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lundi 23 juin 2025

Tremblez enfance Z46

Petit chat… J’ai besoin de trouver la sortie de ce labyrinthe…


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2012. Il a été réalisé par emg pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-douze pages de bande dessinée, ou plutôt deux fois quarante-six pages.


La nuit, Hicham, un homme invisible dont la silhouette se devine grâce à une bandelette blanche enroulée autour de son corps est en train de dormir dans son lit, rêvant à un rondin de bois en train d’être coupé par une scie. Il rêve qu’il est en train de scier un rondin dans une grande plaine vallonée en montagne sur une table rudimentaire : un plateau de planches posés sur trois bûches. À quelques dizaines de mètres de là, une femme l’appelle par son prénom. Cette vision le tire de son sommeil et il se redresse sur son séant avec un nom sur les lèvres : Wassila ? Il se lève et va faire ses ablutions dans la salle de bains, un petit robot jaune humanoïde avec une tête conique lui tendant une serviette. Puis il passe dans la cuisine et téléphone à la femme de son rêve. Il lui dit que c’est étrange, que c’étaient les pentes du Djebel Rhaggar. Il commence une autre phrase : il espère… Mais la communication a coupé. Il se rend au travail où il est posté sur une chaîne, manipulant des cartons contenant des objets sphériques. Il fait un faux mouvement et trois objets tombent au sol. Deux robots papotent en le surveillant, et l’un des deux le hèle : Hé, la momie, du nerf. À la pause, Hicham rappelle Wassila. Il l’informe qu’il prend le train de 14h55. Il vient de téléphoner à l’AIKA. C’est maintenant ou jamais. Le passage dont on lui a parlé est proche de Bab-Sbaa, la porte des Lions. Il la rappellera vers 17 heures. Elle lui répond de l’appeler à l’hôtel Arcadia, elle va lui donner le numéro. Derrière lui, un autre robot lui rappelle que les pauses téléphone n’excède pas 5 minutes ! Le règlement ne s’applique pas qu’aux chiens.



À la fin de sa journée, Hicham court à l’extérieur et il hèle un taxi volant. Une fois assis il demande au robot conducteur si la gare n’est pas dans l’autre sens. Le robot lui répond de ne pas s’inquiéter, il a pris un détour raccourcissant. Arrivé à la gare, il se renseigne auprès d’un autre robot pour savoir si le train pour Villefrontière se trouve bien… La réponse sèche : Indiqué sur le panneau d’affichage, attention au coup de sifflet. L’homme monte à bord du train, qui part en même temps que plusieurs autres. Dans les haut-parleurs, une voix commente : Et c’est parti ! Trèèès bon départ de Général de Pommeau au quai n°2 – suivi par Speedy Crown au n°1 – et Rajah Quadrivalse qui s’arrache du paddock comme un coup de tonnerre ! Et déjà le premier obstacle, Darcy-en-Fenouil, franchi sans encombre par les trois attelages de tête… Ouille ! une chute sévère pour Silver Pistol voie n°5… Mélodie Antarctique qui s’échappe à la corde… Voilà le virage des Vents Couverts… Premiers décrochages quais n°7 et 8… Mais le train d’Hicham marque un arrêt à la gare : problème technique ! Un robot annonce : On fait demi-tour ! Le conducteur a été éjecté de son siège !


Quel étrange ouvrage, très déroutant. Déjà le titre : Tremblez enfance Z46… Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire. ? Puis les graphismes : mis à part Hicham, chaque élément est représenté par un assemblage de formes géométriques : traits bien droits, cercles et ellipses, avec une netteté très aseptisée, stérile et sèche. Le lecteur se dit qu’il apparaît une vague irrégularité dans le vallonnement de l’alpage, puis il regarde les espèces de cubes flottant en arrière-plan avec une forme irrégulière sur le devant, se rendant compte que cela doit figurer des moutons. Retour à l’appartement d’Hicham : tout est toujours aussi géométrique et conceptuel. La mise en couleurs est faite sur la base d’aplats bien propres, sans déclinaison en nuances, sans ombres. L’ambiance lumineuse dégage une artificialité intense. Le petit robot porteur de serviette dans la salle de bains suit le personnage dans la cuisine et semble l’observer immobile alors qu’Hicham téléphone, comme un animal de compagnie. L’incongruité de la scène de travail saute aux yeux du lecteur : un être humain invisible dont la présence est marquée par des bandelettes horizontales autour de son corps, non jointives, surveillé par deux robots qui papotent. Que dire des autres bizarreries : des phylactères en trois dimensions, un clocher miniature qui semble flotter dans l’air au-dessus de la voiture volante, une onomatopée BANG en trois dimensions pour donner le départ des trains, Tintin & Milou sur le quai de la gare, etc.



Pour autant, la trame de l’intrigue apparaît clairement : Hicham a décidé de rejoindre Wassila, peut-être sa bien-aimée, peut-être un être très cher de sa famille, et pour cela il doit atteindre le point de passage, ce qui donne lieu à quelques péripéties comme prendre le métreau (une variante du métro où l’on se déplace avec les poissons sous l’eau), se faire faire un formulaire PP451 (purification Polaroïd), s’en remettre aux mains des passeurs pour atteindre le point de franchissement. Et… Et le récit abandonne Hicham pour passer à Wassila. Dans un premier temps le lecteur se trouve décontenancé, comme si la trame narrative présentait des bizarreries, des solutions de continuité dans l’enchaînement des causes à effets, voire une inversion temporelle. S’il n’y a pas encore prêté attention, son œil finit par être attiré par la numérotation en bas de page, pas si facilement déchiffrable. Il finit par remarquer qu’elle se déroule à rebours. Il revient en arrière, au début : la première planche porte bien le numéro Un, puis la deuxième Deux, et ainsi de suite… Jusqu’à ce qu’il arrive à la planche quarante-six, et celle en vis-à-vis est également numérotée quarante-six. Soit il termine la lecture de cette deuxième partie numérotée à rebours, soit il teste de lire la bande dessinée à partir de la dernière page (numérotée Un), jusqu’à celle numérotée quarante-six, située en milieu d’ouvrage. Il comprend alors le dispositif narratif : dans le sens de lecture occidental (de gauche à droite) il découvre la journée d’Hicham dans l’ordre chronologique, dans le sens inverse (de droite à gauche depuis la quatrième de couverture) il découvre la journée de Wassila dans l’ordre chronologique. Il en déduit que c’est la bonne méthode de lecture, jusqu’à ce que les deux personnages se retrouvent de part et d’autre de la porte du passage, en page quarante-six dans un sens, et quarante-six de l’autre.


Au départ, l’immersion dans la lecture peut nécessiter un temps d’adaptation plus ou moins important, que ce soit pour le choix esthétique très fort, ou pour les choix de représentation. D’un autre côté, la lecture se révèle facile : une case par page, quarante-six pages muettes (sauf une ou deux onomatopées), c’est-à-dire la moitié de la pagination, un fil conducteur clair, c’est-à-dire le chemin à parcourir pour les retrouvailles. Sous réserve que les formes géométriques et les couleurs ne provoquent pas un rejet esthétique, le lecteur tombe vite sous le charme de la bizarrerie poétique : un individu inexistant sauf par les bandelettes, une course de train avec un commentateur enjoué, la superbe trouvaille du métreau (Hicham s’enfonce dans le flux d’une rivière, se retrouve sur un quai, voyage avec un requin, la prise de photographie qui tue, des motifs récurrents de damiers aux couleurs criardes, des motifs de briques parfois flottantes, les onomatopées en 3D, un taxi avec des petits taxis autour de lui, la cheminée d’un bateau qui émet de petits nuages de fumée dont chacun est composé des sigles CO2, etc. C’est un monde à la fois artificiel, fabriqué de toute pièce, comme construit avec un logiciel infographique des années 1980, et à la fois une interprétation décalée de la réalité entre anticipation (voitures volantes), rétrofuturisme (il n’y a pas de téléphone portable) et fantastique (Hicham respire sous l’eau).



C’est aussi une lecture très étrange car le lecteur s’investit de manière conséquente dans la première partie, à la fois pour s’adapter aux graphismes et à la narration, et lit la deuxième partie de manière plus rapide car elle comprend moins d’informations, et certaines sont redondantes par rapport à la première. Finalement, il s’agit d’un individu qui souhaite retrouver une personne aimée. Le lecteur ne sait rien des circonstances qui les ont séparées. C’est aussi une fable sur l’immigration, avec Hicham réduit à l’état de quantité négligeable, de sous-citoyen par des encadrants robots, Wassila ne bénéficiant pas de plus considération. C’est avant tout une véritable aventure de lecture. À chaque élément visuel, le lecteur s’interroge sur son sens, sur sa contrepartie dans le monde réel, sur ce que dit la manière dont il a été déformé, réinterprété par l’auteur, sur ce que ces déformations induisent comme modification dans le rapport entre l’individu et cet élément de son environnement, faisant ainsi apparaître des liens cachés, une nouvelle façon de les considérer.


L’aventure visuelle s’avère beaucoup plus riche que ces décalages induit par la représentation réimaginée. L’artiste met à profit la connaissance du langage BD et de ses conventions par le lecteur : à commencer par cette scie coupant du bois pour figurer le son du ronflement, ou aussi le principe d’onomatopée et de phylactère, et encore le principe d’évocation de la silhouette humaine, reconnaissable et identifiable, même sous la forme de bandelettes, ou d’une construction de petits traits secs pour les passeurs. L’invention visuelle prend différentes formes : l’avancée réciproque des trains sous forme de course hippique, le principe de métro dans le flux d’une rivière, et les similitudes purement visuelles (le rondin et la scie pour le ronflement ou le sommeil, similaire au rondin scié par Hicham). Ces jeux visuels amènent le lecteur à s’interroger sur ce qui est signifiant dans ce qui est représenté, ce qui importe à l’intrigue, par opposition à ce qui ne sert que d’éléments de décors sans incidence sur le récit… mais pas sans incidence sur son ressenti. Il remarque que l’auteur joue également avec le rapport entre signifiant et signifié : par exemple un panneau de signalisation routière incompréhensible (un cercle au milieu d’un panneau triangulaire d’avertissement). Il relève aussi de subtiles correspondances entre l’histoire d’Hicham et celle de Wassila, au-delà des deux facettes de la même histoire, comme ce requin observé par un passager du bateau sur lequel se trouve Wassila, qui renvoie au requin qui se trouve derrière Hicham dans le métreau.


Quelle étrange lecture : une forme de dessins géométriques, une retranscription de la réalité décalée entre l’anticipation et le surréalisme, avec une touche de fantastique et d’onirisme. L’histoire d’un homme qui veut rejoindre son être aimé, puis d’une femme cheminant elle aussi vers cet homme. Un monde similaire à la réalité avec des environnements et des individus réinterprétés, entre immigration et déconsidération par des robots, interrogations sur ce qui fait signal et ce qui constitue du bruit, entre le signifiant et le signifié. Singulier.



jeudi 30 septembre 2021

Zaï zaï zaï zaï

Les pierres n'ont pas toujours la même ombre.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Le premier tirage date de 2015. Il a été réalisé par Fabcaro (Fabrice Caro) scénario et les dessins. L'ouvrage comporte 66 pages de bande dessinée, en noir & blanc, avec une unique teinte supplémentaire, du vert olive.


Dans un hypermarché, Fabrice se présente à la caisse. L'hôtesse de caisse Roselyne lui annonce le montant : trente-sept euros et cinquante centimes, et lui demande s'il a la carte du magasin. Il cherche dans ses poches et ne la trouve pas. Il se retrouve contraint de lui avouer qu'il est désolé car il croit qu'elle restée dans son autre pantalon. Le responsable arrive immédiatement, demande à Roselyne s'il y a un problème. Elle répond que le monsieur n'a pas sa carte du magasin. Le responsable demande à Fabrice de le suivre. Le client redonne l'explication : elle est restée dans son autre pantalon. Le responsable ironise : comme par hasard Fabrice a changé de pantalon. Le client se saisit d'un poireau dans son chariot de course pour menacer son interlocuteur qui le menace à son tour de faire une roulade arrière. Fabrice lui tourne le dos et s'enfuit en courant, le poireau toujours dans la main. Un peu plus tard un policier en civil prend la déposition du responsable : signes particuliers, vêtements, couleur ? À chaque fois, le responsable répond comme si la question portait sur sa propre personne.


Dans les locaux du personnel, une collègue rassure Roselyne. Elle lui propose un déca, lui indique que si elle a besoin de parler, elle et ses collègues sont là, que ce qui lui est arrivé est un événement grave et qui faut qu'elle essaye d'oublier. Sa collègue lui répond qu'elle envisage d'aller en poissonnerie quelque temps, ce qui horrifie son interlocutrice. Fabrice continue de courir jusqu'à temps qu'il estime s'être assez éloigné pour être momentanément en sécurité. Au commissariat, un policier informe son collègue qu'il a envoyé le poireau à la police scientifique pour les prélèvements et analyses ADN. L'autre répond que c'est inutile car le suspect a été reconnu par plusieurs témoins dans le magasin. Voilà qui est embêtant : que dire à la police scientifique maintenant ? Sur les conseils de son collègue, il les appelle et invente un truc : il leur signale que des jeunes de quartiers sensibles s'amusent à envoyer des poireaux aux gens, et que s'ils en reçoivent et bien ça ne provient pas du commissariat. Un rédacteur en chef informe un de ses journalistes que le coupable vit à Bédarieux dans l'Hérault, et qu'il doit partir tout de suite sur place en reportage. Il prend l'avion, puis une voiture, puis un train à vapeur, puis une carriole tirée par un cheval, et enfin à pied à travers la jungle avec trois indigènes pour porter ses ballots. Fabrice continue de marcher, puis il fait du stop sur le bord de la route. Dans le commissariat, un policier demande à ses collègues si le type à un casier. L'un d'eux demande : un casier pour mettre ses affaires ? Le premier demande s'il dit ça parce qu'il a l'air d'un homosexuel refoulé ?



La scène d'introduction dure trois pages et tout est posé. Fabrice se retrouve fugitif et coupable parce qu'il n'avait pas sa carte de fidélité du magasin sur lui : situation absurde. Il s'agit d'un récit humoristique dont le comique fonctionne sur l'absurdité des situations, de la réaction des uns et des autres. L'auteur sait jouer sur les attentes du lecteur, les automatismes de réaction pour une situation donnée, en montrant des comportements transgressant la normalité, tout en conservant, pour son récit, une logique interne très cohérente. Arrivé à la caisse de son supermarché, tout citoyen banal et ordinaire à l'habitude de présenter sa carte de fidélité pour engranger des points lui permettant d'obtenir une ristourne plutôt moins conséquente que plus, à plus ou moins long terme. Il s'agit d'un comportement ordinaire implicite. Le décalage se produit avec la réaction démesurée de l'hôte de caisse et du responsable, assimilant l'absence de carte à un délit, voire à un crime. Le lecteur ajuste son mode lecture à ce point de divergence, et du coup assimile le coup du poireau comme une arme pour menacer. C'est tout aussi absurde que le crime de ne pas avoir sa carte de fidélité, tout en participant de la même logique. De ce point de vue, c'est à la fois évident, et très surprenant en même temps car le lecteur n'a aucun moyen d'anticiper quelle sera la nature de la prochaine sortie absurde, du fait de l'immensité des possibles.


Dans un premier temps, il est possible que le lecteur ait également besoin d'un temps pour s'adapter aux dessins. La narration visuelle de l'artiste s'inscrit dans un registre descriptif et réaliste, avec une impression de dessins un peu lâches, pas tout à fait finis parce qu'ils n'ont pas été peaufinés. Les traits de contour donnent l'impression d'être un peu imprécis, comme s'ils auraient mérité d'être repassés pour faire disparaître les irrégularités, pour bien faire attention à ce qu'il n'y ait pas de traits non jointifs, ou de variation dans l'épaisseur d'un même trait, et en arrondissant certaines portions. De la même manière, les zones noircies semblent l'avoir été avec un marqueur ou un pinceau vite posé, sans se préoccuper d'obtenir une surface proprement délimitée. Dans le même ordre d'idée, les visages ne sont pas très détaillés : un trait pour chaque œil, un trait pour les sourcils masculins, un ovale irrégulier pour la bouche un arc de courbe pour la base du nez, et une zone de cheveux à la forme plus travaillée pour les femmes que pour les hommes. Les décors sont traités avec la même impression d'esquisse précise, mais pas terminée. L'artiste se contente régulièrement d'un fond vide avec uniquement les personnages lors des séquences de dialogue. Et pourtant…



Pourtant, le lecteur n'éprouve pas la sensation de lire une bande dessinée pauvre en informations visuelles, ou exécutée à la va-vite faute d'un savoir-faire suffisant pour dessiner. Même s'il n'y prête pas d'attention particulière, il se rend compte que les personnages présentent tous une apparence différente, une tenue vestimentaire différente, et des postures en phase avec leur activité, leur âge et leur condition sociale. Lorsqu'un journaliste interroge les voisins âgés de Fabrice, le lecteur voit bien des personnes du troisième âge, un peu voutées, ne disposant pas de l'énergie de la jeunesse. Les uniformes et tenues de travail sont aisément reconnaissable : que ce soit celui d'un policier, ou celle d'une hôtesse de caisse. Même s'il peut ressentir une économie de moyen dans les décors, le lecteur constate qu'il voit où se déroule chaque scène : caisse d'un hypermarché, bureaux d'un commissariat, habitacle d'une voiture, bar, plateau de télé, terrasse d'un café, hémicycle de l'assemblée nationale, cuisine d'appartement, marché découvert d'un village de Lozère. Il suffit parfois de quelques traits à l'artiste pour installer ses personnages dans ces lieux et permettre au lecteur de s'y projeter avec un degré d'immersion satisfaisant.


Alors que la monochromie donne une impression d'uniformité à toutes les pages, la lecture s'avère beaucoup plus riche et variée. Il suffit que le lecteur s'arrête un instant pour considérer l'une des quatre pages muettes du récit pour se rendre compte que l'auteur raconte beaucoup avec les dessins. Fabcaro a opté pour un découpage par défaut en 3 bandes de 2 cases chacune, avec des variations allant de deux cases fusionnées, jusqu'à un dessin en pleine page. La plupart des scènes occupe une page, plus rarement deux, créant ainsi une unité de lecture très rigoureuse. Certaines scènes de dialogue sont en plan fixe, comme une émission débat de télévision, une discussion où le lecteur serait assis à la même table que les interlocuteurs. D'autres séquences présentent un plan de prise de vue plus élaboré : Fabrice marchant au bord de la route, la suite de tonneaux d'une voiture de marque Renault. Le lecteur remarque que l'absurde ne se limite pas au dialogue, mais qu'il peut également prendre une forme visuelle, par exemple quand Fabrice s'est assis par terre dans la forêt et parle à haute voix, avec un lapin qui se place devant lui pour l'écouter, puis une biche, puis un cerf, et enfin une autruche, un rhinocéros, un dauphin.



Sous réserve qu'il ne soit pas allergique à l'absurde, le lecteur se délecte de se faire prendre par surprise par l'inventivité de l'auteur. Il se rend compte que ce dernier joue sur de nombreuses références culturelles. Fabrice parlant aux animaux renvoie à Blanche Neige parlant aux animaux dans la forêt. Lorsque Fabrice appelle ses filles, il se lance dans une longue explication entremêlée d'excuses pour que son interlocuteur finisse par lui dire qu'il s'est trompé de numéro car il s'agit d'un restaurant de vente à emporter de type kebab. Le lecteur fait automatiquement le lien avec la boucherie Sanzot dans Tintin. Au fil de la cavale de Fabrice, Fabcaro met en scène la réaction du public, sous de nombreuses facettes : journal télévisée, interviews des voisins, discussion au boulot, discussion entre bédéastes car c'est la profession du fuyard. En plus des réactions et des logiques absurdes, l'auteur brosse un portrait critique de toute l'industrie se nourrissant des informations, en les rendant plus croustillantes avec une couche manipulatrice de sensationnalisme. En fonction de sa sensibilité, le lecteur relève plutôt tel ou tel forme de dérision : la traversée de la jungle, la critique de la créativité (Sans compter que ces derniers temps, scénaristiquement, il commençait à tourner en rond. Un certain systématisme dans ses schémas de narration), les théories du complot, la blessure de footballeur, l'égocentrisme, la difficulté au karaoké de la chanson Mon fils, ma bataille, de Daniel Balavoine, etc.


Le lecteur ressort de cette bande dessinée avec un énorme sourire grâce à l'inventivité de l'auteur et sa maîtrise de la dérision, autant que de l'absurde. Il a lu une histoire avec une intrigue facile à suivre, à la structure simple et solide, avec une narration visuelle beaucoup plus riche qu'il n'y paraît et un humour protéiforme à la logique interne sans faille.