Ce tome est le premier d'une série de 3. La première édition date de 2015. Il a été réalisé par Clarke (Frédéric Seron) pour le scénario, les dessins et l'encrage. Il est également le créateur et l'auteur de la série Mélusine avec François Gilson. Il a collaboré avec Turk pour la série Docteur Bonheur, avec Midam pour la série Histoires à lunettes, et il a réalisé de nombreuses autres séries et histoires en 1 tome.
Ce tome est une anthologie d'histoires courtes en noir & blanc. Elles se présentent toutes sous le même format : une page sur fond noir avec le titre et un liseré blanc oblique sur la partie droite, suivie par une page noire. Viennent alors les 4 pages de bandes dessinées, chacune comprenant 4 cases carrées de la même taille. L'ouvrage lui-même est format carré, avec une couverture rigide et un marque-page en tissu cousu au livre. Ce tome comprend 25 histoires de 4 pages. Sophie est assise devant sa fenêtre en train de fumer une clope et de songer à sa situation ahurissante : elle ne vit qu'un jour sur deux. Impossible de développer une relation affective dans ces conditions. Muriel pose nue pour un peintre et son esprit vagabonde. Elle se focalise sur une idée : il faut qu'elle se concentre pour rester réelle. Elle en fait part au peintre. Un homme marche dans la rue, avec la conviction d'être toujours en retard, qu'un autre lui-même est déjà passé avant lui et l'a précédé. Quoi qu'il fasse, où qu'il aille, son autre est déjà passé. Un homme se débat dans la mer avec la conviction qu'il va se noyer. Il ne sait plus depuis combien de temps il est là ; il sait que personne ne viendra le chercher.
Deux démineurs sont à l'œuvre sur un engin explosif artisanal dans un immeuble. L'un d'eux regarde son ombre : ça lui fait penser aux individus désintégrés par la bombe atomique ayant explosé à Hiroshima et leurs ombres qui restaient sur les murs, rattachées à rien. Un homme se prépare le matin pour aller au travail. Sa femme lui indique qu'il est en retard. Il passe devant la salle de bain et remarque un motif d'oiseaux sur le miroir. Un homme marche dans la rue en pensant au fait que cela fait 10 jours que le soleil ne s'est pas levé, même les éclairages commencent à faiblir. Au pied d'une pierre tombale dans un cimetière, une main surgit de la terre. Un visage apparaît affleurant le sol, avec un regard paniqué. Un homme progresse au milieu des piétons, songeant au fait que son absence du sens du toucher le coupe du monde. Il souffre du fait que personne ne peut voir, entendre, goûter ou sentir un homme sans contact. Dans une route de forêt, de nuit, un homme conduit sa voiture. Il ne voit la jeune femme dans ses phares qu'au dernier moment. Il la percute de plein fouet.
Dans cette collection d'histoires courtes entre horreur de situation et humour très noir, le lecteur est frappé par les caractéristiques des dessins. Clarke joue sur l'opposition du noir et du blanc, sur le contraste qui se produit, entre des zones de noir et des zones de blancs. Il croque les différents personnages, sans trop s'attacher aux caractéristiques physiques autres que le genre et la coiffure, avec des vêtements impersonnels, des visages banals vite oubliés. Ils ont presque tous la même morphologie normale, sans surcharge pondérale, sans implants mammaires. Quand vraiment le récit le justifie, il peut donner une carrure plus impressionnante à des hommes, lorsqu'ils remplissent les fonctions d'homme de main. Le détourage des individus est réalisé d'un trait fin qui n'est ni lissé, ni arrondi. Cela donne au lecteur d'avoir une impression globale des individus, plutôt qu'une fine description d'un individu en particulier. À plusieurs reprises, il joue sur les ombrages, le personnage donnant l'impression d'être plongé dans une forte pénombre, ou d'être éclairé à contre-jour, comme s'il était déjà à moitié mangé par les ténèbres. Ce dispositif relève d'une forme d'expressionnisme, où le pourcentage de noir dans chaque case peut être assimilé aux forces inquiétantes auxquelles l'individu est soumis, au faible espoir de l'issu de l'histoire.
Dès la première histoire, le lecteur est frappé par la capacité d'évocation des dessins en peu de traits. D'une histoire à l'autre, quelques traits noirs suffisent pour figurer un encadrement de fenêtre, un drap froissé, des vagues, des arbres, une voiture, des herbes hautes, une corde, etc. Clarke a épuré son mode de représentation pour favoriser des formes simplifiées, immédiatement identifiables comme étant la forme générique d'un élément, sans aller jusqu'à l'icône. Cette utilisation du noir & blanc n'est pas celle de Frank Miller poussant l'épure jusqu'à des formes abstraites, mais plutôt celle de Will Eisner dans ses romans graphiques. Cette influence se ressent à la fois dans la façon de représenter les plis dans les étoffes de vêtement, à la fois dans la simplicité apparente du cadrage de chaque case, d'une rare efficacité. Les dessins de Clarke n'atteignent pas l'élégance de ceux d'Eisner, mais la filiation est là, la capacité à donner de la consistance aux personnages, comme aux lieux avec des traits simples et justes est impressionnante. Lors de ces 25 histoires, les visuels transportent réellement le lecteur comme s'il était lui-même immobile en train de regarder les toits de Paris par la fenêtre, en train de se débattre pour essayer de rester la tête hors de l'eau, en train de s'immerger dans le motif du mur de la salle de bain, en train d'avancer dans l'obscurité, en train de frôler des gens sur le trottoir, apercevant soudainement une personne au milieu de la route de nuit, accroché à un harnais en train de faire de la spéléologie, et même ligoté sur une chaise en train de dérouiller sous les coups de deux gros bras qui ne fatiguent pas.
Le lecteur se laisse donc immédiatement séduire par cet exercice de style, à la lisibilité immédiate et rapide. Chaque histoire respecte un format immuable de 4 cases par page (2 rangées de 2) en 4 pages. L'auteur s'est donc imposé ledit format et fait preuve d'inventivité pour narrer des histoires différentes, consistantes pour raconter quelque chose, avec une chute dans la dernière case, une forme de justice poétique, ou de coup de grâce, selon les histoires. Celles-ci se lisent très vite, et le lecteur en ressort avec l'impression qu'il n'y avait pas beaucoup de texte, et même plusieurs histoires sans parole. En fait, il y a effectivement de nombreuses pages muettes, mais une seule histoire totalement dépourvue de mots. Elle reste en mémoire, car le personnage de Dans le champ de blé ressemble comme deux gouttes d'eau à Mélusine. Clarke réussit son pari à raconter des histoires à chaque fois différentes dans ce format très rigide, et à être à chaque fois intelligible, le lecteur comprenant toutes les chutes, sans doute possible.
Au cours de ces 25 histoires, Clarke met en scène à chaque fois un personnage principal qui est souvent masculin : c'est à lui qu'arrive les choses, c'est son histoire. Il peut intervenir d'autres personnages y compris féminins, comme une épouse, une femme servant de modèle à un peintre, une passante, un psychologue, les passagers d'un avion. Dans plusieurs histoires, il n'y a que le personnage principal, et les autres fois les personnages secondaires sont peu nombreux. Cela a pour effet de focaliser la narration sur un unique individu, de donner une vision du monde égocentrée, d'amplifier l'émotion ou le ressenti de ce personnage, de provoquer une forte empathie vis-à-vis de lui. Les chutes des récits alternent entre l'humour noir et l'horreur de la condition humaine. Au travers de ces 25 courts récits, Clarke met en scène l'impression de ne pas exister, la sensation d'être en retard par rapport au reste du monde, la conviction de mourir seul dans l'indifférence du reste du monde, le fait que les événements échappent à notre contrôle, l'incapacité de déchiffrer les signaux envoyés par la réalité, la vanité de lutter contre les ténèbres inéluctables, l'incommunicabilité, l'impossibilité d'éviter les accidents, les phénomènes incompréhensibles, la conviction que notre personnalité ne peut pas être montrée dans sa totalité, etc. Clarke met en scène les angoisses de l'existence, les limites de la condition humaine. Ses personnages se heurtent à la finitude de leur existence, aux caractéristiques intangibles de leur vie. Cependant, le lecteur ne ressort pas désespéré de cet ouvrage, prêt à se passer la corde au cou. Ces saynètes n'ont pas la force et le noirceur des Idées noires de Franquin, parce que le lecteur reste un observateur de ces moments. Le format fixe des histoires génère une prise de recul chez le lecteur qui garde alors à l'esprit qu'il s'agit d'un exercice de style. Cela n'obère en rien la pertinence du propos ou l'empathie, mais le lecteur est clairement placé dans une situation d'observateur, diminuant sa capacité à se projeter dans le personnage du chapitre, de devenir lui.
Avec ce tome, Clarke propose un exercice de style contraint, très réussi, à la fois pour l'étincelle de vie présente dans les dessins, à la fois pour la capacité à capture en 4 pages de 4 cases, une émotion, une angoisse, une résignation à une réalité matérielle ou psychologique sur laquelle l'individu n'a pas de prise. Pour autant, le lecteur reste un peu en retrait de ces constats, pas impliqué à 100%.
C'est marrant, je me suis mis à penser aux "Idées noires" de Franquin, puis ai vu ta référence ! Et comme tu dis, ces petites scènes n'en ont peut-être pas l'humour, au fond.
RépondreSupprimerIl semble y avoir quelque chose de profondément triste, dans ces pages. Une forme de solitude face à une certains dureté ou absurdité de la vie.
C'est vrai : il y a moins d'humour que chez Franquin, plus une forme d'histoire à chute poétique, horrifique, angoissante, en fonction des chapitres. Il n'y a pas non plus la même intensité de désespoir : cela reste moins déprimant que Les idées noires. La focalisation presque systématique sur un seul personnage induit effectivement un point de vue empreint de solitude.
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