jeudi 28 juillet 2022

Guacamole Vaudou

Stéphane Chabert ! Pour une France qui gagne la victoire !


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2022. Il s’agit d’un roman-photo en couleurs, de soixante-dix pages, avec une histoire écrite par Éric Judor & Fabcaro, réalisé par Nathalie Fiszman, avec Judor dans le rôle principal. Il a nécessité quinze personnes pour la production : réalisation, stylisme, costumes, production, régie, repérages des décors, photos, casting, perruques, accessoires, maquillage, stagiaire, création et exécution de la maquette intérieure, création de la couverture et des pages liminaires, photogravure. Il a mobilisé quarante-neuf acteurs.


Dans un grand immeuble impersonnel, le patron d’une agence de communication spécialisée en marketing demande à ses créatifs de faire des propositions de slogan pour la mayonnaise Amoros, leader sur le segment de la mayonnaise. Chacun leur tour, Jean-Michel, Jean-Christophe, et Philippe font une proposition. Puis vient le tour de Stéphane Chabert qui propose : Amoros, j’en applique sur la viande afin d’en accentuer le goût. Dans la salle de réunion, tout le monde est consterné. La proposition de Stéphane instaure un climat de gêne, de malaise et d’état dépressif qui rappelle à chacun sa propre finitude, la fin inéluctable de toute chose, l’existence de Dieu et les origines du Big Bang. En quoi leur action fait-elle progresser l’humanité ? Ne seraient-ils pas en train de manipuler les esprits à des fins purement financières ? Ne seraient-ils pas plus en phase avec leur mère Gaia la Terre en allant s’adonner à la capoeira en Ardèche ?



Le patron demande à chacun de regagner son bureau et de continuer à réfléchir à un meilleur slogan. Stéphane Chabert passe devant la photocopieuse où Marie-Françoise est en train de rêvasser, avec une liasse de feuilles à la main. Chaque fois qu’il la voit, il sent son cœur s’enflammer comme une chamade. Il se dit qu’il ne va pas rester puceau toute sa vie et il se décide à lui adresser la parole. Il fait remarquer que ça sent le bourrage par ici. Il précise qu’il parle du bourrage papier. Il lui propose de regarder ce qui arrive à la photocopieuse, mais elle insinue qu’elle n’a pas commencé à photocopier ce qui explique qu’elle ne soit pas en train de fonctionner. Il lui propose alors de manger à la cantine avec lui, mais elle décline car elle s’est préparé un Tupperware qu’elle va manger à son bureau. Il lui dit qu’il suppose qu’il n’aurait pas dû parler d’œufs Mimosa, car ça a dû remuer en elle des souvenirs qu’elle préférait peut-être occulter, qu’au collège les garçons lui criaient dans la cour que ses seins étaient des œufs Mimosa, qu’elle était complexée par ses seins trop petits. Elle prend congé de lui pour aller retourner travailler. Il se présente à la cantine et demande un poulet-frites, mais le cuisinier lui répond qu’il ne reste que du gras de jambon. Il cherche une place où s’installer mais ses collègues indiquent qu’il n’y a plus de place à leur table, car la dernière est prise par quelqu’un qui pourrait très bien arriver à l’improviste. Il finit par s’installer seul à une table isolée tout au fond près de la poubelle et des toilettes, la chance.


L’alliance de deux créateurs à la forte personnalité comique, dans un média jugé désuet, le tout affublé d’un titre improbable. L’absurde est bien au rendez-vous, ainsi que le kitsch et la dérision au troisième, quatrième, cinquième degré, ou peut-être plus encore. Le lecteur reconnaît rapidement la forme si particulière de l’humour d’Éric Judor à base de dérision, d’absurde, de comportement infantile et de banalité surréaliste. Il relève également les répliques improbables et décalées propres à Fabcaro, bifurquant sans ralentir vers un onirisme surréaliste. Il remarque que Nathalie Fiszman s’est également bien amusée à conférer une allure ringarde et désuète aux visuels. Il y a cet usage systématique de perruques pour chaque acteur, et ce choix de vêtements issus des années soixante, pour obtenir un effet daté et ridicule. Elle prend un grand plaisir à choisir un papier peint aux motifs imprimés tout aussi datés, et à inclure des accessoires d’un temps révolu comme le Minitel que l’avènement de l’ordinateur personnel a rendu obsolète, et pire encore a condamné comme une technologie sans avenir. Pour autant, elle a bien réalisé toutes les photographies du récit, sans en reprendre dans des romans-photos du passé, et avec un niveau de définition de l’image contemporain, sans grain ou flou, ou couleurs baveuses.



Le lecteur fait donc connaissance avec Stéphane Chabert, créatif au pragmatisme navrant, dépourvu d’imagination et de toute fibre de séduction, un perdant ridicule qui n’en éprouve qu’une vague conscience, préférant se complaire dans l’illusion d’une vie qu’il estime tranquille et agréable. Seule son postiche est flamboyant. L’intrigue repose la médiocrité banale de cet individu qui va acquérir la gagne d’un battant lors d’un improbable stage vaudou. Cela va lui permettre de grimper les échelons de la société en un temps record. Dès la couverture, le lecteur sait que le récit appartient au registre de la parodie : ce titre incongru alliant deux mots (le premier faisant référence à une purée d’avocat devenu incontournable à l’apéritif, l’autre à une pratique jugée comme surnaturelle, et souvent tournée en dérision), ce plan poitrine avantageux sur l’acteur avec une chevelure artificielle et une expression de visage indéchiffrable. Les costumes et les décorations intérieures datées renvoient à un passé révolu, à une époque qui se prenait comme étant celle du progrès et d’une forme de succès, d’un capitalisme prometteur porté une généralisation des progrès industrialisés de la science, et qui est maintenant ringardisée, comme si le présent était beaucoup plus avancé, avec une condescendance hautaine. Le regard porté contient comme une touche de mépris, impliquant que les auteurs dépeignent des gens qui s’y croyaient vraiment à l’époque.


Sur le plan narratif, la réalisatrice utilise les conventions de découpage de la page, qui sont celles de la bande dessinée : des cases majoritairement bien alignées en bande, avec une poignée d’exceptions où la hauteur d’une case sera un plus grande que celles de sa voisine. Nathalie Fiszman utilise majoritairement des plans taille pour laisser la place à ses acteurs de pouvoir adopter une posture parlante, généralement naturelle. Ils ne sont pas en train de grimacer à chaque vignette, mais la photographie a cet effet de figer le visage dans une expression qui du coup en perd son caractère naturel, un instant arrêté, alors qu’en face à face il s’agit d’un moment fugace dans un visage en mouvement. Elle joue sur cette artificialité en la renforçant avec l’usage fréquent de postiches, de bonne qualité mais présentant cette impression de chevelure sans vie. Le lecteur s’installe dans le train-train de cette narration visuelle douce et gentiment moqueuse. Il note le travail sur les accessoires obsolètes que ce soit le minitel ou un plateau en plastique, un motif imprimé, etc. Il sourit en voyant que des collages et des incrustations viennent ajouter une touche surréaliste. Par exemple, Stéphane assis à la table de cantine et des objets collés juste au-dessus de sa tête, alors qu’il commente que ses collègues plaisantent en lui lançant une miette de pain. Puis il s’agit d’un crouton de pain qui vient se poser sur sa tête, d’un pot de yaourt, d’un plateau repas garni, d’une chaise en plastique. Quelques pages plus loin, il découvre une photographie en pleine page, avec un personnage géant en pâte à modeler. Puis lors d’un rêve, elle s’amuse à réaliser des collages mettant Stéphane dans des situations oniriques. L’affiche pour la campagne présidentielle sort également du moule.



Voici donc l’histoire d’un perdant pas magnifique qui obtient un pouvoir lui permettant de devenir un gagnant. Sur ce fil directeur, les auteurs entremêlent les situations et les phrases moqueuses dont le sarcasme est atténué par la sympathie que le lecteur ressent pour Stéphane Chabert, un peu benêt tout en étant gentil, et aspirant à la réussite sociale promue par le système professionnel et capitaliste. La sensibilité humoristique des deux auteurs se marie bien, avec des phrases irrésistibles et des réactions désarmantes. Stéphane maintenant président de l’agence de communication s’adressant à un collaborateur : Jean-Pat, tu annihileras le présentéisme disruptif du flex office chamarré sans compromission ! Gourou Jean-Claude se mettant derrière Stéphane lors du stage vaudou pour l’aider dans ses gestes afin d’égorger un poisson pané sanguinolent : positionner la lame un peu plus haut, il faut qu’elle soit au deux tiers du cou à partir de la base, et qu’elle forme avec le cou un angle de quarante-cinq degrés, et tenir fermement le poulet afin que la coupure soit nette (alors qu’il tient un rectangle de poisson pané dans la main). Enfin le geste doit se faire de l’intérieur vers l’extérieur pour éviter que le sang ne gicle - et les deux hommes sont en train de gigoter par terre comme s’il s’agissait d’une vraie bagarre.


Au fil des pages, le lecteur ne sait que penser : la narration visuelle reste très sage, que ce soient les photographies ou leur agencement, avec quelques moments surréalistes imparables, et une forme de moquerie latente générée par la dérision du regard porté sur ces individus et leur environnement daté. L’usage d’un humour à froid au cinquième degré (ou plus) s’avère très déstabilisant, le lecteur n’arrivant pas toujours à se situer entre une mise en abîme ridiculisant une attitude, une mode, un comportement, ou bien un moment d’une banalité insipide dont l’intention de dérision retourne ou détourne la moquerie sur une convention se moquant elle-même d’un autre cliché, avec un empilement de ce mécanisme sur deux ou trois étages dans un moment unique, ce qui finit par aboutir à une banalité, ou par perdre le lecteur qui n’est peut-être pas familier d’une de ces conventions enchâssées. La critique moqueuse de la gagne fonctionne bien, même si elle est globalement désamorcée jusqu’à être inoffensive par l’ironie moqueuse et la dérision, et l’absence d’alternative à cette trajectoire de vie. Mais la tonalité générale est pleine de verve, d’inventivité humoristique et d’une forme de tendresse, même si elle peut être un peu vache, pour Stéphane Chabert, être humain qui est le jouet des événements, de ses désirs, de la société.



Pour l’anecdote, en compulsant le générique en fin d’ouvrage, le lecteur relève la participation en tant qu’acteur de Nathalie Fiszman (la voisine gentille), d’Arthur H (Habib), de Clémentine Mélois (dans le rôle de Leonardo DiCaprio, elle-même autrice du roman-photo Les Six Fonctions du langage, 2021), de Fabcaro (un punk).


Difficile de résister à l’attrait d’un roman-photo parodique, écrit par Éric Judor et Fabcaro : l’assurance d’un divertissement absurde avec des répliques hilarantes et des situations décalées. Avec un roman-photo choisissant le registre de la parodie dans un environnement suranné, la réalisatrice allie pastiche et ironie, pour un petit récit, comportant une touche de réalisme magique avec ce pouvoir issu d’une cérémonie vaudou. Par moment, le lecteur ne sait plus trop s’il est en train de lire une parodie avec une mise en abîme de moqueries référentielles ou juste une séquence d’une banalité affligeante, tout en ressentant une forme d’humour cruel du fait de personnages qui sont, au fond d’eux-mêmes résignés à leur sort. Il prend plaisir au jeu sur les formes avec une narration qui peut briser le quatrième mur (Stéphane s’adressant à la voix du narrateur omniscient ou modifiant le déroulement en virant un personnage d’une scène), le décalage entre les paroles et l’action montrée, la frustration quand le principe de réalité ramène à une mesure plus raisonnable des projets de nature diverse. Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience douloureuse de l’absence de sens de ces situations, dans un récit postmoderne désenchanté.



mardi 26 juillet 2022

Renaissance - Tome 1 - Les Déracinés

Ils ont développé une poétique et une expression artistiques des plus subtiles.


Ce tome est le premier d’une trilogie qui constitue le premier cycle de la série. La première édition date de 2018. Le scénario a été écrit par Fred Duval, les dessins et la mise en couleurs réalisés par Emem, et le design par Fred Blanchard. Il s’agit d’un tome en couleur comprenant cinquante-six planches. Il se termine avec deux pages d’études graphiques sur les chasseurs origames, les porteuses (des centres de production des machines et transport de troupes), un pick-up classique utilisé sur la planète Näkän, un glisseur destiné aux déplacements terrestres, une structure de combat intelligente terrienne, un véhicule tout-terrain intelligent terrien, la combinaison de combat des forestiers de Näkän, la combinaison des pompiers terriens, le scaphandre spatial des forestiers, un mâle du peuple Näkän. En toute fin, le lecteur découvre les deux premières planches du tome 2, en noir & blanc.


La Terre en 2084, la Tour Eiffel a les pieds dans l’eau, et quelqu’un est en train de pêcher alors qu’au fond de l’eau se trouve des carcasses de voitures, des arbres submergés, un banc, une chaussée. Un poisson s’avance intrigué par l’hameçon. Il est violemment tiré hors de l’eau par le pêcheur qui se trouve au premier étage de la tour. Des bateaux circulent sur le fleuve, un ponton permet d’accéder aux deux derniers étages d’un immeuble dont tous les autres sont sous l’eau, deux petits vaisseaux flottent dans les airs, une vingtaine sont amarrés à différents endroits de la tour. Iouri est en train de faire cuire son poisson sur un barbecue, pendant que sa femme Hélène écoute les nouvelles à la radio. Les gouvernements européens se cachant pour éviter les attentats, le Sahara déclaré zone invivable, les Italiens les pieds dans l’eau, la nouvelle crue de la Seine, les combats entre la Californie et l’Oregon, les bombardements des derniers puits de pétrole au Texas…



Hélène rejoint son mari et leur fille pour manger sur un banc. La fillette ne veut pas aller à la montagne parce qu’il y a sa cousine Chloé qu’elle n’aime pas, elle préfèrerait aller au Mali. Un homme arrive en courant : deux cas de fièvre au niveau du pilier Ouest, c’est la mise en quarantaine. Des bateaux arrivent pour arroser les piliers de flammes afin de les stériliser. Soudain tout le monde lève la tête pour découvrir ce qui génère une ombre gigantesque. Au Texas près de Fort Worth, Iouri Hamilton interrompt ses enfants dans leurs jeux car il est temps de partir. Leur mère Liz vient leur dire au revoir alors que leur père les installe dans la voiture. Elle est pompier et elle dirige une partie de l’équipe qui lutte contre les incendies qui ravagent le complexe de raffineries. Les incendies sont hors de contrôle, d’une ampleur inouïe. Trois énormes structures de combat approchent. Liz et ses collègues évaluent leurs chances : soit ce sont les nordistes et il sera possible de négocier avec eux, soit ce sont des machines qui quadrillent la région et qui n’ont plus d’empathie pour l’espèce humaine. Soudain tout le monde lève la tête pour savoir ce qui provoque une ombre gigantesque sur la zone. 


Il existe plusieurs sortes de science-fiction entre celle qui n’est qu’action spectaculaire dans l’espace ou sur des planètes exotiques, et celle qui est plus une projection vers un avenir lointain construit avec soin, révélant d’autres facettes de l’humanité par le prisme de cette étrangeté. Le premier contact avec cette série s’opère par le truchement de la couverture : spectaculaire comme il se doit, mais aussi déconcertante avec cette silhouette qui avance vers le lecteur, sans arme, sans agressivité, avec une mise en couleurs très sophistiquée. Le lecteur découvre alors la première page : des dessins descriptifs avec un bon niveau de détail et une forme de réalisme qui permet d’identifier les éléments très concrets comme les arbres ou la voiture, avec une touche d’anticipation. La mise en page prend la forme de cases sagement alignées en bande, parfois avec une case pouvant mordre sur la bande du dessous ou du dessus, et régulièrement des cases de la largeur de la page pour une vision panoramique. La mise en couleurs s’avère riche, avec un parti pris naturaliste, rehaussé par des effets spéciaux mis en œuvre avec parcimonie et pertinence. Par exemple, la teinte verdâtre de l’eau dans la séquence immergée en première page, les flammes de l’incendie ravageant le complexe de raffineries, les masses nuageuses autour du globe terrestre vu de l’espace, quelques explosions, les effets de miroitement à la surface des masses liquides.



Le lecteur constate que l’implication de l’artiste ne diminue pas au fil des pages : le niveau de détails descriptifs restant au même niveau de la première page à la dernière. Emem dessine des personnages normaux, à la physionomie variée, sans volonté de les embellir, ou de les affliger d’une trogne patibulaire. La direction d’acteur s’inscrit elle aussi dans un registre naturaliste, sans exagération de mouvement ou d’expression de visage. Les extraterrestres sont de type humanoïde, avec une stature un peu plus grande que celles des êtres humains, et des caractéristiques différentes qui se limitent essentiellement à la forme du crâne et à la couleur de peau. Sur la base du design de Fred Blanchard, le dessinateur montre un monde très familier rehaussé de quelques avancées technologiques d’anticipation, par exemple pour les véhicules. En ce qui concerne les extraterrestres, la forme des vaisseaux spatiaux est à la fois simple et originale, la faune et la flore de la planète Näkan sont exotiques, tout en permettant d’identifier sans aucune difficulté les zones terrestres, les zones aquatiques, et les constructions artificielles. Le lecteur ralenti sciemment son rythme à plusieurs reprises pour prendre le temps de savourer une vue impressionnante : la Tour Eiffel les pieds dans l’eau, l’avancée de trois structures de combat sur pattes, la découverte de l’immense vaisseau spatial, la faune et la flore d’une zone sauvage de Näkan, l’offrande des amphibes aux volatiles, les jardins suspendus de Känalä, les vaisseaux survolant Paris, la cellule d’Hélène, les deux créatures amphibies glissant dans les eaux de la banlieue parisienne.


Hélène est en train d’écouter la radio et les nouvelles donnent une image catastrophique de la situation : gouvernements en fuite, centrales nucléaires arrêtées ou éventrées, zone déclarée invivable, inondations, grippe chinoise, etc. La frontière est mince avec la réalité contemporaine, mais les conséquences sont plus concrètes : Paris inondé, feu de raffinerie incontrôlable, guerre civile localisée. Dans ce futur proche, les auteurs mettent en scène deux femmes, une Française et une Américaine, et un couple extraterrestre, affecté dans deux unités d’intervention différente. Les dessins donnent à voir les lieux et les personnages de manière tangible, permettant au lecteur de se projeter dans ce futur proche. Il prend le temps de regarder les vaisseaux spatiaux et d’apprécier leur forme et la logique sous-jacente, ainsi que les extraterrestres, la faune et la flore de la planète Näkan. La qualité de ces descriptions met également en évidence que lesdits extraterrestres sont humanoïdes, ce qui assure une compatibilité bien pratique pour leur évolution dans des constructions et des véhicules humains et réciproquement. Cela produit également l’effet d’ouvrir l’appétit du lecteur, un peu le revers de la médaille. À quoi ressemble les autres planètes de la Fédération ? Quelle est la situation dans d’autres régions de la Terre ? Comment la civilisation humaine a-t-elle pu développer des véhicules plus performants, et conserver des raffineries aussi datées ? Et puis, c’est quoi le sens de ces deux cases consacrées à une sorte de crabe qui brise une sorte de coque dans une de ses pinces, en planche 28 ?



L’humanité n’a pas su rectifier le tir dans sa manière d’habiter la Terre, et elle court à sa perte. Une coalition de planètes extraterrestres a décidé de lui venir en aide, mais sans la coloniser. Le scénariste et concepteur graphique ont choisi de faciliter les choses avec des races anthropomorphes, respirant le même air, et disposant de traducteurs universels. Pratique. Pour autant, le déroulement se fait de manière plus délicate. Ce n’est donc pas l’humanité triomphante qui va sauver des pauvres extraterrestres, mais l’inverse. Les êtres humains ne peuvent pas tous croire en la bienveillance désintéressée de ces sauveurs, même si les faits le prouvent. Les auteurs savent introduire un léger décalage entre la façon de se comporter des humains, et celles des militaires de la Fédération. Il se produit quelques escarmouches, avec quelques morts, en nombre maîtrisé, mais quand même des morts. Il y a le mystère de la disparition du mari et des enfants de Liz Hamilton. Le lecteur arrive à la fin de ce premier tome, et il constate que la coupure se produit sur un suspense, mais que le découpage n’est pas vraiment celui d’un chapitre ou d’une unité. La quatrième de couverture annonce une histoire en trois tomes, et le contenu du premier donne l’impression qu’elle a été conçue pour être racontée d’un seul tenant.


La couverture ne permet pas de se faire une idée de la branche de science-fiction dans laquelle s’inscrit le récit. Les auteurs savent donner corps à leur monde d’anticipation tout du long du récit, progressivement, sans assommer le lecteur par des lâchers d’exposition massifs. Fred Blanchard & Emem ont conçu et mettent en scène des décors et des véhicules détaillés, pour une narration descriptive tangible et palpable. Le scénariste inverse le schéma colonialiste de l’humanité exportant les bienfaits de sa civilisation vers d’autres mondes, ainsi que celui d’une race conquérante venant asservir une race moins évoluée. Il est très intrigant de voir l’humanité faire l’expérience d’être aidée, parce que moins mature et moins responsable que les visiteurs. Il est parfois un peu frustrant de ne pas pouvoir se faire une idée plus claire de la situation générale sur Terre.



jeudi 21 juillet 2022

Capricorne - Tome 10 - Les Chinois

Les histoires de famille, ce n’est jamais simple.


Ce tome fait suite à Capricorne, tome 9 : Le Passage (2003) qu'il faut avoir lu avant. Il est recommandé d'avoir commencé par le premier tome pour comprendre toutes les péripéties. Sa première parution date de 2005 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 3 qui regroupe les tomes 10 à 14.


Le château de l’empire du Concept s’est effondré. Capricorne s’en retourne chez lui, à New York. Mais plus aucun téléphone, aucun télégraphe et aucun appareil se servant des ondes électroniques hertziennes ne fonctionne. Il ne peut contacter ni Ash, ni Astor à New York : il est devenu impossible d’envoyer un message d’un point à un autre sans s’y rendre en personne. À pied. Il a décidé de rejoindre la côte atlantique afin d’y prendre un bateau qui le ramènera chez lui. Le voyage est long, très long, et une fois de plus il va falloir qu’il trouve un abri pour la nuit. Tout à coup, un coup de feu retentit dans cette zone agricole légèrement arborée. Capricorne monte une petite pente pour aller saluer l’homme qui vient de tirer : Konrad Duroux, grand-père de la famille. Celui-ci lui indique qu’il surveille que les Chinois n’approchent pas et qu’il fait feu chaque fois qu’il en aperçoit un. Capricorne se le tient pour dit et continue sa route. Il arrive à la ferme de la famille Galluron où il est accueilli par le père Simon, son épouse Monique et leur fille Flore. Ils lui offrent le repas du soir et lui proposent de dormir dans la chambre d’ami.



Pendant que Monique nourrit la jeune Flore, Simon et Capricorne font faire un tour dehors à la nuit tombante. Le mari lui explique que ça fait deux ans qu’ils se sont installés là, pour élever sa fille. Il écrit des articles pour des magazines, mais depuis la débâcle, c’est l’incertitude totale. Ici ce serait le calme plat s’il n’y avait pas le vieux Duroux et ses Chinois, quelqu’un qui tire des coups de feu de temps à autre, ayant blessé Christophe Duroux il y a quelques mois. Simon rentre dans la maison, pendant que son invité reste un peu dehors. Il va se promener et arrive non loin de la ferme des Duroux, regardant les fenêtres éclairées par les lumières. Dans sa mansarde éclairée, Christophe discute avec Trocadéro qui lui dit de guérir, et qui lui promet de revenir le lendemain. Capricorne fait demi-tour et retourne à la ferme des Galluron. Dans une autre maison en contrebas de la colline qu’il descend, une vielle femme avec un fichu l’observe dans la pénombre. Le soleil rayonne : Capricorne s’est levé et il s’étire au soleil. Il part se promener. Entendant le bruit d’un moteur, il se retourne et s’écarte vivement, pour se mettre hors de la trajectoire d’un tracteur fonçant à toute allure, conduit par Luc Duroux. Son père Henri Duroux arrive à pied, une fourche sur l’épaule et il salue l’étranger en lui demandant s’il va rester longtemps. Il reprend son chemin pour rentre, ayant entendu l’appel de son épouse Louise.


Dans l’introduction du tome trois de l’intégrale, Antoine Maurel indique que l’auteur n’avait qu’une idée générale du chemin du retour de son héros, après l’écroulement du Concept, et qu’il a découvert la nature de chaque étape au fur et à mesure de leur écriture. Cela ne se ressent pas à la lecture, mis à part le fait qu’il s’agit d’une histoire complète en un tome, un drame au sein de deux familles, sans beaucoup de lien avec les deux cycles précédents. Capricorne évoque la chute du Concept, les conséquences sur la société, et sa volonté de retourner à New York pour retrouver ses deux amis Astor et Ash Gray qui n’apparaissent pas dans ces pages, ni aucun autre personnage récurrent… sauf peut-être une. Il est victime d’un malaise dans un champ, le couchant par terre, peut-être de même nature que d’autres malaises précédents, ou peut-être pas. Le récit s’apparente donc à la présence d’un étranger dans une toute petite communauté, trois personnes pour la famille Galluron, sept pour la famille Duroux, et deux personnages secondaires. Le lecteur relève vite des détails qui clochent, dont sourd un malaise impalpable : cette histoire fantasque de Chinois, la déliquescence de la société en particulier de la technologie après la chute du Concept, Konrad portant son fusil en continu, l’hostilité sourde des Duroux face à l’étranger, Trocadéro un individu anthropomorphe avec une tête de chat. Drame familial ? Drame fantastique ? Secret caché ? Impossible de savoir d’entrée de jeu, mais quelque chose ne va pas.



Le lecteur se retrouve donc la position de Capricorne : arriver dans un endroit inconnu, sans rien en savoir, rencontrer des personnes et établir un contact amical ou désagréable, observer les réactions des uns et des autres pour se faire une idée, essayer de capter une partie des non-dits. Les dessins dégagent une impression générale un peu décalée : une représentation détaillée, mais empreinte d’une forme de légère exagération ou simplification dans les visages, dans les silhouettes, dans les habits. D’un côté, l’artiste réalise des dessins descriptifs plutôt de nature réaliste ; de l’autre un détail par-ci, un autre par-là sortent la description d’un domaine de type photographique : la chevelure et la barbe noires ébène indécoiffable de Capricorne, les traits un peu trop épais pour les rides de Konrad Duroux, la coiffure rigide de Monique, les rayures géométriques de la chemise de Konrad qui ne suivent pas les plis, la tête trop grosse, ses yeux trop ronds et l’absence d’épaule du jeune enfant Momo, ainsi que son pull trop grand et sa salopette trop large, la bouche trop large de Robert, une expression enfantine passant sur le visage d’un adulte, les orthèses trop rudimentaires et sans possibilité de suivre le mouvement de la rotule de Christophe, etc. Ce ne sont que des détails qui n’obèrent en rien la qualité de la narration, toutefois ils attirent assez l’œil pour que la tonalité de la narration ne soit pas celle d’un mélodrame réaliste.


Dans son introduction, Antoine Maurel relève le fait que l’auteur s’est donné des défis de narration visuelle pour les tomes 10 à 14, plus formels que pour les précédents. Le lecteur est à l’aguet, sans trouver de mise en forme unificatrice. Il prend plaisir à trois pages dépourvues de texte, et deux sans phylactères uniquement avec le texte d’une lettre dans des cartouches entre les différentes bandes, sans lien de cause à effet entre les deux. Pour autant, il remarque également plusieurs effets de mise en page taillés sur mesure pour raconter visuellement une séquence, un moment. Cela commence par l’usage de cases de la largeur de la page pour mettre en valeur le paysage ouvert de la campagne. La planche deux commence par une case de la hauteur de la page, avec la petite silhouette de Konrad, deux cinquièmes de la hauteur étant occupés par le sol (terre et arbuste), le reste par le ciel. Le reste de cette planche se compose de douze cases (trois bandes de quatre cases) pour la discussion tendue entre Capricorne et Konrad. Il utilise cette disposition d’une case verticale sur la gauche également planche 23 pour une discussion entre Christophe et Trocadéro, cette fois-ci avec six cases les unes au-dessus des autres sur la partie droite. En planche 4, le lecteur remarque une bande de cinq cases en plan fixe sur la lucarne de la chambre de Christophe, une autre bande en plan fixe de cinq cases en planche 7 mais se terminant avec une sixième en gros plan. En planche 9, un autre plan fixe sur Christophe dans son lit, de trois cases de la largeur de la page parmi d’autres cases. En planche 15, dix cases, dont sept en plan fixe sur Simon recroquevillé dans son bureau.



Il n’y a donc pas une méthode de type découpage systématique dans plusieurs planches, mais une variété qui donne une saveur particulière à chaque séquence. L’artiste n’attire pas l’attention dessus, mais une demi-douzaine de découpages sont assez particuliers pour que le lecteur en ait conscience. Ainsi, en planche 17, il ne peut pas rater l’effet d’une page en gaufrier de trois bandes de trois cases de taille identique alors que Capricorne à terre plié en deux par la douleur se retrouve sous la menace d’un revolver tenu par Momo, un enfant d’une demi-douzaine d’années. Il ressent une forme de léger écho en planche 39 : trois bandes de cinq cases de taille identique, dont deux soudées. Il prend le temps de parcourir les deux pages muettes racontant la promenade nocturne de Monique, avec des cases saisissantes en ombre chinoise, et une chevelure avec un encrage minutieux à la Bernie Wrightson.


Andreas apporte un soin particulier à aller dans un niveau de détails élevé dans ses descriptions : un engin agricole, la forme très particulière du tracteur, les différents bâtiments de la ferme des Duroux, les ustensiles dans la cuisine de cette famille, les affaires de Christophe dans sa chambre, les affaires de Simon dans son bureau, le relief et les végétaux dans la campagne, les ustensiles dans la grande salle de la demeure d’Élisabeth, les tuiles de la toiture des Galluron. Ce niveau de détail donne une consistance concrète à l’histoire, un ancrage réel venant contrebalancer les quelques effets sur les personnages. La nature du récit repose sur la présence de l’étranger subodorant peu à peu des drames sous-jacents. Sa simple présence suffit pour rompre le fragile équilibre comme le battement d’aile de papillon. Capricorne ne joue pas le rôle d’un héros, mais simplement d’un élément extérieur dans une situation en équilibre instable. Le lecteur peut anticiper la nature du malaise et l’individu responsable. Il se retrouve un peu déstabilisé de voir que Capricorne n’a pas beaucoup d’influence sur les événements. Il se prend d‘amitié pour Christophe immobilisé dans son lit depuis sept mois, pour Simon mal dans sa peau sans savoir pourquoi, pour son épouse attentionnée sans être servile. Il prend Momo en pitié malgré sa cruauté envers le chat. Il se rend compte trop tard de l’impossibilité de retour à un état antérieur apaisé.


Après l’histoire de grande ampleur consacrée au Concept, le lecteur se demande bien dans quelle direction va aller la série. Il a une totale confiance dans l’auteur, et il se laisse mener par lui, profitant immédiatement de la narration visuelle variée et précise. Sans attente précise, il regarde Capricorne faire connaissance avec les membres des deux familles, discuter, sans pouvoir imaginer les méandres du drame qu’il ne peut que vaguement ressentir. L’auteur passe donc d’un complot planétaire à un drame familial d’une noirceur que le lecteur ne peut pas anticiper. Il sème des petites phrases révélatrices dans les dialogues qui annoncent les révélations sur le passé, chose dont le lecteur prend conscience après coup. Un épisode en décalage des précédents, une épreuve inattendue pour Capricorne, avec une légère de touche de fantastique qui peut être rationnalisée comme la manifestation de l’inconscient de deux personnages. Une histoire dramatique dont la narration visuelle tient à distance de certains personnages, alors que les situations et les dialogues engendrent l’empathie du lecteur pour d’autres.



mardi 19 juillet 2022

Réalités obliques - Tome 3 - Rencontres obliques

Au début… au début tout était normal.


Ce tome fait suite à Réalités obliques - Tome 2 - Mondes obliques (2016) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant, car il s'agit de tomes autonomes. La première édition date de 2018. Il a été réalisé par Clarke (Frédéric Seron) pour le scénario, les dessins et l'encrage. Il est également le créateur, et dessinateur et, depuis le tome 21, le scénariste de la série Mélusine avec François Gilson pour les tomes 1 à 20. Il a collaboré avec Turk pour la série Docteur Bonheur, avec Midam pour la série Histoires à lunettes, et il a réalisé de nombreuses autres séries et histoires en 1 tome, comme Les étiquettes (2014). Ce tome est une anthologie d'histoires courtes en noir & blanc. Elles se présentent toutes sous le même format : une page sur fond noir avec le titre et un liseré blanc oblique sur la partie droite, suivie par une page noire. Viennent alors les 4 pages de bandes dessinées, chacune comprenant 4 cases carrées de la même taille. L'ouvrage lui-même est de format carré, avec une couverture rigide. Ce tome comprend 25 histoires de 4 pages, et en ouverture 1 histoire d'une page.


Dans un petit bateau de pêche, deux marins sont secoués dans de hautes vagues d'une tempête : pas une seule terre émergée en vue, ça fait plus d'un mois qu'il pleut, un déluge, comme dans la Bible. – Un voile sur les vivants : elle s'appelle Louise et elle est confortablement assise dans un fauteuil de l'avion de ligne qui vient de décoller. La première fois qu'elle a remarqué son don, c'était avec sa grand-mère sur son lit de mort. Elle était encore une enfant, et on lui avait dit que sa grand-mère allait mourir, que c'était inéluctable. Mais il y a avait autre chose : dans son regard, un voile qui la coupait du monde comme si elle déjà partie. Louise a alors su ce qu'on voit dans les yeux de ceux qui vont mourir. – La danseuse : alors qu'elle s'entraîne avec des mouvements dans une salle de danse, cette jeune femme se dit qu'elle aime danser, qu'elle aime son corps, le sentir bouger, occuper l'espace autour de lui, vibrer, ondoyer, onduler, de plus en plus vite, sentir ses membres se détacher d'elle…



Y grec : un homme est allongé dans le noir. Il éprouve une sensation atroce, plus bas dans son corps. Il ne voit rien, mais la douleur est trop importante, avec l'impression d'être vidé, étripé. – Une victime de plus : un homme est assis sur un banc et il regarde les jeunes femmes passer en pensant à a prochaine victime. Mais laquelle choisir ? Il lui faut rester prudent. Ne pas se précipiter, sélectionner avec soin. Mais c'est si difficile. Il arrive à peine à se contenir. Il a tellement envie de meurtres et il y a tant de proies. - La fin : un homme est assis dans l'herbe, adossé à un arbre, en train de regarder sa fille marcher avec application. Il y a quelques semaines encore, elle ne marchait pas, et voilà. Il se demande à quoi ressemblera sa vie dans vingt ou trente ans.


S’il a lu les deux premiers tomes de la série, le lecteur sait ce qu’il est venu chercher : un exercice de style, des histoires à chute, une vision pessimiste et négative du monde, des gens et de la vie en général. Il retrouve tout ça, sans sensation de répétition le cadre formel très contraignant. Le créateur respecte scrupuleusement le format qu’il s’est imposé. Comme dans les deux précédents tomes, seule la première histoire y déroge : en une seule page, composée de quatre cases de la même taille. Un gag reposant sur la surprise de la dernière case, et une déduction laissée au lecteur. Le contraste entre noir & blanc est total, avec des masses noires, des masses blanches, et des traits secs apparaissant soit noir sur fond blanc, soit blanc sur fond noir, venant comme griffer l’aplat, ce qui évite que l’œil du lecteur voie immédiatement la forme à repérer dans la dernière case. En quatre phylactères et trois cases, l’auteur a posé la situation et la résolution est purement visuelle, sans texte, charge au lecteur de formuler dans son esprit ce à quoi les deux marins sont confrontés dans cette mer démontée. Une maîtrise de la concision, du découpage et la mise en scène, une leçon de narration.



Au fil de ces vingt-cinq histoires, le lecteur pense à nouveau aux Idées noires d’André Franquin, à la fois pour ce choix du noir & blanc, à la fois pour la vision pessimiste du monde et de l’existence. Il représente des individus assez fades, afin de faciliter la projection du lecteur, des hommes et des femmes d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années, au physique banal, parfois similaires entre deux histoires, même s’il n’y a aucune forme de continuité. Il esquisse les tenues vestimentaires s’attachant à leur allure générale, sans rentrer dans les détails, pantalon, chemise ou chemisier, et parfois un imperméable pour son allure esthétique. De temps à autre, un vêtement ou un accessoire un peu particulier apparaît : un béret de marin, une barrette, une jupe, un juste-au-corps de danseuse, des lunettes qui cachent le regard, un habit de bonne sœur, une tenue d’employé d’établissement de restauration rapide, un parapluie, des talons haut, un tatouage, une combinaison d’astronaute, une tenue de clown. Avec un peu de recul, le lecteur s’aperçoit qu’il y a plus de variété qu’il ne pensait, et qu’à chaque fois l’artiste sait trouver les traits nécessaires et justes pour évoquer ces éléments sans avoir besoin d’en représenter la texture ou la forme exacte.


Les histoires apparaissent plus distinctement variées aux yeux du lecteur grâce à la mise en scène. Alors que la structure figée et la forme de minimalisme visuelle peut laisser supposer une uniformité visuelle, il n’en est rien. Chaque histoire est bien distincte : l’environnement dans laquelle elle se déroule, la situation initiale. Tout l’art de Clarke est de savoir construire une mise en scène spécifique à chaque histoire, lui donnant une apparence particulière, la distinguant des autres. Une mer démontée, un voyage en avion, un cours de danse, un banc dans une rue, un grand parc, un établissement de restauration rapide, un champ, les bas-côtés d’une nationale la nuit, un lit la nuit, une navette spatiale, le garage d’un pavillon, un paquebot en train de couler, et de nombreuses pièces noires sans signes distinctifs. Même dans ce dernier cas, la mise en scène des personnages, et la direction d’acteur évitent toute sensation de redondance ou d’inconsistance. À chaque histoire, le lecteur ressent la sensation de plonger dans une nouvelle situation, d’observer de nouvelles personnes, avec une curiosité renouvelée, et un sentiment d’inquiétude palpable dès la première case, car il sait que l’échec ou la malchance sont au bout de la nouvelle.



Pour ce troisième tome, l’auteur a collaboré avec d’autres scénaristes, chacun écrivant une histoire : Andreas, Raoul Cauvin, Aimée de Jongh, Dugomier, Foerster, Joseph Safieddine, Kid Toussaint, Vehlman, Zidrou. Soit neuf histoires, ce qui en fait seize écrites par Clarke. Si, dans la table des matières, il n’était pas fait mention de leur nom accolé à la nouvelle qu’ils ont écrite, le lecteur ne subodorerait pas que l’auteur ne les a pas toutes écrites. Comme dans les tomes précédents, la fatalité s’abat sur les personnages : la mort bien sûr, l’impossibilité d’être à la hauteur de ses rêves, la pulsion de tuer, la part de ténèbres en chacun de nous, le passage inexorable du temps, l’incommunicabilité, l’intranquillité, l’innocence trompée, l’incompréhension de la réalité générée par sa perception avec des sens finis, l’égoïsme naturel de l’être humain, les plans bien préparés qui se heurtent aux impondérables, la survenance d’événements arbitraires sur lequel l’individu n’a aucune prise. Il ne s’agit pas d’un humour noir gentil. Au début, le lecteur peut avoir l’impression que l’auteur se conforme plus à l’exercice de style pour lui-même, qu’il ne creuse pas la douleur d’exister. Quelle que soit sa sensibilité, le lecteur finit par tomber sur une nouvelle qui lui parle plus, parce qu’il a déjà fait l’expérience de ce type de vulnérabilité, de se retrouver sans défense, sans moyen d’action, de subir. Le mal-être ressenti par un personnage ou un autre fait mal. Comment rester insensible devant cet homme qui peste contre une panne qui l’empêche d’accomplir ce qu’il souhaite ? Comment accuser le coup quand le lecteur comprend que son but est de se suicider et que cette panne l’empêche de le faire ? Quel désespoir que de vouloir en finir avec la vie, et de ne même pas en être capable… Et ce couple qui se défait juste parce que la femme et l’homme n’ont plus le même rythme. Ou encore cet homme sachant que sa mort entraînera sa disparation à jamais et qui ne peut rien y changer.


Troisième tome de cet exercice de style : chaque histoire en noir & blanc, en quatre pages, contenant chacune quatre cases de la même taille. Aucune sensation de redite : chaque histoire développe une situation différente, une souffrance particulière, soit banale, soit teintée de fantastique. Une narration visuelle focalisée sur l’essentiel, au point d’en devenir évident, la justesse d’une sensibilité à la pénibilité de la condition humaine.



jeudi 14 juillet 2022

Pigalle, 1950

C'est un niais, il fera l'affaire.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2022. Il a été écrit par Pierre Christin, dessiné et mis en couleurs par Jean-Michel Arroyo. Il s’agit d’une bande dessinée en bichromie comprenant environ 124 pages. L’ouvrage se termine avec neuf dessins en double page représentant différents endroits de Paris en 1950 : le cinéma Gaumont-Palace 1 rue Caulaincourt, le Muséum d’histoire naturelle au Jardin des Plantes, le cirque Médrano 63 boulevard Rochechouart, les usines Citroën quai de Javel, le café de Flore 172 boulevard Saint-Germain, le parc des Buttes-Chaumont 1 rue Botzaris, les usines à gaz à la Plaine Saint-Denis, le Pont Royal vu de la passerelle Solférino, l’Île Saint-Louis et le Pont Louis-Philippe.


Dans les années 1980, par une soirée pluvieuse, Antoine, la cinquantaine, emprunte le funiculaire de Montmartre. Il sort de la cabine et va se promener dans le quartier, dans des rues qu'il a fréquentées, jusqu'à l'avenue Junot. Bien avant ce temps, il est parti à la fin de l’été, pile le jour de ses dix-huit ans. À part le petit cri de la buse qui le précédait, pas un bruit. Sa seule copine sur le plateau d’Aubrac, celle-là. Peut-être qu’elle avait compris qu’il s’en allait pour de bon ? Les autres gars du buron avaient du mal à y croire eux. Plusieurs années qu’ils étaient tous les quatre là-haut à fabriquer de la tome chaque été. Bouffer du lard rance et du pain rassis en buvant du lait sans jamais voir personne pendant des jours et des jours, ça leur allait. Comme il était le plus jeune de l’équipe, on disait le roul, il était chargé des cochons et des ordures. Mais tout ça, c’était fini pour lui. Fini.



Antoine monte à Paris, pour se rendre chez Alric, un cousin bougnat. Pas habitué aux chaussures que sa mère lui a payées à Rodez. Pas habitué à marcher sur du dur. Paris lui parait immense. Des endroits si différents en quelques centaines de mètres. Des gens faisant des choses bizarres. C’est plus tard qu'il a appris ce que c’était que des chandelles, des prostituées quoi. Des gens bizarres eux-mêmes. Hommes ou femmes ? C’est plus tard aussi qu'il a su comment on les appelait. Beaucoup de noms pour se moquer d’eux, en fait. Sur le boulevard, des animaux bizarres aussi. Les vaches et les cochons, il a vite compris qu’il n’y aurait pas que ça dans la vie. Des lumières tout aussi bizarres, il n’avait jamais vu ça, des néons on lui a dit. Il parvient rue Lepic, et trouve le café et le commerce de son cousin. Celui-ci l'accueille et lui montre sa chambre, au-dessus de l'écurie. Le boulot d'Antoine est de charger la charrette en boulets de charbon. Le lendemain, réveil à cinq heures, et première livraison à six heures à l'établissement La Lune bleue, un des plus gros clients, un des cabarets les plus connus de Pigalle. Fillette, la jument tirant la carriole, sait même y aller toute seule. Antoine fait comme demandé : charger la remorque, aller se coucher, et se lever à l'heure. Le lendemain, il entre pour la première fois dans ce cabaret, où il est accueilli par Poing Barre, l'aboyeur de La Lune bleue.


C’est l’histoire d’un jeune gars du Massif Central qui monte à Paris et qui fait son apprentissage de la vie dans le quartier de Montmartre, dans un milieu criminel. Le mode narratif tient un peu le lecteur à distance. La scène introductive se déroule dans les années 1980 : trois pages dont deux sans aucun mot, et la bande dessinée se termine avec une séquence de trois pages qui lui fait écho. Le scénariste commence donc par un dispositif qui indique que l’histoire se déroule dans le passé, qu’il s’agit d’événements révolus et déjà connus. Cela produit un premier effet de distanciation. La seconde scène dure cinq pages et est racontée par la voix d’Antoine âgé qui évoque son arrivée à la capitale : autre effet d’éloignement, car le lecteur ne vit pas en direct les événements. Les dialogues commencent donc en page 13, quand le jeune adulte se présente à son cousin. Cet effet de prise de recul se produit régulièrement, le scénariste repassant en mode commentaire du personnage principal plus âgé dans des cartouches pour apporter des informations supplémentaires sur ce que montrent les dessins. Cette sensation est encore accentuée par le parti pris de la mise en couleurs : une sorte de bichromie, faite de nuances de gris. En outre, sous ce gris, les dessins sont très propres sur eux : des contours adoucis pour les personnages, des décors propres et en bon état.



Cette sensation de détachement n’entame pas pour autant l’envie de lecture et de découverte. Le titre annonce clairement l’intention : une reconstitution de ce quartier de Paris à cette époque. Le lecteur constate tout de suite la qualité de la reconstitution historique visuelle. Bon, le funiculaire de Montmartre, les ruelles, les façades d‘immeuble, la ferme sur le plateau de l’Aubrac : bien dessiné, mais rien de très extraordinaire. La traversée de quelques quartiers en 1950, à l’arrivée à Paris : sympathique pour les tenues vestimentaires et les voitures. À partir de la page 13, Antoine s’installe au-dessus du café de son cousin, et là la reconstitution historique atteint un autre niveau avec la description du quotidien : les boulets de charbon à charger dans la charrette, la jument Fillette, la cabaret La Lune bleue au petit matin avec les tables pas encore débarrassées, les réverbères, le calorifère, les autobus de l’époque, les différents modèles de voiture de la traction avant à celle de la police, les usines à gaz en proche banlieue, une salle de billard, etc. Les auteurs emmènent également le lecteur à la basilique avec une superbe vue du ciel, et devant Le Moulin rouge, avec sa façade éminemment reconnaissable. Mais globalement ce n’est pas une reconstitution de nature touristique : elle se concentre plutôt sur les éléments du quotidien d’Antoine : en tant que livreur de charbon le matin, de spiritueux le soir, puis d’aide au cabaret, et enfin d’homme de confiance pour le patron de cet établissement.


Manquant parfois un peu de texture ou d’un détail concret comme la nature du revêtement de chaussée, les dessins génèrent parfois comme une vague impression de consistance insuffisante. Mais lorsqu’il regarde les neuf dessins en double planche après la fin du récit, le lecteur distrait prend conscience que les auteurs ne se sont pas contentés d’aller chercher quelques cartes postales d’époque pour installer un décor en toile de fond. Le scénariste a effectué des recherches plus approfondies sur le tissu socio-économique du quartier, et le rayonnement probable d’un individu comme Antoine, pour trouver à quels lieux cela correspondait. Ces derniers sont représentés de manière organique dans les planches, sans que l’artiste n’attire l’attention sur eux, mais bien présents et nourrissant le récit.



De la même manière, le scénariste donne l’impression de raconter une histoire toute simple, très linéaire, très facile à lire, sans beaucoup de consistance. Mais en y repensant, le lecteur peut lister les différentes composantes de la reconstitution historique : la vie sur le plateau de l’Aubrac, les bougnats, le cabaret et ses artistes, ainsi que sa clientèle hétérogène, les petits trafics et les plus gros, l’évolution des numéros de cabaret, l’évolution de la géopolitique et en particulier la situation en Algérie. À nouveau, le ressenti est assez étrange : entre une forme de détachement, et une sensation d’évidence, comme si l’auteur alignait des lieux communs. Toutefois c’est sa connaissance de l’époque qui lui permet d’aboutir à une narration qui coule de source, encore faut-il disposer de cette connaissance des faits et savoir la distiller de manière organique dans le récit, sans donner l’impression de passer en mode leçon d’Histoire. Du coup, le récit maintient l’attention du lecteur en douceur. Il n’y a pas de vrai drame, ou plutôt lorsqu’une mort survient, elle est présentée comme un simple fait, avec des conséquences émotionnelles très limitées. Une image montre les parents de Mireille, en tandem, fauchés par un bus. L’image d’après, leur fille affiche un regard attristé, mais c’est un souvenir déjà lointain et durant les années écoulées, elle a fait son deuil et trouvé comment gagner de l’argent pour pouvoir nourrir et s’occuper de sa petite sœur Blanche. C’est de l’histoire ancienne. Plus loin dans le récit, un gang de Corses entre dans La Lune bleue et ouvre le feu sur les clients et les employés, dans une séquence de cinq pages. La mise en scène du coup d’éclat montre bien la panique et les morts, à nouveau de manière plus factuelle qu’émotionnelle, ne touchant pas forcément le lecteur. Il n’y a pas de volonté de faire pleurer dans les chaumières, en exagérant pour toucher la corde sensible.


Pierre Christin & Jean-Michel Arroyo font revivre le quartier de la Butte Montmartre, en suivant la vie d’un jeune provincial monté à Paris, et s’intégrant progressivement dans le milieu, sans manier de flingue, sans commettre d’agressions. Les auteurs effectuent une reconstitution visuelle remarquable, en toute discrétion, et évoquent plusieurs facettes de cette époque, de ce milieu, également sans se reposer sur des artifices spectaculaires. Le lecteur suit bien volontiers Antoine, son premier amour, sa découverte du monde du cabaret, sa participation plus périphérique que directe aux affaires, sans pour autant être dupe des activités illégales du patron du cabaret et de sa bande. D’un côté, il apprécie cette narration pragmatique, sans romantisme ou cynisme artificiel ; de l’autre, il peut être décontenancé par ce rythme posé et presque tranquille.



mardi 12 juillet 2022

Docteur Jekyll et Mister Hyde

Mais la tentation était telle qu'elle finit par vaincre toute crainte.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit d'une adaptation en bande dessinée du roman L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886), Robert Louis Stevenson (1850-1894), réalisée par Lorenzo Mattotti, dessins et couleurs, avec l'aide de Jerry Kramsky pour le scénario. Elle comporte soixante-deux pages de BD. L'ouvrage commence par la dédicace de l'artiste à Alberto Breccia (1919-1993). Il se termine avec une postface illustrée, de six pages, écrites par Michel Archimbaud, et cinq pages d'esquisses. Il a été publié en 2002.


L’ombre déformée et agrandie d’Edward Hyde se projette sur les murs des rues, alors qu’il court dans la nuit. Dans le même temps, Henry Jekyll se dit qu’il ne ressent qu’horreur, horreur pour ce terrible lien, avec cette espèce d’animal. Il les perdra. Ils sont pareils à des bêtes féroces, dans des labyrinthes toujours plus vastes. Alors que Hyde marche d’un bon pas avec sa canne, une jeune femme marche vivement sur le trottoir perpendiculaire, des pas innocents dans le brouillard, un corps plein d’énergie vitale dans un guet-apens. Elle arrive au coin et le corps massif de Hyde lui barre le chemin. Elle lui demande de la laisser passer, car son père ne va pas bien et elle doit aller chercher le docteur. L’autre en profite, voyant qu’on l’a envoyée toute seule. Il la saisit par les cheveux, et commence à lui asséner des coups avec sa canne, puis il la piétine. Des passants voient la scène et le reconnaissent pour un monstre. Hyde prend la fuite, pendant les gens entourent la jeune fille à terre, atterrés par ses blessures, faisant appeler un docteur. Enfin Hyde rejoint la demeure de Jekyll et il s’enferme dans son laboratoire, mais les bruits ont été entendus par Poole, le majordome de Jekyll. Il appelle le notaire Gabriel John Utterson en lui demandant de venir.



C’était un soir glacial et venteux de mars, avec un maigre croissant de Lune couché sur le dos, comme renversé par le vent dans une fuite de nuages effilochés et diaphanes. Utterson ne se rappelait pas avoir jamais vu ce quartier de la ville aussi désert. Mais à cet instant, il eut désiré le contraire. Jamais dans sa vie, il n’avait ressenti un aussi profond besoin de ses semblables, de les avoir visibles et tangibles autour de lui, car malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se débarrasser d’un accablant pressentiment de malheur. Le notaire arrive au domicile de Harry Jekyll et frappe à la porte. Poole lui ouvre et lui explique qu’il y a quelque chose qui ne va pas, qui ne tourne pas rond. Il pense qu’il y a eu un meurtre. Il prend le manteau d’Utterson et il le prie de le suivre. Ils sortent dans la cour et se rendent au bâtiment abritant le laboratoire du docteur. Poole frappe à la porte annonçant le notaire, et une voix à l’intérieur crie qu’il ne veut voir personne. Utterson trouve la voix du docteur changée. Poole renchérit qu’elle est plus que changée, qu’il n’a pas passé vingt ans dans cette maison pour ne pas savoir la reconnaître, et ce n’est pas celle de son maître. De même il lui demande d’écouter les pas qui se font entendre, et ce ne sont pas ceux de son maître. Utterson en convient : ils sont étrangement agiles et légers. La conclusion s’impose : monsieur Hyde fréquente encore cette maison.


Plusieurs choses ont pu attirer le lecteur : le plaisir de découvrir ce roman classique sous la forme d’une bande dessinée, ou le plaisir de découvrir une interprétation visuelle d’une histoire qui lui tient à cœur s’il la connaît déjà, ou encore un amour de la narration visuelle de l’artiste. Celui-ci a marqué le monde la bande dessinée, avec des ouvrages comme Feux & Murmure, respectivement parus en 1984 et 1989, le second réalisé avec Jerry Kramsky (nom de plume de Fabrizio Ostani). Il a donc choisi d’adapter un célèbre roman avec l’aide d’un coscénariste. En fonction de sa familiarité avec l’œuvre originale, le lecteur peut déceler quelques différences. Le début commence avec Hyde, et non pas avec Utterson et Richard Enfield, suivi par un retour en arrière. Les auteurs rendent plus explicites les relations de Hyde avec les femmes, avec la mise en scène de plusieurs dont Frau Elda, et quelques prostituées. Il y a donc bien adaptation, et le résultat relève de la bande dessinée, et non pas du texte illustré, même s’ils ont conservé une partie du flux de pensée de Jekyll, dans des cartouches apposés dans certaines cases.



Dès la première page, le lecteur retrouve l’usage de couleurs vives par l’artiste, sa marque de fabrique depuis Feux. L’ombre de Hyde, d’un noir dense, est d’autant plus monstrueuse qu’elle contraste fortement avec un rouge intense ou un orange soutenu. Ces teintes vives peuvent se comprendre comme l’expression des émotions qui animent les individus vivant dans la cité, et les plus vives peuvent aussi s’envisager comme étant les émotions paroxystiques bouillonnant au sein d’Edward Hyde, des pulsions d’une force indicible, sans aucune retenue, nullement sublimées, animales. Il se souvient de la déclaration d’intention et du credo de l’artiste exprimé par le personnage d’Absinthe dans Feux. Les couleurs sont autant de feux dans le noir qui échauffent l’esprit, et cette nuit-là il passe de l’autre côté, dans une région où les choses sont comme on les sent. Absinthe avait tué pour défendre ses émotions et il était incapable de distinguer la raison de l’instinct. La nouvelle façon de voir les choses par Absinthe va provoquer la ruine de ses coéquipiers, et les couleurs le brûlent toujours plus. Dans cette adaptation, les couleurs remplissent la même fonction : elles constituent les signes des émotions, de ces forces de vie qui animent littéralement l’être humain. Le lecteur peut voir les couleurs les plus vives comme le reflet de l’intensité terrible des émotions de Hyde. Il peut voir les couleurs un peu moins soutenues comme l’expression des émotions des autres personnages, la façon dont ils projettent leur ressenti sur ce qui les entourent, mais aussi l’émotion qui a animé un créateur pour réaliser une robe, un meuble, de la musique. Le récit déborde alors d’émotions et de sensations.


L’histoire de ce docteur est bien connue et le lecteur peut retrouver dans cette adaptation les principales interprétations comme l’incarnation de la désinhibition de l’individu laissant libre cours à ses bas instincts, comme le sadisme, l’absence d’empathie, le refus de toute limite, de toute contrainte, la schizophrénie, la dépendance. Il retrouve également un récit éminemment moral, avec des caractéristiques manichéennes : au fur et à mesure qu’il cède à ses pulsions, l’apparence d’Edward Hyde devient plus bestiale, plus monstrueuse, plus laide. Le mode de dessin atténue un peu cette dernière caractéristique car les personnages ne correspondent pas aux canons de la beauté, même la séductrice Frau Elda. Les représentations de l’être humain comportent des traces de formes géométriques, sans aller jusqu’au cubisme, et de surréalisme qui déforment discrètement les visages et les silhouettes. Les silhouettes peuvent devenir des formes ondulantes pour accompagner la grâce de la séduction, ou la vivacité d’une attaque physique. Les proportions du corps humains peuvent se trouver altérées, une tête avec une dimension exagérée et de petites mains, pour attirer l’attention sur un individu tout entier dans sa façon de voir les choses, et pas dans l’action ou la réalisation. Les perspectives sont faussées par moment pour attirer l’attention sur l’état d’esprit du personnage qui déforme sa perception de la réalité, qui voit son environnement au travers de ses émotions, et plus au travers d’une analyse rationnelle.



Dans cette adaptation, Edward Jekyll vole la vedette de chaque scène par sa silhouette fluide, ses expressions agressives, fourbes, sadiques, de jouissance, la noirceur de sa veste et de son pantalon qui semble ne laisser filtrer aucune émotion, et son visage blanc qui semble les absorber toutes. En l’observant, le lecteur voit un individu animé d’uniquement deux objectifs : satisfaire ses pulsions, et survivre. Il n’y a pas de plaisir dans son comportement, pas de tranquillité, ni même de réelle satisfaction si ce n’est dans l’instant quand il peut totalement se laisser aller à une pulsion. Par exemple, quand il frappe sans relâche la jeune fille allant chercher un docteur pour son père, quand il peut boire sans modération, danser sans retenue, se livrer à des pratiques sexuelles sadiques, frapper un infirme, tuer un chien, se jeter sur une femme pour une relation allant vers la dévoration, etc. C’est un individu qui est tout entier dans l’instant présent, son instinct lui permettant de fuir à temps, sans aucune velléité de construire, de se projeter dans l’avenir proche ou à plus long terme, dépourvu de toute forme d’empathie à l’exception de la perception du désir sexuel, et de la souffrance d’autrui. Jekyll commente que Hyde buvait, avec une avidité bestiale, à la souffrance des autres. Ses actes sont condamnés par la morale de la société dans laquelle il vit, ce qui apparaît dans les réactions des personnes qui le croisent, et dans les commentaires de Harry Jekyll très conscient de des crimes que commet son alter ego, et ni la satisfaction, ni la satiété ne lui sont accessibles.


L’auteur avec son coscénariste se livre à un véritable travail d’adaptation, aménageant quelques scènes, supprimant quelques personnages et intégrant d’autres non présents dans le roman. La narration graphique de l’artiste reste dans un registre expressionniste, adapté à la bande dessinée, au travers des formes et surtout de l’usage des couleurs. Le récit reste ancré dans une forme moraliste, tout en exprimant les différentes interprétations possibles : sociale ou psychanalytique. L’hypocrisie sociale de la société victorienne, le dédoublement de la personnalité, les phases d’euphorie et d’abattement d’un toxicomane, l’absence de retenue ou de maîtrise de ses émotions qui ne sont plus que des pulsions.



jeudi 7 juillet 2022

Les Six Fonctions du langage

Dis-moi un truc gentil.


Ce tome est un recueil de dix-sept histoires racontées sous la forme de roman-photo. C’est l’œuvre de Clémentine Mélois, qui a repris des romans-photos qu’elle a détournés. La première édition de cet ouvrage date de 2021. La typographie originale Fotonovzela a été réalisée par Thierry Fetiveau. L’autrice avait illustré un ouvrage de vulgarisation sur le roman-photo, écrit par Jan Baetens : La petite Bédéthèque des Savoirs - Tome 26 - Le Roman-photo. Un genre entre hier et demain. paru en 2018.


Les six fonctions du langage, romance : par une belle journée, un jeune homme compte fleurette à une jolie brune en lui demandant si on lui a déjà parlé des fonctions du langage selon le linguiste russo-américain Roman Jakobson. Il entreprend alors de lui énoncer ces six fonctions, puis lui susurre des mots compliqués pour lui montrer l’étendue de son champ lexical, ce qui la met dans tous ses états. Un cœur plein de désespoir, drame : Jean-Louis rend visite à Bien-Aimé en Christ et il lui expose son infortune, que ses jours sont comptés, et qu’il a décidé de faire de son ami, son légataire universel pour un montant de six cent cinquante mille euros. Voilà Dédé, amitié : Dédé, un vieil homme barbu et dégarni arrive chez un couple pour le réveillon de Noël, un autre couple invité étant déjà présent. Il entreprend de leur raconter ce qui est arrivé à sa Citroën qui était en rade la semaine dernière, plus de jus. L’anéantisseur ultime, controverse : Le Priol vient trouver son chef à son bureau pour lui dire qu’il faut revenir sur ce qui a été décidé à la réunion de cadrage du 12, car il a un document qui prouve qu’ils se sont trompés sur toute la ligne.



Voili voilou, médecine : un médecin s’enquiert auprès de l’infirmière Nadine de la patiente qu’il doit aller visiter ce jour. Elle lui explique que cette femme est en genre mode craquage complet. Il se rend dans la chambre, et un infirmier lui indique que la femme fait une grosse crise de nerf. Il demande à l’infirmier ce qui s’est passé lors de la dernière crise de nerf. La croûte au couteau, création : un couple admire un tableau dans une galerie, monsieur estimant qu’il s’agit d’un moineau géant en train de décéder, madame pensant plus à une sorte de canard. L’artiste s’approche et leur propose de passer à son atelier : ils n’ont rien compris à son œuvre, mais il leur expliquera. Le meuble en kit, romance : un couple en maillot de bain, seuls sur la plage et monsieur susurre une litanie poétique amoureuse à l’oreille de sa belle qui lui répond de manière inattendue. El Magnifico, prouesse : à table au restaurant, un beau jeune homme demande à son interlocuteur en tenue de catche mexicain s’il prendre du dessert, car lui n’a pas encore décidé. Le pays des bisous, entreprise : un nouvel embauché arrive pour commencer son travail. Il est reçu par celui en charge de l’accueil des nouveaux et qui se présente. Il s’appelle Fifi, le lutin farceur, et il va tout lui expliquer. Ils vont commencer par un petit tour des infrastructures. Etc.


Au cas où la couverture ne constitue pas un indice assez clair, la quatrième de couverture en rajoute une couche : des mots, de l’action, de la lascivité, du suspense, tellement réaliste qu’on peut presque toucher les larmes. Avec trois citations pour compléter. Roman Jakobson (1896-1982) : Clémentine Mélois n’a absolument rien compris à mon œuvre. Ludwig Wittgenstein (1889-1951) : un livre inutile qui n’a pas sa place dans nos bibliothèques. Michèle Mélois : moi, j’ai bien aimé. Cet ouvrage est donc placé sous le signe de l’absurde, avec une composante philosophique. Le lecteur découvre des histoires courtes de quatre à huit pages, sous la forme de roman-photo. Les tenues vestimentaires évoquent la fin des années 1960, et il constate des retouches de couleurs sur les décors, parfois sur les vêtements, ainsi que des couleurs un peu baveuses et mal reproduites, et parfois des solutions de continuité dans les habits d’un personnage d’une case à l’autre, l’un d’eux en faisant même la remarque. Il s’agit donc d’une réappropriation de romans-photos dont les textes ont été refaits, les séquences peut-être partiellement remontées pour certaines, et racontant une autre histoire que l’originale, un détournement de nature humoristique. L’autrice joue sur le décalage entre ce que racontent les images, oscillant entre relation amoureuse et drame, avec des exceptions comme la présence du catcheur mexicain ou la séquence dans un tribunal, et ce que disent les personnages. Le premier sketch évoque les six fonctions du langage correspondant au contexte, à l’émetteur, au récepteur, au canal, au message et au code, et l’autrice joue avec ces six fonctions pour créer ces décalages.



L’utilisation de romans-photos datés introduit également un décalage, très perturbant. D’un côté, il est évident que ces photographies correspondent à plusieurs décennies dans le passé : tenues vestimentaires, coiffures. La piètre qualité de la reproduction des couleurs (peut-être même dégradées à dessein) ajoute à l’obsolescence des images. Il n’y a trace nulle part d’un outil informatique ou d’un téléphone portable. Les postures sont posées, mais sans paraître artificielles ou outrées. Il y a une prépondérance de plans taille, plans poitrine et gros plans, permettant de s’économiser sur les décors en arrière-plan. Il y a donc quelques plans non-raccords pour les costumes, et un ou deux pour les décors. L’acteur en costume de catcheur mexicain semble avoir été découpé dans un autre roman-photo et collé par-dessus la silhouette vraisemblablement d’une actrice. C’est une certitude quand il chevauche un fromage de chèvre. De temps à autre, le lecteur éprouve l’impression que l’autrice a peut-être également recolorié quelques fonds pour un arrière-plan plus uniforme. D’un autre côté, le lecteur regarde des photographies, avec de vrais êtres humains, ce qui apporte une sensation irrépressible de réel. Ce sont des personnes qui se trouvent devant lui et il cherche à déchiffrer l’expression de leur visage, à lire dans leur posture, dans la manière dont ils se tiennent face à leur interlocuteur, dans la manière dont ils réagissent. Lui-même réagit par automatisme, sans pouvoir s’en empêcher.


Pris entre l’aspect suranné de la narration visuelle et la réalité de ces femmes et de ces hommes qu’il a devant lui, le lecteur les perçoit comme des acteurs interprétant une pièce avec maladresse, tout en y mettant de la conviction : le décalage est déjà présent et produit déjà son effet. Voilà un homme et une femme dans l’intimité, en pleine conversation, certainement romantique, mais aussi pressante du côté du mâle, et pas entièrement convaincu du côté de la femme qui lui demande de l’impressionner. Il se lance alors dans une suite de mots compliqués : hypocoristique, ischio-jambier, irénique, marmoréen, polysyndète, pédiluve, ergastule, adamantin, rhombododécaèdre, zététique, brachydactyle, idéogénie, acheiropoïète. L’autrice fait preuve d’une inventivité. Après avoir cité la théorie de Roman Jakobson, elle fait intervenir Roland Barthes (1915-1980) dans le treizième récit : Pas de gestes brusques, action. Il propose à son interlocuteur de parler du concept dichotomique de Langue/Parole : si la langue est l’instance qui nous constitue comme sujet, la parole n’est-elle pas le relais fatal de tout ordre signifiant ? Là encore, il ne s’agit pas juste de prendre un nom comme référence et de faire semblant, mais bien d’évoquer rapidement ses théories, puisqu’il passe ensuite à la crise du Signe, et mentionne le philosophe germano-américain Rudolf Carnap, l’épistémologue anglais Bertrand Russell, et le philosophe autrico-britannique Ludwig Wittgenstein. Elle n’hésite pas à mettre ses propres récits en abîme avec le dernier, où le personnage principal appelle Iris pour lui demander son aide car il vient de recevoir un coup de fil de l’éditrice qui trouve qu’il n’y a pas assez d’action dans ce livre.



L’humour est présent dans chaque récit : il provient du décalage entre acteurs et texte, mais aussi de la logique même du récit, souvent sur la base d’un humour absurde. Le premier séducteur échoue dans son entreprise avec sa compagne parce qu’il a le malheur de prononcer le mot Boulgour, un faux pas inexcusable dans la suite de mots compliqués. Dans la seconde histoire, le lecteur constate que l’interlocuteur répond de manière machinale à l’homme qui lui explique qu’il ne lui reste plus longtemps à vivre, que sa femme est décédée d’un accident de travail, et qu’il lui lègue une importante somme d’argent. En fait l’autre n’a rien écouté : zéro empathie. Le comique de certaines situations fonctionne sur des personnes qui ne s’écoutent pas, ou qui ne sont pas dans le même registre lexical. D’autres fois, le sujet prend le lecteur par surprise. Il s’attendait à ce que la femme sujette aux crises de nerf ne puisse plus supporter la maltraitance de la langue française. Il n’aurait jamais imaginé qu’un sketch porte sur l’univers partagé Marvel, et deux armes de destruction que sont le gant de l’infini de Thanos, et l’anéantisseur ultime (Ultimate Nullifier) manié par Mister Fantastic. Il n’avait pas prévu que l’autrice puisse réaliser un gag purement visuel, avec El Magnifico chevauchant un Saint Marcelin géant. Il est également pris par surprise, par quelques vrais moments de tendresse, comme cette jeune femme qui demande à son compagnon de lui dire quelque chose de gentil.


A priori, un recueil de romans-photos usagés et détournés, même pour des histoires courtes, n’a pas grand-chose pour faire rêver. Le résultat est irrésistible, à la fois par un humour fonctionnant sur le décalage, pour des situations absurdes et intelligentes, pour des thèmes contemporains. Le lecteur ne s’attendait pas à éprouver une forme de tendresse platonique pour ces êtres humains plus intelligents qu’il ne le supposait, attachés à bien faire, à surmonter l’incommunicabilité générée par le langage.