Ce n’est pas la première fois que le graveur belge fait de la littérature à coup de burin.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1920. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface de deux pages, écrite par Lola Lafon, écrivaine, chanteuse, compositrice et une féministe libertaire. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Un cinéma de papier, constituée de Donner suite (la situation de l’auteur quand il réalise ce récit), Fiat lux (un résumé succinct de l’histoire et l’utilisation de la simultanéité dans une même image), Semer à tout vent (la publication en France puis en Allemagne de l’ouvrage), L’instant critique (la réaction de Romain Rolland, Paul Colin, Pierre Jean, Luc Durtain), Sur vos écrans (l’adaptation en dessin animée par l’auteur et le réalisateur tchèque Berthold Bartosch, avec une bande originale d’Arthur Honegger). Vient ensuite une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du quatrième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois).
L’auteur est installé à sa table de travail dépourvue de tout outil, un regard courroucé excédé par sa page blanche. Soudain un éclair semble lui traverser l’esprit, son corps se raidissant, et il jette ses bras en l’air. Une Idée sort de son esprit, sous la forme d’une jeune femme nue d’une vingtaine de centimètres de hauteur. L’auteur la prend dans ses mains et elle se tient debout sur sa table de travail, alors qu’il rayonne de contentement. Tellement touché, il la serre tendrement dans ses bras, rasséréné par la simple existence de cette Idée. Une fois sa sérénité revenue, il la repose sur sa table de travail et il joint les mains devant en elle en sienne de remerciement. En retour, elle lui fait un signe de la main droite. Il prend alors une enveloppe et elle y prend place, toujours nue. L’auteur ferme l’enveloppe, pleure de soulagement ou de contentement, et il remet l’enveloppe maintenant scellée à un messager.
L’employé du service postal avance dans la rue, tenant la lettre à la main, celle-ci irradiant, attisant la curiosité des passants, certains se prosternant même à son passage. L’enveloppe, irradiant toujours, est déposée sur une table devant un homme curieux, dans une pièce bondée d’hommes tous aussi impatients de savoir ce qu’elle recèle. La jeune femme, l’Idée, sort de l’enveloppe de sa propre volonté, semant la panique parmi les personnes présentes, effrayées par cette apparition. Elle s’assoit sur le rebord de la table, les jambes dans le vide, alors que derrière elle deux hommes s’approchent en tenant devant eux une grande pièce de tissu rectangulaire. Les autres ont retrouvé un semblant de courage et les regardent faire.
Avec ce tome, Frans Masereel continue dans la veine conceptuelle : cette fois-ci, l’auteur n’est pas le personnage principal de son histoire, mais une idée qui lui est venue, ou qu’il a engendrée. Elle s’incarne littéralement dans le corps bien proportionné d’une femme mais présentant une taille plus petite que la normale. Elle est le plus souvent dans le plus simple appareil : une des facettes de cette métaphore, l’idée ne pouvant pas être atténuée ou travestie par un vêtement, sa force étant trop intense pour pouvoir être diminuée ou masquée. Elle n’est vêtue que dans treize illustrations et elle apparaît véritablement obscène quand elle relève le bas de sa robe pour révéler son pubis dans quatre autres planches, alors que sa nudité ne comporte ni érotisme ni pornographie quand elle est totale. C’est Idée ne se montre ni aguicheuse, séductrice, mais sa vérité nue attire l’attention, fascine les hommes autour d’elle. D’ailleurs le lecteur finit par remarquer qu’elle ne rencontre que des hommes, jamais de femme, sans qu’il soit possible de déterminer pour quelle raison. Il s’agit forcément d’un choix fait sciemment, sans que la motivation n’apparaisse clairement. Il n’y a pas de concupiscence hypocrite ou malsaine, mais c’est une histoire d’hommes, sauf pour l’idée qui est une femme.
S’il a déjà lu un ouvrage de Frans Masereel, le lecteur retrouve tout ce qui en fait la spécificité et la force graphique. Une histoire racontée à raison d’une image par page, sans aucun mot. Ce créateur réalise d’abord chaque image de manière traditionnelle sous la forme d’un dessin préparatoire détaillé à l’encre de Chine, sur une feuille de papier. Puis, il reproduit cette image en la gravant sur un bloc d’une épaisseur de vingt-trois millimètres environ, du poirier très dur et séché pendant plusieurs années, ce qui permet aux gravures d’être tirées aussi bien sur une presse mécanique que sur une presse à bras. Généralement il grave ses blocs des deux côtés. Dans un premier temps, il noircit entièrement la face à travailler, puis il dessine un tracé blanc plus ou moins précis selon la complexité de la composition. Enfin, à l’aide d’un burin, d’une gouge, d’un couteau ou de petits instruments de métal, il commence le travail de xylographie. Le dessin gravé est l’image inversée de celle dessinée, l’artiste vérifiant la correspondance au fur et à mesure, avec un miroir. Cela aboutit à des images aux traits de contour assez épais, avec des aplats de noir consistants aux formes complexes, des cases avec une répartition entre surfaces de blanc et surfaces de noir en proportion variable. La qualité de la reprographie dans cette édition est impeccable, sans aucune sorte de bavure ou de contour un peu boueux.
S’il n’en a pas pris conscience par lui-même, le lecteur découvre dans les commentaires du dossier réalisé par Samuel Dégardin que pour la première fois l’artiste a commencé à réunir dans un même bois, en une seule image, différents personnages, différentes situations et même des idées différentes. Cela ne saute pas forcément aux yeux de prime abord. En y prêtant une attention particulière, le lecteur habitué aux bandes dessinées repère des cases correspondant à cette spécification. Par exemple, dans le vingt-troisième bois, il voit effectivement Idée revêtue d’une simple robe blanche marcher dans la rue, avec son halo étoilé autour de la tête, un groupe de trois hommes en train de discuter sur le trottoir d’en face sans faire attention à elle, un homme assis à sa table de travail visible par la fenêtre, et en arrière-plan un groupe d’une demi-douzaine de personnes en train de faire la fête, il y a bien différents personnages, différentes situations et différentes idées (l’Idée délaissée, la joie de la fête, la solitude de l’individu, la familiarité du quotidien). Dans le trentième bois, l’Idée est représentée deux fois, ce qui correspond à deux moments successifs : quand elle dit au revoir à un prisonnier et quand elle se met devant lui alors qu’il est attaché au poteau d’exécution avec un bandeau sur les yeux. Pour le reste, les caractéristiques graphiques restent identiques : des traits de contour assez épais, une représentation simplifiée parfois proche de l’art naïf, un niveau de détails assez élevé, une forte densité d’informations visuelles, sauf quand l’artiste joue sur la symbolique comme dans la séquence d’ouverture avec le corps de l’auteur irradiant littéralement. Le ratio entre espaces noirs et espaces blancs est en faveur des premiers donnant une sensation de poids, de forte consistance à chaque illustration.
Le récit se déroule de manière linéaire : l’auteur ou le créateur en panne sèche voit l’inspiration le frapper sous la forme métaphorique d’un éclair, une Idée apparaît sous la forme d’une femme nue, et elle se propage dans la nature, passant par différents stades. Le lecteur peut approcher ce récit comme une métaphore sur la création : une fois que l’idée est exprimée par un créateur (ou peut-être une fois qu’elle s’exprime par lui), elle devient autonome et se répand sans que l’auteur n’y puisse rien. Elle commence par être accueillie par la peur de la nouveauté chez ceux qui la reçoivent, par être rejetée, parée d’habits classiques pour neutraliser tout ce qu’elle a d’innovant, pour circonscrire toute possibilité de changement, ou tout risque de changement. Elle se révèle dans toute sa crudité. Elle s’incruste dans quelques individus qui sont à leur tour rejetés par la société normative et réactionnaire. Par différents mécanismes, elle continue de faire son chemin, puis elle se reproduit et se diffuse. Des décennies avant que le concept ne soit formulé, Masereel illustre le développement autonome d’un mème et sa capacité à grandir comme un organisme vivant, la création ayant échappé à son auteur, ayant été interprétée par ceux qui l’ont reçu, avec crainte, avec des faux sens et des contre-sens. Le lecteur peut également approcher ce récit comme une métaphore de la diffusion de la connaissance, voire de la vérité. Les individus peuvent toujours essayer de l’étouffer, de la rejeter, de la travestir, de l’annihiler par tous les moyens imaginables, elle finira toujours par resurgir et s’imposer. Jusqu’à son sort ultime, dans une séquence finale où le pragmatisme triomphe, et aussi une forme cynisme très moderne mêlant l’issue de chaque forme de vie au phénomène de flux.
Un roman graphique d’une force visuelle épatante, qui ne fait pas son âge, pour un propos à la fois très incarné, à la fois conceptuel sur la naissance, la vie et la mort d’une idée. La narration visuelle de Frans Masereel reste limpide après toutes ces décennies écoulées, le lecteur comprenant immédiatement chaque image, chaque lien logique de l’une à l’autre, l‘histoire étant parfaitement intelligible, sans risque d’interprétation. Le propos est ambitieux, à la fois sous l’angle de la création d’une œuvre qui se propage de manière autonome, à la fois sous l’angle d’une vérité qui s’impose quelles que soient les efforts déployés pour s’y opposer ou pour la dévoyer. Limpide et implacable.