Quelle différence entre avoir aimé et perdre ? Avoir perdu ?
Ce tome regroupe plusieurs poèmes illustrés. Il s’agit de poèmes en prose écrits par Kateri Lemmens, poète, essayiste et professeure québécoise. Chaque poème a été illustré sur plusieurs pages par Romain Renard, également auteur complet de la série Melville (3 tomes + 1 recueil d’histoires courtes). Cet ouvrage a été publié pour la première fois au Québec en 2020. La présente édition française date de 2022. Il regroupe six poèmes.
Lazare en attendant, dix pages. Ressuscite-moi. J’ai passé l’hiver dehors, avec ma robe de soie jaune, mes pieds nus d’enfant et une poignée de sable aurifère. En suspension. D’ici, j’entends des trains qui vont et viennent. Nos abris soulevés des rails en poussières fines. Des échos. Des échos des comètes, et plus rien ne répare. Vivre, ce n’est jamais qu’une crispation d’éternité. Vivre c’était l’histoire du vent, ma robe mince et les plaines de juillet. Ce bruit d’herbes sous nos pas, à foins coupés et manège constellations. Trois glaçons dans ton verre de blanc. Ta main contre la mienne. – Peaux de lièvres, trente-six pages. Je t’écris d’une chambre de motel, au milieu du blizzard, des aiguilles dans la gorge. Le jour où ils ont fermé le fleuve, l’autoroute, la passe parce que la tempête a dévoré l’air avec le ciel et la terre. Du peu de souffle, des métastases, un reste de néons, deux lettres manquantes. Trois lettres puisées grésillant une prière. - Passer l’hiver (polyphonie), vingt-six pages. On l’attend. Toujours le même. Braqués. Des paillettes au matin et leurs nasaux dans la froidure. Après la traque. Tout est bleu, tout est solitude et garrots. Et claquements. Il y en a qui jouissent des piloris et des gibets – un vieux savoir des pierres. Au creux de mes poches. Pour la rivière ou pour la route. Mais qui sait choisir ?
Forêts (mères), douze pages. Je vous écris et vous n’êtes jamais revenue. Avec mes forêts noires, sous les ongles, à force de déterrer ce qu’il reste des songes, des jardins aux chiens de vent. Vos enfants ont vendu les maisons, mis le feu aux poudres, fait des nids d’abeilles dans les cheveux des petites filles. - Effet Tyndall, quatorze pages. Avec ce goût de bourgeons, avide à ne savoir qu’en faire. Une étreinte de branches ou une charge de neige à avalanches égales. Il aurait fallu se déployer dans une seule cessation impitoyable, avant les grandes faims, les déportations. Nos love boat people et naufragés de mauvais sang, tendre un sauf-conduit, un droit d’asile. Un autre siècle moins fatigué moins malade. – DarkBlueShift, dix pages. On regarde mourir les hirondelles. On crache la sagesse. Tout ira vers le bleu, de plus en plus noir, de plus en plus froid, tous les rêves, tous les souvenirs, jusqu’à la promesse d’Akhmatova qui n’a jamais oublié chaque caresse, bien avant le froid, bien avant la Kolyma. Ossip dans les bras de Nadejda. Le petit garçon tenant la main de Tsvétaïeva. Les tilleuls les tombes les aimés et notre dernier pays bleu de plus en plus froid. Mais bien avant. Il y aura la crispation un dernier instant une embolie de chevrotines faite de main d’homme à portée de cœur.
Un ouvrage des plus singuliers : une rencontre entre la poétesse et le bédéiste aboutit à ce recueil composé de textes dont différents extraits ont paru sous des formes antérieures sur des sites et des revues comme Anthologie debout, Possibles, Beauty will save the world… entre 2009 et 2021. Les poèmes eux-mêmes contiennent de brefs extraits ou des échos d’autres auteurs : Attila József, Shuntarö Tanikawa, Nicholas Hughes, Sylvia Plath, Vladimir Maïakovski, Evegenia Arbugaeva rendant hommage à Vyacheslav Korotki, Bill Evans, Aimé Césaire, Anne Hébert, Thathanjka Iyotake (Sitting Bull), Anna Akhmatova. Lors de sa prise en main, l’ouvrage peut apparaître austère : des textes sans majuscule, sans ponctuation, disposés en courtes lignes, ou en pavé de texte. Des dessins sombres, comme des photographies dont le contraste a été mal réglé, rendant flou et poreux le contour des formes. Certaines images apparaissent figuratives, presque une photographie passée par des filtres pour revenir à un noir & blanc charbonneux et plus ou moins flou. D’autres apparaissent abstraites : des contours imprécis dessinent une silhouette ou une forme qu’il s’avère impossible d’associer à un objet, un paysage ou un être humain. D’une manière générale, peu de représentation d’un homme ou d’une femme dans ces images, plutôt des paysages enneigés, quelques maisons, très peu d’intérieurs. Le poème qui donne son titre au recueil est illustré par treize fois la même image en double page, un grand ciel vide et la silhouette des arbres sur la partie inférieure, avec chaque fois une intensité d’éclairage différente. Le lecteur comprend vite qu’il s’agit d’une expérience à ressentir, et pas d’un récit.
Pour autant, le site de l’éditeur donne une indication, un fil directeur sur ces six œuvres : Comment passer l’hiver quand on peine à le passer ? Qu’est-ce qui nous permet de tenir l’hiver, le froid, la solitude, la course du monde ? Comment faire au cœur de la détresse de la vie, aux prises avec la monstruosité des jours, des guerres et des temps ? Qu’est-ce qui fait tenir ? Qu’est-ce qui manque ? Que peut la poésie ? Que peuvent les relations poétiques au monde, comment brillent-elles quand il fait noir, quand il fait froid à tout engloutir ? Le lecteur se jette à l’eau, ou plutôt s’enfonce dans la nuit enneigée et il laisse les mots produire leur effet, conjurer des images, des sensations, des ressentis, provoquer des associations d’idées, de mots, d’émotions. Parfois la compréhension lui échappe, mais l’impression reste. Parfois, il se rattache à l’idée que le texte évoque un animal plutôt qu’un être humain. Le premier texte évoque une relation chaleureuse passée entre un homme et une femme, mais aussi le hasard plus ou moins clément qui permet à un animal de survivre aux rigueurs de l’hiver dans une région que le lecteur projette comme étant le Québec. Les images évoquent plus qu’elles ne montrent un corps féminin dénudé, et une forêt de pins. Le lecteur associe la silhouette enténébrée et partielle de la femme à l’amante à la fois objet du désir et corps chaud, à la fois se trouvant fort vulnérable à passer l’hiver seule. Elle se retrouve quasiment morte émotionnellement, en train d’hiberner physiologiquement, à l’instar de Lazare mort en attendant sa résurrection comme le suggère le titre. Elle attend la résurrection qui viendra avec le printemps.
Le lecteur s’aventure alors dans le deuxième poème, le plus long en termes de pagination. Il commence de manière très pragmatique avec une femme indiquant qu’elle écrit à son correspondant depuis une chambre de motel. L'absence de ponctuation et de majuscule incite le lecteur cartésien à les rétablir au fil des lignes, sans certitude qu’il associe bien tel groupe de mots à telle phrase, car plusieurs regroupements s’avèrent possible modifiant les nuances de sens. La présentation elle-même a changé par rapport au premier texte : une image à gauche, le texte sur fond blanc sur la page de droite. Puis le texte apparaît en caractères blancs sur l’image en double page. Puis la séparation est rétablie, avec le texte sur la page de droite et l’image sur la page de gauche. La première illustration montre une route avec des pins sur le côté, une silhouette de montagne au fond, et probablement la grisaille de la neige en train de tomber. Le lecteur sent peu à peu le froid, l’inertie, le manque d’envie le gagner, une forme de résignation, le froid qui l’engourdit, qui s’installe et phagocyte son énergie. Les images montrent le froid, un corps féminin de plus en plus indistinct, le souvenir d’une forêt sans neige, accentuant l’inéluctabilité de la froideur, faisant miroiter la nostalgie d’un paysage sans neige, mais déjà grignoté par son arrivée.
Passer l’hiver (polyphonie) : la narration visuelle, ou plutôt l’accompagnement visuel se fait plus dépouillé, une image répétée tout du long, avec une lumière allant de nocturne à la pleine journée. Le lecteur comprend bien qu’il accompagne l’autrice au fil des jours d’hiver, en passant par les fêtes de fin d’année, un anniversaire, le décès d’animaux de compagnie, des suicides, ressasser des souvenirs heureux et obsolètes. Après cette traversée de l’hiver, longue, désespérante, morbide, le lecteur déambule dans les forêts, entre souvenirs d’un animal se terrant où il peut et visions fugaces de traces humaines. Dans l’effet Tyndall (phénomène de diffusion de la lumière incidente sur des particules de matière), le lecteur, toujours mi être humain, mi animal, retrouve le goût du printemps dans sa bouche, même si l’hiver semble interminable. Enfin, la réalité du retour du printemps semble se concrétiser dans le dernier poème et ses images, même si la narration fait comprendre que ce long hiver laissera des traces indélébiles dans la psyché de l’être humain.
Il ne s’agit donc pas d’une bande dessinée, mais d’une collaboration entre une poétesse et un bédéiste. La première a repris ou complété des textes déjà existants pour en faire des unités différentes, et les confier au second pour qu’il propose des visions en phase avec les mots. Il réalise des illustrations qui peuvent aussi bien montrer concrètement la rigueur de l’hiver dans le grand nord, que s’en tenir à quelques ombres évocatrices, fugaces et diaphanes. Le lecteur ressort de l’ouvrage en ayant subi les rigueurs du froid, de l’hiver qui semble interminable et mortifère. Il lui faut du temps pour pouvoir se réchauffer, sans certitude de réussir à chasser les traces de morsure du froid.
Tu continues l'exploration des auteurs québecois ?
RépondreSupprimerVoilà une autrice et un éditeur dont je n'ai jamais entendu parler.
Attila József, Shuntarö Tanikawa, Nicholas Hughes, Sylvia Plath, Vladimir Maïakovski, Evegenia Arbugaeva rendant hommage à Vyacheslav Korotki, Bill Evans, Aimé Césaire, Anne Hébert, Thathanjka Iyotake (Sitting Bull), Anna Akhmatova. - De cette liste, je ne connais qu'Aimé Césaire. Je reconnais volontiers que la poésie n'est pas un art auquel je m'intéresse beaucoup ; j'ai tort.
Lors de sa prise en main, l’ouvrage peut apparaître austère : des textes sans majuscule, sans ponctuation, disposés en courtes lignes, ou en pavé de texte. - Ça ne me dérange pas. Ça dénote une vraie réflexion sur la forme.
"Certaines images apparaissent figuratives, presque une photographie passée par des filtres pour revenir à un noir & blanc charbonneux et plus ou moins flou. D’autres apparaissent abstraites" - Ça montre que l'artiste a un talent proétiforme, comme en témoignent les planches que tu as intercalées dans ton article.
Le lecteur comprend vite qu’il s’agit d’une expérience à ressentir, et pas d’un récit. - Bien vu, il fallait y penser.
Comment je suis arrivé à cet ouvrage ? Il a été publié en France par l'éditeur Les impressions nouvelles, une maison d'édition dirigée par Benoît Peeters (scénariste du cycle des Cités obscures) dont je suis le fil d'actualité sur facebook. Sa présentation de l'ouvrage avait retenu mon attention, même si je n'avais pas bien compris qu'il ne s'agissait pas d'une BD.
Supprimerhttps://lesimpressionsnouvelles.com/la-maison/lequipe/
Comme toi, je n'avais croisé que le nom d'Aimé Césaire, et aussi celui de Sitting Bull. Je suis hermétique à la poésie.
Des textes sans majuscules ni ponctuation : j'ai bien constaté la liberté que donne cette façon d'écrire en découvrant les poèmes de cet ouvrage, mais mon esprit cartésien renâcle à cette lecture polysémique. La première fois que je me suis retrouvé à déchiffrer ce mode d'écriture fut un chapitre dans le Dossier noir, dans la série de la ligue des gentlemen extraordinaires. J'ai jeté l'éponge en VO : c'était au-dessus de mes capacités de compréhension. Un des rares comics où je suis passé à la VF pour être sûr de comprendre.
https://www.brucetringale.com/temps-de-cerveau-disponible/
Je pense qu'avec cet ouvrage j'ai franchi la frontière entre ce que peut être une bande dessinée, et ce qui relève du texte illustré.