lundi 25 décembre 2023

Une nuit avec toi

À part utiliser et séduire les mecs, tu n’es capable de rien.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Maran Hrachyan, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-soixante-deux pages de bande dessinée.


Un animateur est en train de présenter un numéro de l’émission télévisuelle Faites entrer le coupable, concernant un tueur : Denis Palmier, jeune homme beau, séduisant, habillé soigneusement, un homme qui sait plaire aux femmes. Selon la police, cet homme a violé 22 femmes, dont 15 tuées et dépecées. C’était il y a plus de 20 ans, entre 1991 et 1997. Les femmes avaient toutes entre 20 et 35 ans et toujours le même profil ; grandes, fines, cheveux bruns. Abandonnant les corps dans des locaux poubelles, il en gagna son surnom : Dépeceur de poubelles ! Il est accusé de viols, de meurtres avec préméditation, et d’outrages à cadavres. Jugé en décembre 2001, il est condamné à la prison à perpétuité. Mais remontons le temps : le 25 juin 1992, la concierge d’un immeuble parisien, en sortant les poubelles, aperçoit un sac suspect, déchiré et laissant échapper du sang. Elle y fait une découverte macabre : une main humaine. Terrifiée, elle appelle la police. Les enquêteurs découvrent le corps d’une femme, coupé en morceaux et distribué dans différents sacs. Les morceaux sont sectionnés au couteau et à la scie. En ouvrant le sac, elle a vu une main et du sang partout ! Elle a hurlé pour appeler son mari. Elle était terrifiée, elle n’a pas… Pendant cette partie de l’émission, à Paris en 2018, Brune, une jeune étudiante de vingt-cinq ans, s’est maquillée et habillée pour sortir. Elle éteint son ordinateur qui diffusait l’émission. Elle sort de son appartement, habillée d’un jean, de sandales et d’un haut à manche courte, avec son sac à main et un sac avec un cadeau pour la soirée.



Brune se rend à la soirée à pied. Elle passe devant un groupe de quatre jeunes hommes sur le trottoir. L’un d’eux s’adresse à elle, en lui disant qu’elle est mignonne comme tout. Elle les dépasse en sentant leurs regards dans son dos, en train de détailler ses chaussures, son sac à main, son postérieur. Elle jette un coup d’œil en arrière. Elle arrive à la soirée qui se tient dans un appartement parisien, à l’étage. Elle salue Matisse qui lui ouvre la porte. Une quinzaine d’invités qui sont en train de papoter, certains avec une bière, d’autres en train de se rouler une clope, ou de flirter. Elle rejoint deux copines et l’une d’elle raconte un de ses rencarts, un homme rencontré sur Tinder, plutôt mignon, mais il ne parlait que de lui. Au cours de la conversation, il lui montre ses photographies de vacances en Corse. À un moment, il part à la cuisine pour chercher un truc à boire et elle en profite pour passer rapidement les photos. Elle tombe sur des vidéos porno trop chelous filmés avec son portable, puis des vidéos hardcore. C’était tellement chelou qu’elle a eu peur. Du coup, elle s’est barrée en disant qu’elle allait acheter du vin. Alex Dubois vient les saluer, répond qu’il a l’appli Tinder mais qu’il n’y va pas souvent, car il préfère les vraies rencontres.


Le début donne le ton : l’histoire d’un violeur et tueur en série, dans une émission anxiogène, le poids du regard de quatre jeunes hommes sur une femme dans la rue, une histoire de rendez-vous Tinder un peu glauque. Brune Fleury accepte bien volontiers de se faire raccompagner chez elle en voiture par Alex, mais il décide d’aller se garer chez lui, plutôt que de la déposer en bas de chez elle. La page neuf est dépourvue de mots et place le lecteur dans une vue subjective depuis le regard d’un de ces hommes : un regard sur les chaussures, puis sur la bretelle du sac à main, puis sur la manière dont Brune ne tient que la bretelle pour éviter que le sac ne ballote, puis sur son postérieur. L’intention est claire : une potentielle agression pour la détrousser, et un regard pour jauger son potentiel physique au lit. À bien y penser, il n’y a eu factuellement que l’apostrophe non sollicitée : Hé mademoiselle, vous êtes mignonne comme tout ! Mais aussi, l’émission sur le violeur en série et la présence de quatre mâles apparemment désœuvrés pèsent consciemment ou inconsciemment sur l’esprit de la jeune femme. Ou encore un homme qui marche derrière elle, la suivant dans la station de métro, la main dans la poche. Le lecteur assimile ces dangers implicitement, sans qu’ils ne soient dits.



C’est même une caractéristique de la narration de l’autrice : cinquante-quatre pages dépourvues de texte, de tout mot. Ce mode de narration visuelle silencieuse provoque automatiquement la participation du lecteur, la formulation de cause à effet d’une case à l’autre, de suite logique, et engendre rapidement des supputations. En fonction de son état d’esprit, il fait des suppositions. Par exemple, ces onze cases de la page neuf qui détaille le dos de la silhouette de Brune : s’agit-il d’une intention d’agression de l’un des hommes, ou s’agit-il du ressenti de Brune indépendamment de leurs intentions réelles ? Dans un cas comme dans l’autre, cela produit un effet anxiogène. Du coup, quand son copain Alex décide d’aller garer sa voiture dans son parking, plutôt que de déposer Brune en bas de chez elle, c’est sûr que ce n’est pas normal, d’autant plus que la discussion se tarit. En outre la radio diffuse un autre numéro de Faites entrer le coupable, l’histoire de Marc Fischer, qui a violé Lilianne Bissonnet, puis lui a asséné treize coups de couteau. C’est sûr qu’il va se produire un drame, une agression physique, un acte sexuel non consenti. Alex a forcément une idée derrière la tête.


La narration visuelle s’avère très agréable : aérée, avec une économie de texte, sept dessins en pleine page, un double page. L’artiste utilise des cases sagement rectangulaires, disposées en bande, faisant varier leur nombre en fonction de l’importance qu’elle souhaite donner à une action, ou à un simple geste, à un regard, à un objet, à un paysage. La première page commence avec huit cases de la même taille, disposée en quatre bandes de deux pour évoquer le cadrage de l’écran de télévision, ou d’ordinateur en l’occurrence. Page suivante : quatre cases de la largeur de la page pour mettre en valeur les gestes délicats de Brune se maquillant, d’abord les cils, puis les lèvres. Le nombre de cases peut varier de deux, hors les dessins en pleine page, à dix, avec l’utilisation régulière d’une page construite sur trois bandes de deux cases. Les dessins sont réalisés au crayon, puis habillés avec des couleurs réalisées à l’infographie. L’artiste donne plus de consistance à la plupart des surfaces avec des ombrages et des textures légères au crayon, tout en conservant une lisibilité parfaite. Elle dessine des personnages normaux, en bonne santé, sans être d’une beauté particulière. Elle s’attarde régulièrement sur les regards, le lecteur ne pouvant alors pas s’empêcher de se demander ce que pense le personnage, quel est son état d’esprit, en particulier celui de Brune, souvent indéchiffrable. Elle réalise de nombreuses planches ou cases mémorables : le regard en vue subjective des hommes dans la rue, l’appartement très propre d’Alex, la reprographie de la couverture de Patrick Dewaere: À part ça la vie est belle (2021) par Hrachyan et Laurent-Frédéric Bollée qu’Alex prête à Brune, les gestes déplacés et timides d’Alex, la dalle des Olympiades dans le treizième arrondissement de Paris, la voiture qui roule plusieurs cases durant pour s’éloigner de Paris, le regard d’une chouette dans un arbre la nuit, le sourire chaste et timide de Brune, etc.



Le lecteur se retrouve ainsi dans un état d’inquiétude qui monte progressivement, se demandant s’il sur-interprète des petits riens insignifiants, ou si au contraire il ne prend pas la mesure de ce qui est train de se passer. Il essaye de se faire une idée en se fixant sur les réactions de Brune, mais celle-ci est une jeune femme calme et posée, s’exprimant avec peu de mots, n’extériorisant que peu ses émotions. Dans l’instant et avec le recul, il s’avère très difficile de savoir ce qu’elle ressent, et elle réagit le plus souvent avec calme et posément. D’un côté, elle est rebutée par les avances insistantes d’Alex, puis d’un autre jeune homme qui voient tous les deux en elle une partenaire sexuelle. Le second lui indique même explicitement qu’il ne croit pas en l’amitié entre un homme et une femme. Ça n’existe pas. D’un autre côté, il dit encore qu’il estime qu’elle l’a bien cherché, et que ça n’arrive qu’à elle, comme si quelque chose de conscient ou d’inconscient dans le comportement de Brune pourrait être interprété comme des signaux de disponibilité sexuelle. Le lecteur se retrouve devant une autre ambiguïté avec une nouvelle émission de Faites entrer le coupable, cette fois-ci sur des meurtres commis par une femme, avec la façon sensationnaliste de présenter les faits, comme si elle appartenait à la même engeance que les violeurs et tueurs en série. Mais pour avoir vu les faits se dérouler, le lecteur a bien constaté qu’il n’est pas possible de les mettre sur le même plan, que ce n’est pas comparable, ce qui emporte sa conviction sur les responsabilités des uns et des autres dans ce qu’il vient de lire.


Harcèlement de rue ou simple remarque en passant, séduction féminine passive ou comportement masculin harceleur : l’autrice joue admirablement avec les ambiguïtés en s’appuyant sur une narration à forte composante visuelle, conduisant ainsi le lecteur à s’interroger. Il perçoit Brune comme une victime potentielle, et pourtant les faits ne vont pas dans ce sens. La conclusion rétablit les faits et les responsabilités, levant ainsi le doute sur le comportement d’Alex Dubois, de Pacôme Gérard Kulakowski et de Brune Fleury, et sur leur responsabilité personnelle. Éclairant.



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