jeudi 14 juillet 2022

Pigalle, 1950

C'est un niais, il fera l'affaire.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2022. Il a été écrit par Pierre Christin, dessiné et mis en couleurs par Jean-Michel Arroyo. Il s’agit d’une bande dessinée en bichromie comprenant environ 124 pages. L’ouvrage se termine avec neuf dessins en double page représentant différents endroits de Paris en 1950 : le cinéma Gaumont-Palace 1 rue Caulaincourt, le Muséum d’histoire naturelle au Jardin des Plantes, le cirque Médrano 63 boulevard Rochechouart, les usines Citroën quai de Javel, le café de Flore 172 boulevard Saint-Germain, le parc des Buttes-Chaumont 1 rue Botzaris, les usines à gaz à la Plaine Saint-Denis, le Pont Royal vu de la passerelle Solférino, l’Île Saint-Louis et le Pont Louis-Philippe.


Dans les années 1980, par une soirée pluvieuse, Antoine, la cinquantaine, emprunte le funiculaire de Montmartre. Il sort de la cabine et va se promener dans le quartier, dans des rues qu'il a fréquentées, jusqu'à l'avenue Junot. Bien avant ce temps, il est parti à la fin de l’été, pile le jour de ses dix-huit ans. À part le petit cri de la buse qui le précédait, pas un bruit. Sa seule copine sur le plateau d’Aubrac, celle-là. Peut-être qu’elle avait compris qu’il s’en allait pour de bon ? Les autres gars du buron avaient du mal à y croire eux. Plusieurs années qu’ils étaient tous les quatre là-haut à fabriquer de la tome chaque été. Bouffer du lard rance et du pain rassis en buvant du lait sans jamais voir personne pendant des jours et des jours, ça leur allait. Comme il était le plus jeune de l’équipe, on disait le roul, il était chargé des cochons et des ordures. Mais tout ça, c’était fini pour lui. Fini.



Antoine monte à Paris, pour se rendre chez Alric, un cousin bougnat. Pas habitué aux chaussures que sa mère lui a payées à Rodez. Pas habitué à marcher sur du dur. Paris lui parait immense. Des endroits si différents en quelques centaines de mètres. Des gens faisant des choses bizarres. C’est plus tard qu'il a appris ce que c’était que des chandelles, des prostituées quoi. Des gens bizarres eux-mêmes. Hommes ou femmes ? C’est plus tard aussi qu'il a su comment on les appelait. Beaucoup de noms pour se moquer d’eux, en fait. Sur le boulevard, des animaux bizarres aussi. Les vaches et les cochons, il a vite compris qu’il n’y aurait pas que ça dans la vie. Des lumières tout aussi bizarres, il n’avait jamais vu ça, des néons on lui a dit. Il parvient rue Lepic, et trouve le café et le commerce de son cousin. Celui-ci l'accueille et lui montre sa chambre, au-dessus de l'écurie. Le boulot d'Antoine est de charger la charrette en boulets de charbon. Le lendemain, réveil à cinq heures, et première livraison à six heures à l'établissement La Lune bleue, un des plus gros clients, un des cabarets les plus connus de Pigalle. Fillette, la jument tirant la carriole, sait même y aller toute seule. Antoine fait comme demandé : charger la remorque, aller se coucher, et se lever à l'heure. Le lendemain, il entre pour la première fois dans ce cabaret, où il est accueilli par Poing Barre, l'aboyeur de La Lune bleue.


C’est l’histoire d’un jeune gars du Massif Central qui monte à Paris et qui fait son apprentissage de la vie dans le quartier de Montmartre, dans un milieu criminel. Le mode narratif tient un peu le lecteur à distance. La scène introductive se déroule dans les années 1980 : trois pages dont deux sans aucun mot, et la bande dessinée se termine avec une séquence de trois pages qui lui fait écho. Le scénariste commence donc par un dispositif qui indique que l’histoire se déroule dans le passé, qu’il s’agit d’événements révolus et déjà connus. Cela produit un premier effet de distanciation. La seconde scène dure cinq pages et est racontée par la voix d’Antoine âgé qui évoque son arrivée à la capitale : autre effet d’éloignement, car le lecteur ne vit pas en direct les événements. Les dialogues commencent donc en page 13, quand le jeune adulte se présente à son cousin. Cet effet de prise de recul se produit régulièrement, le scénariste repassant en mode commentaire du personnage principal plus âgé dans des cartouches pour apporter des informations supplémentaires sur ce que montrent les dessins. Cette sensation est encore accentuée par le parti pris de la mise en couleurs : une sorte de bichromie, faite de nuances de gris. En outre, sous ce gris, les dessins sont très propres sur eux : des contours adoucis pour les personnages, des décors propres et en bon état.



Cette sensation de détachement n’entame pas pour autant l’envie de lecture et de découverte. Le titre annonce clairement l’intention : une reconstitution de ce quartier de Paris à cette époque. Le lecteur constate tout de suite la qualité de la reconstitution historique visuelle. Bon, le funiculaire de Montmartre, les ruelles, les façades d‘immeuble, la ferme sur le plateau de l’Aubrac : bien dessiné, mais rien de très extraordinaire. La traversée de quelques quartiers en 1950, à l’arrivée à Paris : sympathique pour les tenues vestimentaires et les voitures. À partir de la page 13, Antoine s’installe au-dessus du café de son cousin, et là la reconstitution historique atteint un autre niveau avec la description du quotidien : les boulets de charbon à charger dans la charrette, la jument Fillette, la cabaret La Lune bleue au petit matin avec les tables pas encore débarrassées, les réverbères, le calorifère, les autobus de l’époque, les différents modèles de voiture de la traction avant à celle de la police, les usines à gaz en proche banlieue, une salle de billard, etc. Les auteurs emmènent également le lecteur à la basilique avec une superbe vue du ciel, et devant Le Moulin rouge, avec sa façade éminemment reconnaissable. Mais globalement ce n’est pas une reconstitution de nature touristique : elle se concentre plutôt sur les éléments du quotidien d’Antoine : en tant que livreur de charbon le matin, de spiritueux le soir, puis d’aide au cabaret, et enfin d’homme de confiance pour le patron de cet établissement.


Manquant parfois un peu de texture ou d’un détail concret comme la nature du revêtement de chaussée, les dessins génèrent parfois comme une vague impression de consistance insuffisante. Mais lorsqu’il regarde les neuf dessins en double planche après la fin du récit, le lecteur distrait prend conscience que les auteurs ne se sont pas contentés d’aller chercher quelques cartes postales d’époque pour installer un décor en toile de fond. Le scénariste a effectué des recherches plus approfondies sur le tissu socio-économique du quartier, et le rayonnement probable d’un individu comme Antoine, pour trouver à quels lieux cela correspondait. Ces derniers sont représentés de manière organique dans les planches, sans que l’artiste n’attire l’attention sur eux, mais bien présents et nourrissant le récit.



De la même manière, le scénariste donne l’impression de raconter une histoire toute simple, très linéaire, très facile à lire, sans beaucoup de consistance. Mais en y repensant, le lecteur peut lister les différentes composantes de la reconstitution historique : la vie sur le plateau de l’Aubrac, les bougnats, le cabaret et ses artistes, ainsi que sa clientèle hétérogène, les petits trafics et les plus gros, l’évolution des numéros de cabaret, l’évolution de la géopolitique et en particulier la situation en Algérie. À nouveau, le ressenti est assez étrange : entre une forme de détachement, et une sensation d’évidence, comme si l’auteur alignait des lieux communs. Toutefois c’est sa connaissance de l’époque qui lui permet d’aboutir à une narration qui coule de source, encore faut-il disposer de cette connaissance des faits et savoir la distiller de manière organique dans le récit, sans donner l’impression de passer en mode leçon d’Histoire. Du coup, le récit maintient l’attention du lecteur en douceur. Il n’y a pas de vrai drame, ou plutôt lorsqu’une mort survient, elle est présentée comme un simple fait, avec des conséquences émotionnelles très limitées. Une image montre les parents de Mireille, en tandem, fauchés par un bus. L’image d’après, leur fille affiche un regard attristé, mais c’est un souvenir déjà lointain et durant les années écoulées, elle a fait son deuil et trouvé comment gagner de l’argent pour pouvoir nourrir et s’occuper de sa petite sœur Blanche. C’est de l’histoire ancienne. Plus loin dans le récit, un gang de Corses entre dans La Lune bleue et ouvre le feu sur les clients et les employés, dans une séquence de cinq pages. La mise en scène du coup d’éclat montre bien la panique et les morts, à nouveau de manière plus factuelle qu’émotionnelle, ne touchant pas forcément le lecteur. Il n’y a pas de volonté de faire pleurer dans les chaumières, en exagérant pour toucher la corde sensible.


Pierre Christin & Jean-Michel Arroyo font revivre le quartier de la Butte Montmartre, en suivant la vie d’un jeune provincial monté à Paris, et s’intégrant progressivement dans le milieu, sans manier de flingue, sans commettre d’agressions. Les auteurs effectuent une reconstitution visuelle remarquable, en toute discrétion, et évoquent plusieurs facettes de cette époque, de ce milieu, également sans se reposer sur des artifices spectaculaires. Le lecteur suit bien volontiers Antoine, son premier amour, sa découverte du monde du cabaret, sa participation plus périphérique que directe aux affaires, sans pour autant être dupe des activités illégales du patron du cabaret et de sa bande. D’un côté, il apprécie cette narration pragmatique, sans romantisme ou cynisme artificiel ; de l’autre, il peut être décontenancé par ce rythme posé et presque tranquille.



2 commentaires:

  1. "neuf dessins en double page représentant différents endroits de Paris en 1950" : commençant à connaître tes goûts, cette série de doubles pages a dû te ravir. Je ne connaissais pas tous ces lieux, alors je suis allé voir les photos sur Internet, dont certains m'ont vraiment surpris.
    Il y a une coquille à "Saint-Louis".

    Je dois reconnaître qu'en examinant les planches, on est vite épaté par la qualité des reproductions graphiques des bâtiments.

    "trois pages dont deux sans aucun mot, et la bande dessinée se termine avec une séquence de trois pages qui lui fait écho" - Un mécanisme qu'il faut savoir repérer, ce qui est peut-être moins évident qu'on pourrait le penser, surtout si on lit l'ouvrage en plusieurs fois.

    "Manquant parfois un peu de texture ou d’un détail concret comme la nature du revêtement de chaussée" - As-tu pensé à Tardi ? En lisant cette phrase, je pense immédiatement à Tardi !

    "D’un côté, il apprécie cette narration pragmatique, sans romantisme ou cynisme artificiel ; de l’autre, il peut être décontenancé par ce rythme posé et presque tranquille." - Alors ça, c'est extra, parce que - sans que j'aie mis les mots dessus à l'époque - ton explication me rappelle mes lectures de "Léna". Voilà une description très juste de la sensation que laisse la lecture d'un album écrit par Christin.

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    1. Ces dessins m'ont effectivement ravi, y compris celui extrait des pages de l'histoire que j'ai placé en fin d'article : je sais enfin à quoi ressemblait une usine à gaz rendue célèbre par l'expression consacrée.

      Ici, l'écho était évident, sinon pas sûr que je l'ai remarqué : le personnage principal âgé en séquence d'ouverture, et au même âge en séquence de conclusion, alors que le reste de la BD se déroule quand il a entre 20 et 30 ans.

      Je n'ai pas pensé à Jacques Tardi parce que mon esprit continue de fonctionner sur les spécificités et les différences, plutôt que sur les similitudes. Je n'ai pas cette sensation de matériau neuf à la surface lisse et propre dans les planches de Tardi.

      Sans romantisme ou cynisme artificiel : je suis tombé sur une interview de Christin (que je n'arrive pas à retrouver) dans laquelle il indiquait qu'il n'apprécie pas les œuvres postmodernes ou cyniques comme si les auteurs avaient renoncé à l'expérience directe du vécu, et ne pouvaient le faire qu'avec un recul désabusé ou un détachement clinique. Cette déclaration et tes propres critiques m'ont aidé à formuler mon ressenti.

      Une interview croisée de Christin & Arroyo sr cet album :

      https://www.ligneclaire.info/arroyo-christin-250849.html

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