C’est bien beau d’être charmant, mais ça ne sert à rien si on n’a pas de jugeote, Appleby.
Ce tome fait suite à Marshal Bass T09: Texas Rangers (2023) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit de la seconde partie d’un diptyque. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Anubis pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.
Avril 1878, de nuit dans un camp militaire de campagne, un homme est traîné par deux soldats avec un mouchoir pour se protéger la bouche. Il se défend qu’ils n’ont pas le droit de faire, car il n’a rien fait de mal. Les soldats l’amènent jusque devant la bouche d’un canon et l’attachent de telle sorte que son tronc soit collé à ladite bouche. À l’aide d’un porte-voix, le lieutenant Appleby s’adresse aux habitants du village d’El Paso à quelques dizaines de mètres de distance. Il les informe qu’un de leurs concitoyens a été capturé alors qu’il essayait de passer outre le corridor de sûreté établi par l’armée des États-Unis. Pour cela la cour martiale l’a condamné à une exécution sommaire. L’ordre de tir sera donné par le major Philip Penn. Dans la foule au loin, un homme au visage masqué par le rebord de son chapeau serre les dents et répète le nom de famille du major. Ce dernier donne l’ordre de tirer en abaissant son sabre. Le prisonnier est coupé en deux par le boulet, les deux moitiés séparées retombant au sol. Le major lâche un rire de satisfaction.
À Dryheave en Arizona, grand-père Thomas, surnommé Tom, déambule tranquillement dans la rue. Il croise Jake et son frère Joshua, deux de ses petits-enfants, avec un air sombre et regardant jalousement un groupe de garçons en train de jouer au baseball. Il leur demande ce qui se passe. Ils expliquent que les autres ne veulent pas jouer avec des bâtards. Le grand-père leur pose une petite question sur le métier du père de Barney Ellis, celui qui les a rembarrés, puis leur suggère une répartie. Jake et son frère retournent pour demander à jouer et font comme Thomas leur a dit : Barney accepte qu’ils jouent. Thomas poursuit son chemin et passe devant Homer en lui demandant s’il a ce dont ils avaient parlé : pas encore, du coup Thomas lui met la pression. Puis il passe devant le magasin général de Delilah Bass et la salue, ainsi que Cleopatra et Bathsheba. Cette dernière regarde Bathsheba et lui demande s’il y a des soucis. Son interlocutrice répond que pas vraiment, tout le monde a l’air d’apprécier son père, et il est étonnamment bon envers les garçons. En réponse à une question, elle indique qu’il ne touche pas les filles. Et elle continue : il n’a jamais été comme ça. Tout ce qui a toujours vraiment compté pour lui, c’est l’argent. Cleopatra continue en demandant si Bathsheba a des nouvelles de River.
Le lecteur avait laissé River Bass en proie à une crise aigüe de remise en question violente sur lui-même, ses motivations morales et l’espèce d’homme qu’il est. Il avait également découvert la couverture de ce dixième tome au dos du précédent : une situation à laquelle on ne survit pas. Très malins, les auteurs commencent par une exécution sommaire avec ce déchiquetage en deux par un boulet tiré à bout portant. Impossible de s’en sortir ! Encore un peu plus taquins, ils continuent avec une séquence à Dryheave au cours de laquelle le grand-père, c’est-à-dire le beau-père de River Bass, se montre bienveillant envers les enfants, pendant cinq pages. Il faut attendre la page onze pour retrouver le personnage principal, et encore dans la dernière case. Le lecteur tourne la page et dès la treizième retour à Dryheave alors que Cleopatra demande si elle n’aurait pas un boulot pour son fils David qui a perdu un œil dans Marshal Bass T06: Los Lobos (2021). Puis retour au marshal pour onze pages, et retour à Dryheave. Le lecteur fait le compte : River Bass apparaît dans vingt-sept planches sur cinquante-quatre, la moitié. Il en déduit que l’histoire que voulait raconter les auteurs ne tenait pas dans un seul album, mais qu’elle ne suffisait pas pour en faire deux. Aussi, ils mettent à profit leur confiance dans le potentiel de leur série pour intercaler des séquences développant des personnages connexes comme le grand-père et David, afin de préparer les tomes à venir.
Comme dans tous les tomes, les auteurs consacrent deux pages à un dessin en double page, ici les pages quarante-deux et quarante-trois, et l’objet est une scène de liesse dans le saloon de Dame Cleopatra, alors que l’un des fils de Bathsheba et River Bass se donne à fond à l’harmonica sur la scène, avec un guitariste, un bassiste et un pianiste à l’accompagnement et deux danseuses. Une image de plaisir très communicatif. Ce tome comporte lui aussi son lot de scènes ou d’images marquantes : l’exécution au boulet bien sûr (quelle boucherie barbare), River Bass prenant son repas dans un restaurant mais à une table isolée et à l’extérieur (le racisme restant vivace), les six rangers faisant un massacre, une belle vue sur les tentes et l’enclos à cheval du camp militaire, Cleopatra soumettant un jeune garçon à la tentation, River Bass avançant de dos sur une route boueuse vers une ville semblant déserte, les boulets s’abattant arbitrairement dans la ville, un fleuve en crue charriant de la boue, une charge héroïque menant les cavaliers à une mort assurée, etc.
En outre, le lecteur ressent une forte empathie avec certains personnages, par l’expression de leur visage ou leur langage corporel. Il éprouve la force de la détresse de l’habitant d’El Paso qui a voulu s’échapper et qui se retrouve aux mains de deux soldats, contraint par la force physique, sans plus aucune liberté, en totale panique, l’horreur s’y mêlant quand il comprend le moyen par lequel il va inexorablement être exécuté. Il compatit avec les deux fils de Bethsheba qui ont été exclus du jeu de baseball, et même avec le fils du marchand de whisky qui impose sa volonté aux autres garçons par sa force implicite et qui doit céder au chantage sur la réputation de son père. Il fond devant les expressions qui passent sur le visage de David, le fils aîné de Bass, alors qu’il est soumis à la tentation par Dame Cleopatra, devant sacrifier ce qui lui tient le plus à cœur. Le lecteur prend également conscience qu’il scrute le visage, moins expressif, de Marshal Bass pour se faire une idée de son état d’esprit : résigné à manger dehors, amusé par la demande d’aide de Hare et la manière dont il l’exprime, blasé en anticipant les réactions des Texas Rangers dans l’histoire que lui raconte Hare, très conscient que les soldats du major Penn peuvent l’abattre d’une balle dans le dos alors qu’il s’éloigne de leur camp en marchant, etc. D’un autre côté, il éprouve immédiatement un sentiment de rejet et de dégout pour Philip Penn et son sourire de contentement à la suite de l’exécution par boulet du fuyard, un sentiment de défiance un tantinet craintif à l’encontre du grand-père manipulateur, une forme de mépris devant le regard fuyant de Hare, un sentiment de découragement en voyant les visages fermés des Texas Rangers recourant à la force dès qu’ils sont contrariés. Dans le même temps l’expressivité de ces individus génère une telle intensité dans l’empathie qu’il les comprend et sent sourdre une pointe de pitié envers eux, incapables d’avoir le dessus sur leurs émotions négatives.
D’un côté, les auteurs apportent une fin satisfaisante à leur intrigue principale, celle de River Bass, comme à leur habitude. Ils intègrent le colonel Terrence B. Helena, ce qui permet d’avoir son point de vue sur le recrutement des Texas Rangers (le capitaine Dexter Miller, Bullock & Hare, Jacinto Juarez & Woodrow Watson, Gabriel surnommé le fantôme, William Joseph Beatty surnommé Topeka Kid), et sur la valeur morale de River Bass, avec une mise à l’épreuve séance tenante. Pour une fois, la conclusion du récit semble un peu moins noire, et sa nature permet de relativiser un chouia celle d’un ou deux tomes précédents, en particulier le trois. En même temps, il ressent une forte appréhension pour la suite, que ce soit le sentiment de solitude de Bathsheba Bass, ou la possibilité que Hope, l’enfant recueillie par Doc Moon, soit toujours porteuse de maladies. Dans la seconde moitié du récit, les auteurs construisent leur narration avec une alternance rapide entre le règlement de compte à (He)El Paso et le premier concert de David Bass, une forme de contrepoint. Le lecteur comprend qu’il s’agit d’une mise en parallèle pour l’amener à comparer les deux situations entre elles. D’un côté, River Bass traversant une crise de doute sur ses valeurs et sa moralité ; de l’autre son fils David qui acquiert la certitude (absolue, à son âge) de sa vocation. D’un côté, un homme de loi qui sanctionne les criminels souvent en les tuant ; de l’autre un tout jeune adolescent qui partage sa joie de vivre aux adultes grâce à un mode d’expression artistique. Dans les deux cas, l’un et l’autre sont très conscients de ce à quoi ils ont renoncé pour leur vocation.
Hors de question de rater la seconde moitié de ce diptyque, encore moins avec une telle couverture. Les auteurs mènent à son terme la comparaison entre River Bass et les Texas Rangers, ainsi que leurs motivations, dans leurs ressemblances et leur différence. Un vrai Western toujours noir, avec des conflits armés, et des personnages complexes. Attention : ce tome contient peut-être une trace d’optimisme.
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