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jeudi 18 janvier 2018

Les cités obscures : Souvenirs de l'Eternel présent

Plus que la valorisation d'un ancien projet, un voyage dans une nouvelle cité traumatisante

Ce tome est le quatorzième s'inscrivant le cycle des Cités Obscures, après La théorie du grain de sable. Il s'agit d'une bande dessinée en bonne et due forme, et en couleurs. Le scénario a été conçu par Benoît Peeters et François Schuiten, les dialogues ont été écrits par Peeters et les dessins ont été réalisés par Schuiten.

Aimé vit dans la cité de Taxandria, une ville en ruine, dans laquelle il est le dernier enfant. Alors que l'histoire commence, il se lève comme tous les jours pour se rendre à l'école dont il est l'unique élève. Il quitte la maison à 1 étage qu'il habite tout seul, et se dirige à pied vers la ville, traversant des terrains vagues où affleurent quelques vestiges d'anciennes constructions. Il croise le tramway de la ligne 81, tiré à par son conducteur à pied et poussé par 3 hommes. Sur le chemin, il décide de jeter un coup d'œil dans une halle désaffectée. Il a la surprise d'y trouver un livre intitulé "Taxandria - Histoire du grand cataclysme". Il s'agit d'un objet hautement subversif puisque tous les livres sont interdits. Il y apprend comment Thadeus Brentano s'est installé au pouvoir à Taxandria, a laissé sa femme Irina Brentano gouverner, et comment est survenu le cataclysme qui a ravagé la cité. Il rejoint ensuite l'école et commence à poser des questions. Essuyant les refus du maître de répondre, il décide d'aller les poser au ministère de l'Ordre et du Repos.

Arrivé à ce quatorzième ouvrage du cycle des Cités obscures, le lecteur sait qu'il ne trouvera pas de points de repère habituels, et que Schuiten et Peeters auront suivi leur fantaisie pour proposer un récit sortant de l'ordinaire et semblable à nul autre du cycle. Il découvre une histoire qui s'apparente à un conte, plus courte que les précédentes (61 pages de bandes dessinées), se lisant rapidement (20 minutes en s'attardant sur les dessins) dans la mesure où il y a 43 pages qui ne comptent que 2 cases.



La page de titre précise que le récit constitue une variation sur "Taxandria" de Raoul Servais, un réalisateur de film d'animation belge. La postface de 12 pages retrace la genèse du film Taxandria (1994) de Raoul Servais, ainsi que les modalités et la nature de l'implication de Schuiten dans ce projet, illustrée par des dessins, des esquisses préparatoires et 9 photographies extraites du film.

Les références internes au cycle des Cités Obscures sont peu nombreuses. Il y a le tramway 81, déjà apparu dans Les murailles de Samaris et Brüsel. Le nom du maire "Brentano" évoque l'ancien nom de Blossfeldtstad (fait évoqué dans L'Écho des Cités).

Les 3 dessins de la première page permettent de se faire immédiatement une idée de l'approche graphique retenue par Schuiten pour ce tome. Première case, il n'y a que la tête d'Aimé reposant sur son oreiller, encore endormi. Il s'agit d'une quantité d'informations visuelles peu importante, le dessin s'attachant surtout à rendre l'ambiance de calme et de sérieux du dormeur. Schuiten a repris ses crayons de couleurs pour faire émerger un fond grisâtre, baignant l'image dans une réalité un peu triste, avec une ou deux écailles dans le revêtement du mur.

La deuxième case montre Aimé se redressant d'un coup sur son oreiller, avec une roue dentelée incomplète en fond, des gouttes de sueur et des draps froissées. Le mouvement d'Aimé est bien rendu et la composition de la case donne l'étrange impression que sa tête va se positionner à l'endroit où la roue dentelée est incomplète. La troisième case comprend plus d'éléments descriptifs avec une plus grande profondeur de champ, et Aimé est déjà plus petit au fond de cette pièce, alors que figurent 6 roues dentelées qui s'apparentent à autant de pièces d'un mécanisme d'horlogerie. Cette case s'inscrit dans les dessins minutieux et descriptifs de Schuiten, teintés d'onirisme.

Dans les 2 pages suivantes, Aimé chemine vers l'école, les arrières plans sont noyés dans une brume ocre et grise, seuls les détails du premier plan sont nets. Page 5, Aimé marche dans la ville en ruine et toutes les décors sont devenus précis et détaillés, les architectures sont reconnaissables, chaque pavé, chaque latte de parquet est représenté. Les 7 pages consacrées à l'histoire de Taxandria baignent dans une lumière plus dorée, évoquant un âge d'or révolu, avec des dessins plus expressionnistes, la couleur s'assombrissant progressivement alors que le cataclysme se produit.

Comme dans les autres tomes du cycle, le lecteur est invité à prendre le temps de se promener dans cette ville, à admirer les bâtiments, à rêver de ces architectures démesurées, de ces mélanges improbables de bâtiments recomposés, à lever le nez pour voir le sommet de ces colonnes romaines gigantesques. Un promeneur familier des cités remarquera également le dôme abritant les femmes, comme structure hémi sphérique évoquant le dôme du Centre de Cartographie (voir La frontière invisible). Il reconnaîtra également la locomotive à vapeur comme une forme chère à Schuiten. Il détectera les symboles : le pavage déformé comme une vague, l'importance des jonctions comme les escaliers, les échelles, les passerelles, ainsi que les cadrages inclinés de quelques degrés faisant apparaître tous les bâtiments de guingois, le cheminement final d'Aimé qui s'effectue sur des rails. Il s'interrogera sur l'omniprésence des rouages d'horlogerie.

Peut-être plus encore que dans les tomes précédents, "Souvenirs de l'éternel présent" regorgent d'éléments visuels qui sont autant de symboles, traduisant des questionnements philosophiques. Les différents dispositifs de passage insistent sur la démarche spirituelle qui consiste à se rapprocher des autres, plutôt que de s'enfermer dans son égo. La mise en scène du Prince est une référence au Le magicien d'Oz, relativisant les apparences. Le trajet d'Aimé sur des rails semble indiquer que lui aussi est conditionné par son environnement et son éducation, son état d'enfant (d'être en pleine croissance) le condamne à devoir évoluer, à refuser les choses en l'état. La grande vague menaçant Taxandria évoque le sort de l'Atlantide.

L'omniprésence des rouages d'horlogerie brisés illustre la situation de Taxandria : une forme d'ataraxie (presqu'une anagramme) dans un temps immuable, d'indifférence émotionnelle, et de stagnation, un état de régression par rapport à l'âge d'or. Le temps s'est arrêté et est détraqué, figé. Dans ce présent éternel, la science (qui a précipité la chute de Taxandria) est devenue synonyme de progrès, de changement, et est donc bannie. Science sans conscience n'est que ruine de l'âme (Rabelais) et elle est devenue interdite de cité. La dictature éclairée d'Irina et Thadeus Brentano a laissé la place à une dictature totalitaire désincarnée et déshumanisée.

Peeters intègre aussi des thèmes comme les risques du clonage, le langage comme instrument imparfait (la transmission lacunaire et déformée par le jeu du passe-parole ou du téléphone) et même le sentiment de culpabilité dans une scène de confession assez traumatisante. À nouveau, les femmes sont reléguées au rang de simple instrument du désir dans le dôme. Il ne s'agit même plus d'une métaphore sur la muse source d'inspiration, à peine une évocation de la mère absente d'Aimé. Peeters donne l'impression d'évoquer le fait que l'enfant doit surmonter la séparation d'avec la mère, tout en n'étant pas encore parvenu au stade de la sexualité.


À la première lecture, "Souvenirs de l'éternel présent" donne l'impression d'être la simple récupération de dessins préparatoires réalisés pour le film "Taxandria", un recyclage opportuniste pour réaliser une bande dessinée à moindre frais, en capitalisant sur des dessins de grandes qualités. Avec un peu de recul, le lecteur se rend compte que cette histoire mérite bien sa place dans le cycle des Cités Obscures, puisque la ville de Taxandria occupe une place primordiale, imposant un mode de vie de manière totalitaire aux habitants. Les dessins et l'intrigue sont porteurs de thèmes complexes et ambitieux, à la hauteur des autres tomes du cycle. Le voyage d'Aimé reste longtemps dans l'esprit du lecteur touché par le courage de ce garçon refusant le statu quo. L'issue du récit semble dire au lecteur que le temps est venu de revenir à la réalité, que le temps du rêve immuable est révolu.


mercredi 17 janvier 2018

La théorie du grain de sable

Interdépendance

Interdépendance - Ce tome fait suite à La frontière invisible. Il regroupe les 2 parties de l'histoire : La théorie du grain de sable, première époque (2007) + La théorie du grain de sable, deuxième époque (2008), dans un format portrait traditionnel. Chaque page de la présente édition regroupe donc 2 pages, l'une au dessus de l'autre, de l'édition originale à l'italienne.

Sur une passerelle piétonne surplombant un grand espace vert, chemine un homme basané de haute stature, coiffé d'un turban, arborant un riche manteau et une barbe bien fournie. Il croise plusieurs personnes dont Constant Abeels. Le 21 juillet 784 AT (après la Tour), Kristin Antipova peste contre ses enfants : elle est en train de passer l'aspirateur parce qu'il y a du sable partout dans son appartement dans les derniers étages d'un immeuble de grande hauteur. En rentrant chez lui, Constant Abeels retrouve une pierre sur son bureau, apparue mystérieusement sans explication. Maurice (patron du restaurant "Chez Maurice") constate qu'il a perdu 100 grammes après un repas consistant.

Gholam Mortiza Khan arrive enfin à destination, au domicile d'Elsa Autrique, avec qui il parle affaires. Il lui amène des bijoux du Boulachistan pour qu'elle les fasse reproduire par un orfèvre, afin de les vendre. Il accepte de lui confier un étrange bijou (le Nawabi), une prise de guerre que le chef des Moktars portait à son cou.

Quand le lecteur découvre un nouveau tome du cycle des Cités Obscures, il dispose d'une seule certitude, c'est que Benoît Peeters et François Schuiten auront été fidèles à leur credo qui est de ne pas refaire 2 fois la même chose. Première surprise : la couleur du papier qui est beige ou châtain très pale, ou ivoire, mais pas blanc. Deuxième surprise : les 2 premières pages établissent sans contestation possible que le récit se déroule à la fin du vingtième siècle (présence d'une moto de modèle récent, utilisation d'un aspirateur ou encore d'un téléphone filaire). Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises.



À regarder les images, le lecteur prend conscience que François Schuiten a troqué la plume pour le pinceau. Ses traits sont plus lâches, un peu moins minutieux, au profit de dessins un peu plus expressionnistes. Ce glissement reste très relatif. Le lecteur retrouve des bâtiments dessinés avec une très grande précision, des intérieurs dans lesquels chaque pièce d'ameublement et chaque aménagement sont rendus avec un réalisme criant. Pour un habitant de Bruxelles, il est possible de reconnaître l'immeuble abritant le restaurant de Maurice. Lors de la nuit dans la maison Autrique, Schuiten réalise une myriade de traits pour figurer le faible éclairement, rappelant les hachures utilisées dans "La Tour".

François Schuiten expérimente également avec les aplats de noir qui mange les décors et parfois les personnages. Loin de constituer un raccourci pour gagner du temps dans la réalisation des dessins, il s'agit d'un mode de représentation qui lui permet de rendre ses dessins plus expressifs. Ces ombres qui gagnent du terrain au fur et à emsure du récit rendent la cité de Brüsel plus obscure, plus étrangère, plus inquiétante. Tout se passe comme ci les événements surnaturels rendaient la réalité moins compréhensible, plus arbitraire, plus difficile à discerner. Les ombres mangent également tout ou partie de la silhouette de certains des personnages. Ainsi Mary von Rathen n'est plus qu'une silhouette noire à contrejour, dans la salle de réunion du conseil municipal. Elle est devenue totalement insondable pour les conseillers.

Schuiten utilise également ces aplats de noir pour obscurcir une partie du visage et de la silhouette des 2 représentants du Boulachistan. Il figure ainsi le mystère de ces 2 étrangers. Leur appartenance à une race différente les rend inaccessibles et incompréhensible. Peeters et Schuiten jouent sur leur taille imposante, sur leurs mœurs respectables mais incompréhensibles, sur la possibilité qu'ils détiennent la clef du mystère. Schuiten les pare de superbes manteaux, d'une barbe leur mangeant une partie du visage, d'un turban. Ils sont une présence massive et élégante, tout en restant une énigme indéchiffrable.

Cet album est à nouveau l'occasion d'admirer les dessins de bâtiments réalisés par François Schuiten. Ce séjour dans Brüsel est pour lui l'occasion dessiner le vieux Bruxelles, ses façades et ses toits. L'état de Maurice invite à survoler la ville et à en admirer ses tuiles, et quelques enfilades de façades. Il y a bien sûr plusieurs scènes se déroulant dans la Maison Autrique, ce qui permet d'en admirer l'escalier, le dallage, les boiseries. D'ailleurs, Schuiten apporte un soin maniaque à représenter cette maison (conçue par l'architecte Victor Horta), maison dont lui et Peeters ont réalisé la sauvegarde, la restauration et la scénographie (voir La Maison Autrique : métamorphose d'une maison Art Nouveau). Le récit comprenant un voyage vers le Boulachistan, le lecteur peut apprécier le goût de Schuiten pour les moyens de transports (train, bateau), ainsi que le retour de belles formes noires pour figurer les ondulations des dunes, et les ruines d'une tour.



De ce point de vue, le lecteur retrouve bien l'un des attraits principaux de la série : les images soignées et minutieuses de François Schuiten, ainsi que sa mise en scène et son découpage des planches qui invitent le lecteur à prendre le temps de la contemplation, qui lui permettent de se sentir sur place, de voir évoluer les personnages. Il pourra également repérer les leitmotivs visuels propres à la série : des transports futuristes ou rétro-futuristes (le tramway 81, les dirigeables), le bijou Moktar dont la forme rappelle celle d'Armilia, la représentation d'un quarx (objet étrange, du nom d'une des premières séries de dessin animé en 3D, réalisée par Maurice Benayoun, Schuiten et Peeters).

Le lecteur retrouve également Constant Abeels (le personnage principal de Brüsel), Mary von Rathen (personnage principal de L'enfant penchée), et les mentions de cités comme Pâhry et Galatograd. Les tribus Bugti et Moktar avaient déjà été évoquées dans Le guide des Cités.

Peeters et Schuiten avaient expliqué qu'ils ont conçu le scénario à partir de dessins réalisés par Schuiten montrant des événements étranges. Les auteurs mettent en scène ces éléments exogènes par la couleur blanche qui ressort fortement sur les pages ivoire. Les personnages principaux (Kristin Antipova, Constant Abeels, Maurice et Elsa Autrique) subissent ce dérèglement de la réalité, sur lequel ils n'ont aucune prise.

Dans une interview, les 2 créateurs avaient également indiqué que ce nouveau récit s'articule autour de 2 thèmes centraux : (1) des phénomènes, des petits incidents qui s'amplifient, qui s'aggravent dans des proportions effrayantes, et (2) l'introduction d'un élément non-européen pour éviter le nombrilisme culturel présent dans les tomes précédents.

Avant même les phénomènes surnaturels, les petits incidents qui s'amplifient pour le lecteur se trouvent dans l'irruption de plusieurs objets modernes dans le récit. Il y a ensuite l'apparition d'un étranger (phénomène rare dans le cycle). Puis arrivent Maurice perdant du poids, les pierres et le sable. On ne peut pas dire qu'il s'agisse de petits incidents. Il y a bien là des phénomènes surnaturels contrevenant aux lois établies de la physique. Peeters prend même un malin plaisir à adapter une démarche scientifique pour cerner ces phénomènes (en particulier Abeels pesant les pierres pour s'apercevoir qu'elles pèsent toutes exactement 6.793 grammes, ce qui correspond à un nombre premier). On a déjà largement dépassé le stade d'un simple grain de sable faisant dérailler un quotidien bien réglé, prévisible ainsi que peuvent l'être les phénomènes physiques rendus prévisibles par les sciences physiques.

La réalisation du deuxième objectif est plus évidente. En intégrant le personnage de Gholam Mortiza Khan, Peeters et Schuiten créent un personnage d'origine arabe, très impressionnant (sa taille est supérieure à celle de tous les habitants), en conservant une forme d'exotisme (turban, barbe, vêtement fastueux) d'un siècle passé, sans trace de colonialisme. Ils inversent d'autres stéréotypes, puisque ce sont les blancs (par l'intermédiaire d'Elsa Autrique) qui achètent la verroterie et les colifichets qu'il amène. Même Carl Dyrioux (le directeur de la galerie des mondes lointains) est obligé de reconnaître que finalement il ne sait pas grand-chose de cette civilisation. Malgré toute leur technologie, les blancs occidentaux restent ignorants de la culture des Bugti. Ce n'est donc pas une coïncidence si le récit commence avec Kahn avançant sur une passerelle, construction qui permet d'unir 2 endroits différents. À nouveau, les auteurs mettent en scène la maxime d'Isaac Newton : les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts.



Schuiten et Peeters ne limitent pas la critique de leurs récits passés à l'intégration d'un individu d'une autre race, ils donnent le rôle principal à une femme (Mary von Rathen), du jamais vu dans le cycle des Cités Obscures. Il s'agit d'une remise en question de la convention qu'ils avaient perpétuée quant au rôle de la femme dans le récit d'aventure pour adolescent mâle. Mary von Rathen ne remplit plus le rôle de la muse, encore moins celui de la mère, mais bien celui de l'héroïne.

La lecture réserve la découverte d'autres thématiques, ainsi que d'éléments récurrents finissant par acquérir une dimension symbolique. Étrangement, Peeters développe une vision politique assez conservatrice. En regroupant les informations relatives au Boulachistan et les réactions des protagonistes, il émerge une image paradoxale. D'un côté les frères Mortiza déclarent que "personne ne connaît le Boulachistan " et que "le Boulachistan n'a besoin de personne". Cela évoque une volonté de repli sur soi, de communautarisme, renforcée par l'attitude von Rathen et Abeels persuadés qu'il n'est pas possible d'établir une passerelle vers cette culture. Plusieurs éléments du récit renforcent cette idée : le sable au cœur de Brüsel crée des dunes que la cité ne peut pas assimiler, les dérèglements introduits par le bijou Nawaby sont incompatibles avec la rationalité de la civilisation occidentale. Plus tendancieux encore, l'intrigue établit que la tribu Bugti est en guerre contre la tribu Moktar, une guerre de territoire, entre 2 cultures guerrières. Il y a comme une forme de condescendance coloniale envers ces indigènes.

D'un autre côté, Peeters développe le thème de l'interdépendance entre les tous les êtres vivants de la planète. La guerre entre Moktar et Bugti n'est possible que grâce aux armes vendues par Brüsel. Les dérèglements se produisant à Brüsel sont les conséquences directes de cette guerre tribale. Enfin, Constant Abeels décide d'étudier la civilisation Bugti, il devient un étranger faisant la démarche de comprendre d'autres étrangers. Par ces éléments, Peeters joue à la fois sur le stéréotype du sauvage à la civilisation inférieure à celle de l'occident, mais aussi sur des savoirs d'une autre nature maîtrisés par les Bugti, sur le nombre de points d'interconnexion limité qui peut exister entre 2 cultures (presqu'exclusivement le commerce), mais aussi sur l'impérieuse nécessité d'apprendre à coexister (les actes des uns ayant des conséquences sur la vie des autres, quelle que soit la distance qui les sépare).

Ce rapport à l'étranger (ou plus simplement à l'autre) constitue le thème principal et le plus visible. Schuiten et Peeters intègrent d'autres thèmes plus discrets. À plusieurs reprises, un personnage s'inquiète du passage des éboueurs, les pierres sont autant de déchets à évacuer, ainsi que le sable. Il y a là une production de matière non désirée, sans utilisation possible. Cet aspect n'est pas développé mais plus avant, mais la notion de déchets est assez répétée pour qu'elle forme un motif symbolique dans le récit.

De la même manière, plusieurs personnages subissent l'intrusion d'éléments dans leur foyer, leur chez-soi. Il y a bien sûr le sable, les pierres et les phénomènes étranges dans la maison Autrique. Il y a également cette situation étrange où Elsa Autrique subit la présence dominante des 2 frères Mortiza chez elle, générant un trouble ineffable en elle et le lecteur. Elle subit à nouveau une intrusion dans son intimité domestique lors de l'irruption de Mary von Rathen qui pénètre chez elle par la persuasion. Ces événements amènent à considérer avec plus d'attention la manière dont les personnages s'approprient les lieux pour en faire leur foyer, en particulier Maurice s'installant dans une mansarde.

Il est également possible de détecter la réémergences discrète des thèmes récurrents dans le cycle des Cités Obscures. Il y a bien sûr l'importance de l'imaginaire, la nécessité de raconter la réalité sous forme de narration pour la rendre intelligible, la source d'inspiration du créateur (cette fois ci, ce n'est pas une femme, mais le Nawabi, un bijou). Toujours discrète, l'autodérision reste présente (la maxime du cuisiner : la méthode des 3M, Maurice Maigrir en Mangeant, ou l'image de Maurice se retenant à l'aile d'une statue pour ne pas être emporté plus loin).

Avec beaucoup d'habilité, Schuiten et Peeters réussissent à conserver le fil directeur de leur série (la ville comme source de norme sociale pesant sur les citoyens, comme modèle politique régissant leur vie), tout en remettant en cause la plupart des conventions de genre qu'ils avaient adoptées jusqu'alors. Ils ont à nouveau tenu leur pari de changement dans la continuité. Dans ce récit labyrinthique (il y a en a même un à la fin, de labyrinthe), le lecteur s'interroge avec les personnages sur sa capacité à comprendre le réel, à l'interpréter, à influer dessus, à établir un rapport avec autrui, à la consistance de ce rapport et à sa nécessité inéluctable. Une seule certitude le tome suivant sera différent : Souvenirs de l'éternel présent (2009).

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- Ce tome se termine avec un additif de 13 pages qui n'était pas présent dans l'édition initiale en 2 parties, format paysage. Il est consacré à la restauration de la maison Autrique. Il comprend 4 dessins originaux pleine page de François Schuiten, ainsi que quelques dessins repris de l'histoire, et 11 photographies de la maison, de ses intérieurs et du jardin.

Le texte s'ouvre avec une citation de Gaston Bachelard sur la maison comme lieux privilégié du rêve. Puis Benoît Peeters retrace chronologiquement comment il a appris que cette maison (sise 266 chaussée de Haect, à Schaerbeek, construite en 1893) conçue par l'architecte belge Victor Horta (19861-1947) était à vendre en 1994, comment la ville s'en est portée acquéreuse et le rôle que Schuiten et lui ont joué dans sa restauration.



Dans ce texte concis et précis, le lecteur apprend qui a financé la restauration, comment l'équipe a pu retrouver la vérité du lieu (sa décoration intérieure originale), les contraintes découlant de son classement en monument historique le 30 mars 1976, etc., toutes ces choses qui ont conduit à une ouverture au public 8 ans plus tard, soir le 02 décembre 2004.

Il s'agit d'un texte facile à lire, très didactique et vivant qui constitue une ouverture idéale sur l'un des personnages clefs du récit : la maison Autrique.

mardi 16 janvier 2018

Les cités obscures : La frontière invisible


Une carte n'est pas le territoire. - Alfred Korzybski

Il s'agit du douzième ouvrage s'inscrivant dans le cycle des Cités Obscures, après L'affaire Desombres. "La frontière invisible" se présente sous la forme d'une bande dessinée traditionnelle en couleurs. Cette histoire est initialement parue en 2 tomes : La frontière invisible, tome 1 (2002) et La frontière invisible, tome 2 (2004). L'histoire a été conçue par Benoît Peeters et François Schuiten, avec des dialogues de Peeters et des dessins et Schuiten. Le tome suivant dans le cycle est La théorie du grain de sable.

L'histoire commence le 30 juin 761 AT (après la tour), alors que Roland de Cremer (cartographe fraîchement diplômé) arrive au grand dôme du Centre de Cartographie (situé au milieu du désert de la Sodrovno-Voldavie) pour prendre ses fonctions. Il est le petit neveu du célèbre cartographe de Cremer. On lui affecte un logement spacieux dans le dôme, où il hérite de Kalin le chien de monsieur Walter, l'ancien propriétaire de l'appartement. Il va travailler sous la tutelle de Paul Ciceri pour l'établissement de cartes du territoire. Sur place, il va découvrir les installations du dôme, la maquette à grande échelle du territoire, le néothechnologue Ismaïl Djunov, et la belle Shkodrã, l'une des prostituées du club du dôme, qui a une drôle tâche de naissance sur le postérieur.

Pour ce douzième tome, le lecteur a le plaisir de retrouver une bande dessinée en bonne et due forme, avec un lieu principal qui, s'il ne s'apparente pas à une ville, fournit un cadre construit de la main de l'homme au récit. Dès la séquence d'ouverture, le lecteur retrouve avec plaisir les teintes chaudes des couleurs choisies par Schuiten, ainsi que ses dessins minutieux et délicats. Une case à la fois, le lecteur absorbe les informations : la qualité des chaussures de Roland de Cremer, les étiquettes sur ses valises (Chulae Visate en 724, Alaxis en 727), son chapeau un peu fatigué, les papiers qui volètent au vent, l'ahurissante décharge et la nature des déchets qui la composent, etc. Il n'y a pas à s'y tromper : c'est du grand Schuiten & Peeters, une invitation au voyage, le plaisir de prendre son temps à déguster chaque dessin. La première apparition du dôme évoque immédiatement la cité coupole de Galatograd aperçue dans L'Écho des Cités (Histoire d'un journal), même si son architecture intérieure diffère.

Le lecteur découvre l'intérieur du dôme en même temps que le personnage principal, ces étranges appartements auxquels on accède par des escaliers sans rampe, ce carrelage simple et géométrique, ces murs recouverts d'une myriade de casiers de rangements, ces sièges accrochés à un rail et mus par un pédalier, etc. À nouveau Schuiten & Peeters ont conçu un environnement original à mi chemin entre l'évocation du passé et l'anticipation, très cohérent et plein de surprises. À nouveau le lecteur se délecte de l'intelligence et du sens du détail dont Schuiten fait preuve, pour faire exister ce lieu fantasmagorique. Le lecteur prend grand plaisir à découvrir cette architecture, celle des sous-sols du bâtiment et encore 2 ou 3 autres quand le récit entraîne de Cremer à l'extérieur, sur le terrain. La toute dernière partie recèle même des paysages naturels de toute beauté dont la survenance découle naturellement du récit.



Régulièrement, Roland de Cremer est représenté en train de regarder autour de lui, d'observer son environnement avec curiosité. Cette mise en scène incite naturellement le lecteur à calquer son attitude sur celle du personnage. Il découvre ainsi la conception et la représentation soignée de chaque élément (les bâtiments bien et leur architecture intérieure bien sûr, mais aussi les végétaux ou les formations géologiques, et la technologie surannée du traceur automatique), et son regard s'arrête sur des motifs secondaires mais bien présents. C'est ainsi qu'il découvre que les tentures immenses sont suspendues sur des rails qui forment un motif carré, évoquant forcément le réseau de La fièvre d'Urbicande). Il prend plaisir à profiter des perspectives offertes par ces salles spacieuses et très hautes de plafond. À nouveau, Schuiten et Peeters offrent de grands volumes au lecteur, comme si le vrai luxe c'était l'espace.

Justement, la profession de Roland de Cremer l'amène à concevoir l'espace pour le transcrire sous forme de carte. Comme depuis "L'enfant penchée", Peeters et Schuiten s'attachent avant tout à raconter l'histoire d'un homme, ou plutôt une phase de son évolution, une remise en question inexorable et involontaire d'une de ses certitudes.

À nouveau Schuiten et Peeters montrent un individu compétent, intelligent, ouvert aux autres (par opposition à Albert Chamisso), dont la vision du monde est conditionnée par son métier et sa formation. À nouveau (comme Chamisso), cet individu voit ses théories et ses convictions mises à mal. Sous la tutelle de Paul Ciceri, de Cremer commence par faire l'apprentissage de la mise en pratique de ses connaissances théoriques, de la nécessaire interprétation (= pas de vérité absolue) puis des facettes multiples de son domaine de compétence (les cartes des croyances, celles du blé et du riz, celle du beurre et de l'huile d'olive, = plusieurs façons de voir). Il n'y a pas qu'une seul manière de regarder le territoire (sous-entendu la réalité ou la vie), il n'y en a pas une qui soit meilleure que les autres. Schuiten et Peeters se livrent à une déconstruction de la nature de la carte géographique, une démarche philosophique postmoderne évoquant la méthodologie de Jacques Derrida (dont Peeters a écrit une biographie : Derrida). Ensuite de Cremer fait l'expérience de l'utilisation qui est faite des cartes pour servir des desseins politiques. L'usage d'un outil n'est jamais neutre. Peeters n'est pas loin du principe du Dessous des cartes.

À nouveau Schuiten et Peeters introduisent un personnage féminin dont la fonction première semble être celle de la sexualité. Au fil des tomes, le lecteur ne peut faire autrement que de s'interroger sur cette image réductrice de la femme dans le cycle des Cités Obscures, encore plus dans ce tome. Shkodrã exerce le métier d'hôtesse dans le bar du Dôme, fonction qui inclut la prostitution tarifée. D'un côté le lecteur serait en droit de s'offusquer de cet emploi caricatural, de cette représentation sexiste de la gente féminine. De l'autre côté, le cycle des Cités Obscures s'inscrit dans la tradition de la littérature pour adolescents masculins, où les femmes sont réduites à la figuration, ou au rôle de belle en détresse que le héros doit sauver.



À condition de ne pas se formaliser de cette convention du récit d'aventures adolescentes, le lecteur s'aperçoit que Shkodrã joue le rôle de la muse de Roland de Cremer. Il voit en elle l'incarnation de son désir pour la science géographique, jusqu'à cette étrange tâche de naissance. Il projette sur elle son désir, ses fantasmes, et son égoïsme. De la même manière que le récit apparaît fermé à la composante féminine, de Cremer est fermé à Shkodrã, refusant de voir en elle un être humain doué d'autonomie, capable de penser par elle-même. Il lui impose son désir, sa volonté et même son interprétation de ce qu'elle est. Il la réduit à l'état d'objet qu'il utilise.

Au fil des pages, de Cremer se heurte à d'autres éléments, et les auteurs insèrent et développent d'autres thèmes. Le lecteur du cycle repère facilement les thèmes récurrents : l'administration (à la fois un bel outil producteur de cartes, mais aussi lente et pesante quand tout s'arrête à 17h00), les qualités de l'artisanat (opposées à l'insipidité de la production industrielle), et les références internes au cycle (l'engin conçu par Axel Wappendorf, les noms des autres cités sur les cartes, la chute d'Urbicande, la maquette géante qui évoque celle du Brüsel de de Vrouw,...).

Le lecteur découvre aussi de nouveaux thèmes. Il y a le traceur automatique (proto ordinateur) qui symbolise l'automatisation, celle qui uniformise, déconnecte de la réalité et du sens des choses, et qui tire vers le bas (par opposition à la qualité unique de l'artisanat). De part ses connaissances, de Cremer constate que les individus ont acquis des compétences qui ne servent qu'à nourrir la machine automatisée, perdant de vue la finalité de ce qu'elle produit, perdant le sens de ce qu'ils accomplissent, perdant contact avec la réalité. Il y a également la relativisation de ce qu'accomplit de Cremer. Dans la scène d'ouverture il découvre la décharge de cartes géographiques jetées aux ordures, comme un signe annonciateur du devenir des cartes qu'il établira au cours de sa vie professionnelle, tout est voué à l'oubli et à l'obsolescence. Il y a enfin la notion qu'un outil n'est pas une fin en soi, qu'il n'est pas bon ou mauvais, cela dépend comment il est utilisé. Le Centre de Cartographie lui-même est instrumentalisé par le pouvoir militaire en place, par la volonté nationaliste et expansionniste (une belle harangue du Maréchal). Le savoir lui-même est asservi aux objectifs politiques ; il n'y a pas de neutralité.


Comme à leur habitude, Schuiten & Peeters réalisent un récit divertissant, invitent le lecteur au voyage, déroulent une intrigue captivante, tout en exposant et développant des points de vue philosophiques et existentialistes complexes et ambitieux. Malgré le regard sans concession porté sur la condition humaine, le récit n'est pas désespéré ou déprimant. Les auteurs font leur la maxime d'Isaac Newton : les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts. Certes Roland de Cremer est un individu qui s'est abusé lui-même, qui s'est fourvoyé en confondant convictions et réalité, mais la narration conserve une tonalité d'espoir, de volonté d'aller de l'avant et des pointes d'humour discrètes teintées d'autodérision savoureuse (un produit de la belgitude paraît-il).



Une carte n'est pas le territoire. - Alfred Korzybski

lundi 15 janvier 2018

L'affaire Desombres (avec DVD)

Ceci n'est pas un titre.


Le précédent tome du cycle des cités obscures est L'ombre d'un homme. Le présent ouvrage est initialement paru en 2002. Ceci n'est pas une bande dessiné. "L'affaire Desombres" comprend un livret de 30 pages (textes + illustrations), ainsi qu'un DVD avec 4 chapitres. Le cycle des Cités Obscures se poursuit avec La frontière invisible.


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- L'affaire Desombres (DVD, 50 minutes) - Il s'agit d'un film qui commence avec des vues du haut plateau de l'Aubrac. Puis le titre annonce qu'il s'agit de l'enquête de Catherine Aymerie, sur un peintre qui a disparu des annales : Augustin Desombres. Elle évoque la maison Desombres qui a été détruite faute des fonds nécessaires pour l'entretenir. Malheureusement toutes les œuvres de Desombres avaient été peintes à même les murs de cette maison. Il reste quelques photographies de la maison et du peintre (prises par Marie-Françoise Plissart). Desombres est né le 22 septembre 1869. Il a étudié la peinture sous l'égide de Jean Léon Gérome (1824-1904). Elle dispose du journal personnel de l'artiste dont elle lit quelques passages. Elle a récupéré l'audiovisuel du musée Desombres (en noir & blanc bien sûr). Lors de son installation dans cette maison de l'Aubrac, le peintre entend des musiques à travers les murs ; il invite son ami Geoffroy qui transcrit cette musique en partitions. Bruno Letort (compositeur de musique classique contemporaine, par exemple Requiem pour Tchernobyl) aide à l'interprétation de ces pièces musicales.

Ceci n'est pas une bande dessinée. À l'origine, il s'agit d'un spectacle multimédia qui a donné lieu à plusieurs représentations à Grenoble en 1999, puis à Paris en 2000. Le site internet de Les Piérides précise que "L’Affaire Desombres" fut d’abord un spectacle musical et multimédia, conçu par François Schuiten, Benoît Peeters et Bruno Letort, autour des compositions originales de ce dernier."

Ce faux documentaire comprend d'ailleurs un entretien de Catherine Aymerie avec le compositeur Bruno Letort qui qualifie la musique qu'aurait entendue Desombres de musique concrète, avec des éléments polyrythmique et de musique répétitive, soit une musique en avance de son temps de plusieurs décennies. C'est peut-être le raboutage le plus artificiel effectué par les auteurs dans ce film. Pour le reste, les différents éléments s'amalgament dans un tout cohérent sans laisser deviner leurs origines hétéroclites.

Le spectateur découvre un spectacle qui a été réaménagé pour ce support audiovisuel, il ne s'agit pas d'une captation en public. Au fil de la biographie de Desombres narrée par madame Aymerie à partir d'un pupitre, il voit l'actrice lire le journal de Desombres, raconter les faits marquants de ses séjours en Aubrac. Il assiste à l'entretien entre Bruno Letort et elle, puis à un autre entretien avec Benoît Peeters et François Schuiten sur le quai de la station de métro Arts et Métiers, à Paris. Catherine Aymerie présente 2 toiles d'Augustin Desombres sur scène ainsi qu'un plâtre de l'enfant penchée. À l'arrière plan sont projetés des dessins de Schuiten, avec les compositions de Letort en musique d'accompagnement, évoquant les voyages de Desombres dans plusieurs cités obscures. Il y a encore un court film amateur où un admirateur a capté quelques images d'Augustin Desombres (interprété par Martin Vaughn-James).




Cette "Affaire Desombres" marie donc l'univers musical de Bruno Letort, avec l'univers visuel du cycle des Cités Obscures, portés par la biographie d'un peintre fictif. La voix et les attitudes de Catherine Aymerie sont posées, avec un léger sourire transcrivant l'attachement qu'elle ressent pour cet artiste injustement oublié, au travers de confidences à destination du spectateur. Cette interprétation dégage une douce séduction très agréable.

En décrivant les partitions laissées par Desombres, Bruno Letort énonce les éléments constitutifs de ses compositions, et donc la musique que le spectateur est invité à découvrir : musique concrète, polyrythmie, musique répétitive. Il s'agit de musique classique contemporaine qui n'utilise pas les dissonances. En fonction de ses goûts, le spectateur appréciera ou non la musique, et saura ou non déceler son originalité. Il est difficile d'imaginer les dessins de Schuiten mis en musique, autrement que par de la musique classique (leur dimension contemplative ne se mariant pas avec le rock ou la musique pop). Il est heureux que Schuiten et Peeters aient évité une musique d'ambiance électronique, l'univers des Cités Obscures trouvant ses racines dans une littérature classique et intemporelle.

Pour un spectateur ayant eu la curiosité de visionner ce film sans rien connaître des Cités Obscures, il plongera dans une fiction ludique évoquant un artiste n'ayant jamais existé, invitant à découvrir la rencontre d'un univers visuel (celui de Schuiten) et d'un univers sonore (celui de Letort) au sein d'une fiction évoquant plusieurs thèmes. Il y a celui de l'absence de reconnaissance d'un artiste par le public : Desombres était-il dépourvu de talent ? Poursuivait-il une muse (Mary von Rathen) le menant dans une impasse artistique ? Il y a également la question de la préservation des œuvres d'art aujourd'hui. Qui peut dire celles qui seront plus significatives que les autres dans 10 ou 20 ans, ou dans un siècle ? Il y a le jeu même que constitue cette biographie d'un créateur n'ayant jamais existé. Par ce dispositif, Schuiten et Peeters sondent la notion d'artiste, font ressortir les éléments communs à chaque parcours d'artiste, une réflexion sur la condition d'artiste. Comme pour le "Guide des Cités", Schuiten et Peeters interrogent à la fois leur propre création, mais aussi la façon dont le spectateur se constitue une image mentale, une représentation d'un artiste et de son œuvre. Dans la mesure où Desombres est un artiste fictif, les moments choisis de sa vie valent autant pour la fiction, que pour la nature même de ces moments. Sont-ils représentatifs de l'œuvre d'un artiste ? Cette description de l'artiste est-elle pertinente ? Explique-t-elle l'œuvre ? Faut-il connaître l'artiste pour apprécier ses créations ? Ainsi les auteurs poussent le spectateur à s'interroger sur ses modes de décryptage, sur le crible au travers duquel il filtre une œuvre d'art, sur sa façon d'analyser un tableau.


Pour un spectateur familier des Cités Obscures, l'expérience de visionnage diffère en ce point qu'il connaît déjà de nombreux éléments de l'intrigue. En effet l'histoire d'Augustin Desombres est déjà largement développée dans L'enfant penchée. Il reconnaît également plusieurs des images extraites du cycle des Cités Obscures. Il retrouve plusieurs des photographies d'Augustin Desombres telles qu'elles figurent dans "L'enfant penchée". Il reste donc la découverte de la musique de Bruno Letort, des 2 peintures et du plâtre de Desombres, et de d'éléments biographiques supplémentaires. Il y a également le plaisir de voir Peeters et Schuiten se mettre en scène comme passeurs de l'œuvre d'Augustin Desombres.

Schuiten et Peeters ont introduit quelques modifications par rapport aux événements rapportés dans "L'enfant penchée", lui faisant ici visiter plusieurs cités obscures. Voir Catherine Aymerie évoquer Desombres rend plus tangible l'œuvre des Cités Obscures. Son exposé permet de mieux comprendre une ou deux remarques, telle la fascination de Desombres pour un rocher de forme arrondi (la projection de l'une des sphères dans notre monde). Il permet à nouveau d'apprécier la puissance de l'imagination de Schuiten et Peeters dont la création se transpose sans dommage à l'audiovisuel, et de mieux mesurer leur volonté de s'ouvrir à d'autres supports que la bande dessinée. Il se retrouve également dans la position de l'initié, de celui pour qui l'œuvre est moins obscure que pour le néophyte.

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- À travers les cités obscures (DVD) - Cette partie regroupe 4 programmes dans lesquels les compositions de Bruno Letort sont illustrées par des planches de Schuiten extraites des albums correspondants : Alaxis (2 minutes), Urbicande (5 minutes), Brüsel (2mn30), Mary (3mn). Le spectateur peut apprécier ces compositions sorties du contexte narratif de "L'affaire Desombres" et conforter son impression sur le degré de la fusion qui s'opère entre la musique et les dessins.

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- Naissance d'une planche (DVD) - Il s'agit d'un documentaire de 13 minutes réalisé par Benoît Peeters à l'occasion de la sortie de l'album "L'ombre d'un homme". Le spectateur découvre Peeters et Schuiten à la table à dessin, en train de composer la page 14 de cette bande dessinée. Puis ce documentaire suit le processus de réalisation de cette planche : travail d'écriture sur les textes, travail de dessin sur la planche. Il est fascinant de voir Schuiten à l'œuvre et de découvrir ses techniques (en particulier la mise en couleurs et l'encrage).

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- Rêves de pierre (DVD) - Il s'agit d'un morceau de musique de 50 minutes composé par Bruno Letort qui est donné à entendre avec une image immuable en plan fixe. Les compositions réalisés pour ce spectacle multimédia ont fait l'objet d'une édition en CD : L'horloger du rêve / Exploration sonores dans les Cités Obscures.

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- Le livret qui accompagne le DVD reprend le texte d'introduction sur la biographie d'Augustin Desombres, ainsi que les entrées de son journal, avec des photographies de l'artiste (incarné par Martin Vaughn-James), 2 de ses peintures, 2 gravures, et quelques images de Schuiten. Ces pages ont été réalisées avec un grand soin ; elles n'ajoutent que peu d'éléments au spectacle.




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- "L'affaire Desombres" constitue un point de passage entre les bandes dessinées des Cités Obscures et d'autres médias. C'est également un point de passage entre les Cités Obscures et un autre domaine artistique (la musique) et un autre créateur Bruno Letort. Le lecteur curieux appréciera ce nouveau point de vue, cette nouvelle forme d'incarnation des Cités Obscures, au travers de ce film soigné, sur des éléments déjà connus à 80%.

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- Il est possible de visionner cette prestation ici : https://www.youtube.com/watch?v=397AAHl5lpw

dimanche 14 janvier 2018

Les cités obscures : L'ombre d'un homme

Remise en cause

Ce tome est le dixième dans le cycle des cités obscures, entre Le guide des cités (tome 9) et L'affaire Desombres (tome 11). "L'ombre d'un homme" est un album de bandes dessinées traditionnelles, en couleurs, conçu par Schuiten et Peeters, dialogué par Benoît Peeters, dessiné et mis en couleurs par François Schuiten. Ce tome est initialement paru en 1999. Le présent commentaire porte sur l'édition de 2009 qui correspond à une version remaniée par les auteurs. Le tome se termine avec un texte de Peeters expliquant les raisons de ces modifications (qu'il qualifie de repentirs), ainsi que des exemples de modifications, et la reproduction des 5 planches supprimées de la version originelle du récit.

Ce récit se déroule dans la cité de Blossfeldstadt, autrefois appelée Brentano. Albert Chamisso est un agent d'assurances qui travaille depuis 10 ans pour la compagnie des Assurances Générales. C'est un employé modèle et motivé qui négocie ses contrats avec rigueur, sans état d'âme. Alors que le récit commence, il est marié depuis 3 semaines à Sarah, une très belle femme. Après un terrible cauchemar, il se lève pour aller traiter un dossier épineux. Michel Ardan a écrasé un de ses aéroplanes dans la verrière du dernier étage d'un magasin d'ampoules "Le palais des mille feux". Chamisso en fait porter l'entière responsabilité sur madame Bouchiney, puis avertit Ardan que sa cotisation va être revue à la hausse. Ses cauchemars s'aggravant, Chamisso va consulter le docteur Polydore Vincent qui lui prescrit un médicament révolutionnaire. Il se produit un effet secondaire étrange : l'ombre d'Albert Chamisso devient colorée.

Comme dans "L'enfant penchée", cette histoire donne l'impression d'être détachée de l'architecture ou de l'urbanisme de la ville de Blossfeldstadt. Le lecteur repère aisément les personnages récurrents du cycle : Michel Ardan, Stanislas Sinclair (1 case), Axel Wappendorf ou encore le docteur Polydore Vincent (déjà apparu dans Brüsel). Il y a également Lola Minna (une effeuilleuse) qui répète son texte : elle interprète le personnage de Milena dans une pièce intitulée "La tour". Il retrouve un thème récurrent, celui de l'incidence de la sexualité sur le personnage principal, les femmes étant à nouveau plus entreprenantes. Il constate que le thème central du récit ressemble fortement à celui de "L'enfant penchée" : l'ombre différente de Chamisso le place à part de la société des individus normaux. Il doit réinventer sa place dans la société.



À la lecture, l'intrigue semble assez mince, et le récit se lit vite (moins d'une heure). Le lecteur a donc envie de feuilleter à nouveau les pages, juste après avoir terminé la lecture pour prêter une attention plus grande aux dessins. Il commence alors à remarquer que dans un premier temps les pièces dans lesquelles évolue Albert Chamisso présentent peu de personnalité. Elles sont surtout fonctionnelles, avec des couleurs chaudes pour son appartement. Il n'y a que le restaurant qui bénéficie d'une architecture avec plus de caractère. Par contre les habillages des immeubles sont plus ouvragés. C'est presque comme si les individus étaient interchangeables, dans des immeubles individualisés, aux architectures remarquables.

Lorsque Chamisso perd son rang social et va habiter dans un quartier défavorisé voué à la démolition à court terme, l'urbanisme reprend des proportions plus restreintes, avec des habitations de 2 ou 3 étages, et des décorations intérieures vétustes, mais plus diversifiées. La conjonction entre la personnalité et la richesse de l'aménagement ne se produit que dans le théâtre du quatrième et dernier chapitre où se produit Max Newman. Toutefois, cela n'empêche pas les dessins de Schuiten d'être minutieux. Le lecteur pourra apprécier les décorations de façades, les murs en brique, le marbre du manteau d'une cheminée, le pavage d'une rue, etc. Il pourra également apprécier l'élégance des véhicules volants servant de taxi entre les gratte-ciels.

Schuiten et Peeters consacrent cette histoire au parcours d'un homme qui se voit soudain mis au ban de la société du fait d'une particularité physique extraordinaire (son ombre en couleurs). Néanmoins, dès le début du récit, le personnage principal souffre de terribles cauchemars, l'empêchant d'être heureux et en repos. Le nom d'Albert Chamisso met la puce à l'oreille du lecteur assidu du cycle des Cités Obscures : il est trop atypique pour ne pas être une référence. En l'occurrence, il évoque Adelbert von Chamisso, de son vrai nom Louis Charles Adélaïde Chamisso de Boncourt, (1781-1838). Cet homme, écrivain et botaniste, est l'auteur de L'étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre (1813), histoire dans laquelle un individu sans ombre doit lui aussi lutter pour trouver sa place dans la société.

Schuiten et Peeters dressent le portrait d'un individu perdant son rang social du fait d'une difformité physique, mais également incapable de s'ouvrir aux autres, d'accepter que l'altérité d'autrui puisse induire une évolution en lui. Il est à la fois introverti et psychorigide. Seul un bouleversement drastique de son statut le contraint à se remettre en cause. Arrivé à ce stade du récit, Albert Chamisso cherche à la fois comment faire de son handicap un atout, et comment transformer son insatisfaction ontologique en une émotion positive. Ce travail sur soi acquiert une résonnance étrange quand le lecteur constate qu'une fois rasé, les traits du visage de Chamisso ressemble fortement à ceux de Peeters lui-même.



Le tome se termine avec quelques paragraphes rédigés par Peeters sur les repentirs. Il indique que d'autres albums ont bénéficié de retouches ou de compléments, mais que celui-ci a bénéficié du plus gros ravalement. Des planches ont été redessinées, d'autres enlevées, et la narration est passée à la première personne. Pour un lecteur ne connaissant la première version de 1999, il n'y a pas de solution de continuité, ou d'impression de rafistolage.


Comme tous les autres, "L'ombre d'un homme" est un album particulier dans le cycle des Cités Obscures, semblable à nul autre. Si le lecteur est venu chercher un urbanisme totalitaire imposant de manière évidente un mode de vie au personnage principal, il y a fort à parier qu'il sera déçu. Si le lecteur se montre moins psychorigide dans ses attentes, il découvrira un récit linéaire doté de belles illustrations, ne révélant leur saveur qu'à la relecture, ainsi qu'une belle méditation sur les aspirations de l'individu, sur l'insatisfaction et la solitude comme source d'énergie vitale, comme carburant pour aller de l'avant. Avec ce tome, Benoît Peeters et François Schuiten sont victimes de leur propre maestria. Le lecteur revient aux cycles des Cités Obscures en quête de belle architecture et d'individu subissant le carcan de leur environnement, et il découvre la crise existentielle d'un individu. Albert Chamisso lutte contre son individualité faisant tout pour être un membre modèle de la société. L'obscurité se tapit dans le refus de se connaître et dans l'énigme que je suis pour moi-même, dans l'individu qui ne cesse jamais d'être en devenir. Le terme de cité n'est alors plus à prendre au premier degré, mais comme modèle politique, au sens de société.

samedi 13 janvier 2018

Le guide des Cités

Indispensable à tout voyageur du continent obscur

Dans la chronologie de lecture établie en 2007, ce neuvième tome s'insère entre L'enfant penchée (tome 8) et L'ombre d'un homme (tome 10). Ce guide est réalisé par Benoît Peeters et François Schuiten, avec quelques photographies réalisées par Marie-Françoise Plissart (en très petit nombre). L'ouvrage se présente dans le même format que celui des Guides Verts de Michelin. Il vaut mieux prendre l'édition de 2011 qui compte une douzaine de pages de plus que l'édition de 2002.

Ce guide comporte 6 parties. Il est rédigé sous la forme d'un texte abordant les différents aspects du voyage, les éléments remarquables de chaque ville, enrichi de nombreuses illustrations réalisées par François Schuiten, la majeure partie étant de nouveaux dessins. Il y a quelques reprises de dessins déjà vus dans les autres tomes du cycle.

I - Présentation générale (les données géographiques, la nature et les hommes, l'histoire, la civilisation obscure) - Cette partie comprend la carte la plus à jour du continent obscur. Elle aborde les grandes régions du continent, la végétation (en 1 page), la faune (1 page), les quarx, les populations, les langues, les beaux arts, etc. Elle comprend également une chronologie des principaux événements en 12 pages richement illustrées).

II - Renseignements pratiques (les moyens d'accès, le séjour) - Le lecteur découvre la difficulté du Passage, les gîtes, la monnaie, les moyens de transport.

III - Les grandes cités - L'ouvrage présente les caractéristiques de 10 cités : Alaxis, Armilia, Blossfeldstadt, Brüsel, Calvani, Mylos, Pâhry, la Sodrovono-Voldachie, Urbicande, Xhystos.

IV - Les personnages illustres - L'ouvrage recense 44 personnages, fictifs (Mary von Rathen ou Walter Schliwinsky) ou réels (Jules Verne ou Joseph Poelaert). Chacun bénéficiant d'une illustration (de genre trombinoscope) et de quelques lignes permettant de les situer, ainsi que leur principal accomplissement.

V - Les autres mondes - En 10 pages, sont évoquées les autres principales réalisations de Schuiten comme Les Terres Creuses ou la collaboration pour le film inachevé Taxandria. Le tome se termine avec une courte bibliographie mêlant des ouvrages fictifs (les correspondances de Mary von Rathen), à des ouvrages réels (La cage de Martin Vaughn-James).

A priori le lecteur du cycle des Cités Obscures n'a pas de quoi être vraiment enthousiaste à l'idée de découvrir encore un ouvrage qui n'est pas une bande dessinée, où de surcroît les illustrations de Schuiten sont un peu à l'étroit dans un format étriqué (en largeur). Le lecteur sent bien que c'est l'occasion de caser quelques études et autres esquisses qui n'ont pas trouvé leur place dans les autres tomes de la série. Malgré tout le nombre important de dessins (couleurs ou noir & blanc) permet de découvrir des points de vue différents sur des sites que le lecteur croyait connaître par cœur, des modes de représentation sortant des techniques habituelles de Schuiten, et de nombreuses nouveautés inédites.

À de nombreuses reprises, le lecteur peut apprécier la vision artistique de Schuiten sur des thèmes diverses. Le chapitre sur les Passages lui fournit l'occasion d'intégrer des représentations de notre monde : la station du métro parisien Arts et Métiers (habillée par Schuiten et Peeters, on est jamais mieux servi que par soi-même) et celle de la Porte de Hal à Bruxelles (avec à chaque fois une photographie permettant de les voir). Il y a également le mur pignon peint rue du Marché-au-Charbon à Bruxelles, avec une émergence du réseau Robick. Plus inattendue, mais tout aussi onirique, il y a cette représentation de la cour du musée Fesch à Ajaccio.




Au fil des entrées, le lecteur découvre également des dessins de grande ampleur rendant hommage à l'esprit d'aventure et d'exploration, par exemple les ruines du temple Darianos sur la route du Boulachistan (page 23) ou la cité antique de Libussa dissimulée dans la végétation (page 97). Tout au long de l'ouvrage, il peut apprécier le goût de Schuiten pour le rétrofuturisme appliqué aux moyens de transports (voir L'Encyclopédie des transports présents et à venir). Ainsi le lecteur finit par voir émerger des thématiques qui se répondent visuellement d'un chapitre à l'autre. Même si le format empêche une partie des illustrations d'exprimer tous leurs détails, de disposer d'assez de place pour rendre compte à leur juste mesure des espaces et des volumes dessinés, il permet malgré tout de transmettre le caractère onirique des illustrations trouvant sa force dans leur méticulosité délicate.

En entamant la lecture, le lecteur se doutant bien qu'il va retrouver, présentées sous une autre forme, des informations disséminées dans les précédents tomes, parfois juste sous-entendues. Jusqu'alors, la dispersion de ces informations de nature incomplète participait au plaisir de lecture, apportant une dimension ludique pour assembler ces pièces éparses du puzzle, tout en conservant de grandes plages de mystères, propices à la rêverie. L'introduction permet déjà de constater que Peeters livrera plus d'éléments quant aux œuvres ayant influencé la réalisation des Cités Obscures. Il confirme l'importance de Frantz Kafka et d'autres, et cite explicitement Julien Gracq, Jorge Luis Borges, Evariste Gallois et bien sûr Joseph Poelaert. Il annonce également de futurs albums, en particulier celui où la maison Autrique sera l'un des principaux lieux de l'action (Schuiten et Peeters réaliseront même un livre sur la maison et sur sa rénovation : La maison Autrique : métamorphose d'une maison Art Nouveau).

Effectivement le lecteur retrouve ces bribes d'information qui font du monde imaginaire des Cités Obscures, un univers d'une rare richesse et d'une rare intelligence. Il découvre aussi bien plus que ça. Comme dans les suppléments de "La fièvre d'Urbicande", Peeters rend explicite les partis pris de la narration, les expose, et y introduit une forme d'autodérision délicieuse.

Lorsqu'il évoque le problème cartographique, le lecteur se dit que ce passage n'enrichit en rien ce qui a déjà été vu, dans "La Tour" par exemple. Dès le thème suivant, Peeters trouve le point d'équilibre. Le guide énonce que "Vivre à la campagne est généralement vécu comme un déshonneur". Il s'agit d'une évidence puisque le titre lui-même du cycle comporte le mot "Cité". En même temps, c'est la confirmation du cadre de la série, et un aveu des centres d'intérêts de ses auteurs. L'entrée suivante attaque de front le manque de multiculturalisme des populations des Cités. À nouveau Peeters énonce clairement que les personnages sont tous blancs et que "toute forme d'ethnologie est inconnue sur le continent obscur". En même temps il évoque le peuple Bugti et annonce l'intrigue de "La théorie du grain de sable". Le lecteur se doute bien que l'inclusion d'étrangers de couleurs dans le cadre de ce cycle aurait forcément buté sur le colonialisme de la première moitié du vingtième siècle. Se restreindre à des blancs bon teint était une solution, peut-être un peu facile. Peeters le reconnaît dans ce passage et indique qu'un prochain tome fera amende honorable.

À plusieurs reprises, Peeters va ainsi pointer du doigt les frontières thématiques des récits du cycle, les reconnaître et soit indiquer un futur développement, soit tourner en dérision ses limites de créateur, reconnaissant qu'il n'est pas parfait.

L'humour est très présent tout au long de ce guide, comme d'habitude de manière discrète sous forme d'autodérision et également d'absurde tranquille. Les villes du continent obscur sont riches en bizarreries extravagantes et impossibles. Il peut s'agit du principal domaine de recherche scientifique (la cryptozoologie comparée, avec les étranges quarx, résidu d'une série animée en 3D à laquelle ont participé Schuiten et Peeters), la gymnastique architecturale (page 112) comme thérapie, ou la recette du canard à l'orange (façon obscure bien sûr; page 81).


L'humour peut également surgir au cœur des plus grands mystères du continent obscur. Le lecteur découvre enfin (page 110) ce qui a provoqué les explosions végétales à Brüsel, observées par Ferdinand à bord du dirigeable lors du voyage vers Armilia. Les révélations sur les cités et les personnages sont nombreuses. Le lecteur du cycle éprouvera à la fois le plaisir de découvrir l'équivalent d'une synthèse de la toile de fond du cycle, réalisée sous forme ludique (la chronologie qui permet de replacer les faits et les personnages), ainsi que des éclairages sur des singularités telle que le culte du Livre, mais l'absence de littérature.

Au départ le lecteur peut craindre que ce guide des Cités ne s'adresse qu'aux complétistes et que les dessins de Schuiten seront mal mis en valeur dans ce format. Au final, seuls certains dessins de Schuiten souffrent du format de type "Guide vert", et la lecture des différentes entrées s'avère vite addictive. La nature du guide le réserve à des lecteurs déjà familiers de plusieurs tomes de la série, afin de trouver des repères dans ce monde imaginaire.


Ce guide des Cités finit par produire un étrange effet de recul chez le lecteur. S'investissant dans les particularités géographiques, historiques, culturelles et sociales d'un monde qui n'existe pas, il observe la cohérence de cette invention de l'esprit, il admire l'intelligence de cette construction, il apprécie pleinement la culture de Peeters, et il prend conscience qu'il s'intéresse à un monde imaginaire, à l'identique de l'étude du monde réel. Peeters et Schuiten ont réussi à emmener le lecteur dans leur monde imaginaire assez loin, pour qu'il s'interroge sur ce qui fait une civilisation, une culture, un pays. Parti pour un ailleurs dans le cadre d'un divertissement sophistiqué, le lecteur arrive à une interrogation sur ses pratiques de touriste, sur l'essence d'un lieu ou d'une culture, sur la manière dont il se représente un pays ou une civilisation. Derrière un tome hors série qui pourrait s'apparenter à de l'autocomplaisance de la part des auteurs (je case mes dessins qui me restent, et je transforme mes notes préparatoires en simili guide mal fichu), le lecteur découvre une entreprise littéraire et philosophique, dépourvue de pédanterie, à haute valeur de divertissement.

vendredi 12 janvier 2018

L'enfant penchée

Muse et source de l'inspiration

Dans la chronologie révisée du cycle des Cités Obscures de 2007, cet album fait suite à L'Écho des Cités (Histoire d'un journal). Il est paru pour la première fois en 1996. Le récit principal est en noir & blanc.

L'histoire commence par 7 pages consacrées à 3 rêves de Mary von Rathen (née en 736 AT), avec un bref texte de sa main sur la gauche et une illustration pleine page sur la droite (en couleurs, ce sont les seules pages en couleurs).

La première scène du récit principal s'ouvre à Alaxis, le 2 septembre 747 AT (Après la Tour). La famille von Rathen est en vacances. Ils se rendent au parc d'attraction Cosmopolis et font un tour décoiffant sur les montagnes russes. Klaus von Rathen (le père), Rosa Schliwinski (la mère) et Kurt (leur fils) en ressortent dégoutés ; Mary (leur fille) en ressort ravie. Mais une fois descendus, l'air résonne d'un grand bruit et Mary tombe par terre. Quand elle se relève son corps ne tient plus à la verticale, il est incliné de 30 degrés, défiant les lois de la gravité, sans explication rationnelle. Les von Rathen rentrent chez à Mylos pour la faire examiner.

Au mont Michelson, plusieurs savants observent les étoiles, détectant la présence d'un corps céleste. Parmi eux, Axel Wappendorf est persuadé qu'il s'agit d'une découverte sans précédent qui apportera des informations essentielles sur l'origine du monde.

À Paris, le 12 juillet 1898, le peintre Augustin Desombres prend conscience que ses œuvres ne parlent ni au public, ni à la critique. Il décide de partir pour les hauts plateaux de l'Aubrac (haut plateau volcanique et granitique situé au centre-sud du Massif central).

L'introduction de 7 pages permet de reprendre contact avec Mary, héroïne d'un conte pour enfants "Mary la penchée", inclus dans l'édition 2010 de La route d'Armilia, et autres légendes du monde obscur. Les Illustrations de François Schuiten sont magnifiques comme d'habitude, des invitations aux rêves, mais ici sans la dimension urbaniste.

Au vu de la continuité resserrée développée dans le cycle des Cités Obscures, il est fortement souhaitable de lire les volumes dans l'ordre afin de bénéficier de tous les détails. Il y a donc de fortes chances que le lecteur découvrant ce tome ait déjà lu les précédents, en particulier "La route d'Armilia", et donc le conte pour enfants "Mary la penchée". Du coup l'expérience de lecture devient un peu étrange puisque le lecteur connaît déjà un bon tiers de l'histoire du point de vue de Mary. Par contre, il découvre plus de détails, des dessins à destination d'un lectorat adulte et des scènes intermédiaires au mont Michelson, et en Aubrac.

Pour ce récit, Peeters et Schuiten ont innové du point de vue de la narration de plusieurs manières. Pour commencer le récit suit 3 points de vue différents, celui de Mary von Rathen, celui d'Augustin Desombres et celui d'Axel Wappendorf. Ils ont également innové d'un point de vue formel en traitant les passages consacrés à Desombres sous la forme d'un roman-photo. Pour ces parties, la mise en page est traitée de la même manière que celle des bandes dessinées, de 1 à 5 cases, mais sans phylactère. Le texte (les pensées de Desombres) est écrit en dessous des cases. Les photographies ont été réalisées par Marie-Françoise Plissart (qui avait déjà réalisé les photographies des 4 dernières pages de "L'Écho des Cités"). Martin Vaughn-James (peintre, également auteur de quelques bandes dessinées comme La Cage, suivi de La construction de la cage) a servi de modèle. Ces photographies sont reproduites en noir & blanc et certaines contiennent un élément dessiné ou peint par Schuiten. La similitude des mises en page d'une partie à l'autre assure une continuité formelle telle que la narration ne présente pas de hiatus. Il ne s'agit pas d'une simple lubie : le passage à la photographie est porteur d'un sens qui apparaît comme une évidence lors de la lecture. L'alternance des chapitres bénéficie d'une structure rigoureuse. Les chapitres consacrés à Mary sont plus long que les autres. Ceux consacrés à Desombres durent 3 pages. Peeters et Schuiten impriment donc un rythme de lecture clair qui introduit une simultanéité dans événements, tout en donnant à chaque point de vue plusieurs pages pour s'exprimer, et en créant un suspense dans la mesure où le lecteur a hâte de retrouver chaque personnage.

Peeters et Schuiten innovent également dans la place qu'ils octroient à l'urbanisme. Cette fois-ci, il n'y a pas de ville comme lieu principal. Les tribulations de Mary von Rathen la font voyager d'Alaxis à un lieu inconnu, avec des séquences se déroulant à Mylos, à la pension Nordman (également aperçu dans "Mary la penchée"), à Sodrovni, et à Porrentruy. Le talent de Schuiten permet de donner une très forte identité visuelle à chacune de ces villes (et de retrouver les cheminées de Mylos, déjà vues dans "La route d'Armilia"). L'un des thèmes du récit est de montrer que Mary (en tant que penchée) est trop différente pour appartenir ou se conformer à quelque endroit que ce soit, ce qui justifie que les villes n'ont pas d'emprise sur elle qui n'est pas une citoyenne.

Le lecteur retrouve plusieurs des influences implicites et explicites présentes depuis le début de la série. Non seulement le nom de Michel Ardan (le héros de De la Terre à la Lune) revient à plusieurs reprises. Jules Verne lui-même fait une apparition, déclarant que "la machine la plus efficace et la plus fiable, c'est l'écriture". La séquence à Alaxis fournit l'occasion d'insérer une nouvelle source d'inspiration : les œuvres de Georges Méliès (avec en particulier "Le voyage dans la Lune").

À deux reprises, les auteurs insèrent une action relevant de la sphère sociale : Klaus von Rathen jette une poignée de piécettes à des quémandeurs, et Mary von Rathen fait la queue à la soupe populaire. Par contraste, l'opulence de l'intérieur des von Rathen met en lumière cette inégalité sociale. Le passage à Sodrovni évoque avec force une population subissant le contrecoup d'une crise financière. Néanmoins il ne s'agit que d'éléments secondaires dans le récit.



Cette histoire atypique dans le cycle (du fait de son émancipation de l'architecture urbanistique) recèle de nombreux éléments de continuité. Il y a bien sûr la présence d'Axel Wappendorf, l'évocation de Stanislas Sainclair, et les villes elles-mêmes. Il y a également la forte importance des sphères qui avaient fait l'objet de 2 articles dans "L'Écho des Cités".

À nouveau c'est un délice exquis que de contempler les planches de François Schuiten. Lors de la conception de chaque planche, Peeters et Schuiten travaillent ensemble sur le découpage et les angles de vue, ce qui aboutit à une œuvre où intrigue et visuels sont indissociables, comme s'ils avaient été conçus par un créateur unique. Pour ce tome, Schuiten est revenu au noir & blanc (sans degré de gris) en figurant les textures par le truchement d'une myriade de traits fins traçant délicatement chaque volume, chaque ombre portée, chaque plissure, chaque nervure, chaque aspérité. Il est possible de lire rapidement chaque image pour passer à la suivante. Il est également possible de s'attarder sur un détail, sur un visage, sur une spécificité architecturale, sur un vêtement, sur une décoration intérieure (magnifique salon des von Rathen), sur la placidité des eaux du Lac Vert, sur les décors munificents que traverse le circuit du grand huit, etc. À l'évidence, monsieur Schuiten réalise des dessins descriptifs minutieux et méticuleux permettant au lecteur de s'immerger totalement dans le monde de Mary. À l'évidence également, le choix des angles de prises de vue, le découpage, les décors, la mise en scène bénéficient tous du même degré de soin et de réflexion dans la composition. Cette bande dessinée est une invitation au voyage, à l'observation, à la flânerie si le lecteur en a le goût. En accordant le temps nécessaire, le lecteur sera subjugué par la belle ouvrage, et découvrira quelques cases inattendues, parfois surréalistes, tel cette empilement de niveau (des planchers d'un immeuble) en arrière plan d'une façade isolée (page 107).

Le lecteur attentif décèlera également quelques touches humoristiques discrètes mais bien réelles. Par exemple, après les événements, Mary von Rathen déclare à Wappendorf : "Vous savez, peut-être que mon histoire est devenue un conte pour endormir les enfants.", faisant ainsi référence au conte "Mary la penchée". Il y a également ces remarques sexistes du général sur le fait que la place des femmes n'est pas dans l'armée, clin d'œil à une époque plus misogyne. Ils jouent avec la notion d'équilibre avec une très belle séquence d'équilibrisme réalisé par Mary. Il y a cette image drôle et attendrissante de l'homme à deux têtes (un monstre de cirque) avec une planche entre les 2 têtes pour cause de mésentente (page 107).

Outre l'histoire de Mary von Rathen et des thèmes évoqués plus haut, Schuiten et Peeters poursuivent leur mise en scène de l'acte de création artistique, des sources d'inspirations (Mary en tant que muse), et du rapport entre le réel et l'imaginaire. Ils ne se contentent pas d'exprimer différemment les points de vue contenus dans les tomes précédents, ils montrent également comment l'inspiration peut asservir le créateur contre son gré, l'habiter (Augustin Desombres contraint d'exprimer ce qu'il ressent en lui). Ils confrontent l'affectif (Mary) à la raison (les scientifiques réunis au mont Michelson).


Alors que le lecteur peut avoir l'impression de relire une version longue de "Mary la penchée", il découvre petit à petit la richesse thématique du récit, bénéficiant toujours d'images méritant que le lecteur lui consacre du temps. Le cycle des Cités obscures se poursuit par un ouvrage aussi original qu'indispensable : Le guide des Cités.