prises hors de la trame narrative s'apparentent à une image abstraite, dont le sens ne peut se déduire qu'à partir des cases qui la jouxtent, pour identifier à quel élément figuratif cette composition géométrique appartient. Il ne s'agit cependant pas d'un exercice de style qui viserait à contraindre la peinture académique au cadre de la bande dessinée. Il s'agit bel et bien de raconter une histoire en exprimant au mieux les sentiments, les sensations et la vie intérieure du personnage par des images, le choix du mode de représentation étant asservie au récit.
Dans un entretien avec Jean-Christophe Ogier, Mattotti a dit de manière explicite que chaque case a été pensée, conceptualisée pour apporter quelque chose au récit. Ce besoin d'explication en dit long sur les réactions qu'a dû susciter l'ouvrage à sa sortie, tellement il sortait des normes de l'époque. Il explique également qu'il a écrit les textes après avoir conçu la bande dessinée. Là aussi, Mattotti utilise le langage pour servir son histoire. Il respecte syntaxe et grammaire. Il utilise des phylactères pour le dialogue, et il développe le flux de pensées intérieur du lieutenant Absinthe, créant ainsi une forme de poésie dans la façon d'appréhender les événements. Même dans la forme des phylactères, Mattotti insère du signifiant. Il a choisi des contours de phylactère en forme de polygones irréguliers, plutôt que les traditionnelles ellipses. Cet aspect induit une forme d'agressivité due aux angles, ce qui teinte les propos eux-mêmes parfois de brutalité, d'autre fois d'hésitation du fait de ce contour irrégulier.
Au-delà des références artistiques, la grande innovation de Lorenzo Mattotti est de donner une importance prépondérante aux couleurs, comme expressions des sensations et des sentiments. Les couleurs ne sont pas cantonnées au rôle reproduire la teinte réelle des éléments dessinés. Elles deviennent expressionnistes. Dans certaines pages elles prennent la première place, reléguant les contours des formes au second plan.
Les modalités picturales de narration confèrent un impact émotionnel inoubliable au récit, jusqu'à presqu'en faire oublier les péripéties et le thème. L'intrigue est donc très linéaire et très simple, avec ce lieutenant qui change de point de vue suite à une rencontre et qui assiste au conflit entre 2 parties (les militaires contre l'île) qui ne s'entendent pas. D'un côté l'armée est venue avec pour mission de civiliser les lieux ; de l'autre la force vitale de l'île ne se laisse pas dompter.
Toutefois, la formulation des réflexions issues du flux de pensée intérieure d'Absinthe ouvre la possibilité à une interprétation moins littérale des événements. Ces phrases indiquent que "les feux s'agitaient dans le noir et lui échauffent l'esprit". Absinthe écrit que " Cette nuit là, j'étais passé de l'autre côté… dans une région où les choses sont comme on les sent.". Plus loin, les soldats essayent de le ramener au monde normal, c'est-à-dire sur le navire. Absinthe est passé par une initiation qui a provoqué en lui une transformation, ou tout du moins un éveil, qui a changé sa façon de voir le monde.
Plus loin, il est dit qu'il avait tué pour défendre ses émotions et qu'il était incapable de distinguer la raison de l'instinct. Mais ces phrases ne permettent pas de déterminer la nature de ce changement, ou ce que ce nouveau point de vue lui permet de voir. Il faut alors que le lecteur lui-même considère autrement certains passages. Absinthe écrit encore : "Je ne t'envoie pas des mots, mais des signes. Observe les pendant que moi je les touche.". Il évoque également qu'il éprouve "de l'amour peut-être pour ces couleurs que je ne voyais plus depuis si longtemps".
Mises dans la perspective du caractère novateur de "Feux", ces 2 réflexions semblent s'appliquer à Lorenzo Mattoti lui-même, créant une bande dessinée se nourrissant de l'amour qu'il porte pour les couleurs, charge au lecteur d'interpréter ces signes de couleurs. À la lumière de ce rapprochement, cette œuvre peut être considérée à la fois comme la métaphore de l'initiation d'un individu à une idée, un point de vue, un mode de vie, une culture différente, et comme l'allégorie de la création d'une forme de bande dessinée rejetant les conventions établies qui veulent que le trait du contour asservisse les couleurs de la forme.
Cette interprétation semble validée par les dernières phrases du récit : "Je ne veux plus ces feux qui éclaircissent la nuit. Dans ma tête, je veux le jour.". Pour Mattotti, il n'y a pas de retour en arrière possible : Absinthe et sa nouvelle façon de voir les choses vont provoquer la ruine de ses coéquipiers. " Ces couleurs le brûlaient, toujours plus." : il est impossible d'oublier cette façon de voir. Les étranges personnages vus par Absinthe sur l'île sainte Agathe sont autant des muses que des divinités incarnant le destin : il est impossible de s'y soustraire. C'est une vraie profession de foi de l'artiste.
Tu me blufferas toujours, Présence. Ton analyse de la création de cette oeuvre et son écho dans la vie de l'auteur semblent couler de source et pourtant, je n'y avais pas du tout songé !
RépondreSupprimerA la relecture, ce sont bien les couleurs qui m'ont tout d'abord réellement étonné. Je suis complètement passé à côté des références graphiques que tu cites (et pourtant je connais un peu Hopper), et tu m'apprends qu'à sa sortie, cette bd était d'un genre nouveau ! Rétrospectivement, je découvre ainsi une influence majeure sur des auteurs que j'ai découvert avant lui. Ici, je te parlais déjà de Blain et de son Réducteur de vitesse, mais je pense désormais également à David B. Si ce n'est déjà fait, il faut absolument que tu lises son Ascension du Hat Mal (6 tomes à l'Association, mais je crois qu'une intégrale existe).
https://www.bedetheque.com/serie-2995-BD-Ascension-du-Haut-Mal.html
Sinon je suis revenu de Prague : pourquoi le personnage principal s'appelle-t-il Absinthe ? C'est vraiment une boisson violente...
Je n'ai pas lu l'ascension du Haut Mal, même si je l'ai souvent vu référencé comme un ouvrage majeur. J'avais lu Feux une première fois dans les années 1980, sûrement plusieurs mois après sa sortie. Je l'avais aussi offert à ma sœur.
RépondreSupprimerQuand j'ai fini par suivre les conseils de Tornado et me remettre à la BD, j'avais à la fois envie d'en découvrir de nouvelles, mais aussi de revenir sur celles qui m'avaient laissé un souvenir impérissable, non pas le détail, mais une impression assez forte pour que je me souvienne encore de leur titre et de leur auteur 20 ans après. Concernant Mattotti, il se trouve aussi qu'il réalise régulièrement des couvertures de magazines, ou des affiches d'exposition. Même si je ne faisais pas le lien consciemment, l'apparence générale m'évoquait quelque chose.
En ce qui concerne l'impact de cette BD à l'époque, c'est en faisant des recherches sur internet que j'ai trouvé cette remarque, corroboré sur 2 ou 3 articles.
Merci beaucoup d'être passé pour me faire ce retour. J'avais bien aimé mon séjour touristique à Prague : l'architecture sympathique, le musée national où est exposé L'Épopée slave de Mucha, et un autre musée (je ne retrouve pas le nom) d'art contemporain, l'horloge astronomique de la place de la Vieille Ville et les très bons trdelníks.
Ah oui les trdelníks ! Je n'en suis pas friand mais c'est effectivement très bon. Je n'ai pas fait le musée national ni vu d'expo Mucha mais je pense que nous retournerons à Prague car c'était déjà notre seconde visite et à chaque fois on s'y sent bien.
RépondreSupprimerMerci pour tes retours en tout cas, je garde précieusement mes sacs Leclerc illustrés par Mattotti. Quant à Philémon, je le connais moi-même assez peu, préférant le Génie des alpages dans le genre absurde et publié environ à la même époque. J'ai cependant le dernier volume de Philémon, absolument charmant.