jeudi 28 juillet 2022

Guacamole Vaudou

Stéphane Chabert ! Pour une France qui gagne la victoire !


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2022. Il s’agit d’un roman-photo en couleurs, de soixante-dix pages, avec une histoire écrite par Éric Judor & Fabcaro, réalisé par Nathalie Fiszman, avec Judor dans le rôle principal. Il a nécessité quinze personnes pour la production : réalisation, stylisme, costumes, production, régie, repérages des décors, photos, casting, perruques, accessoires, maquillage, stagiaire, création et exécution de la maquette intérieure, création de la couverture et des pages liminaires, photogravure. Il a mobilisé quarante-neuf acteurs.


Dans un grand immeuble impersonnel, le patron d’une agence de communication spécialisée en marketing demande à ses créatifs de faire des propositions de slogan pour la mayonnaise Amoros, leader sur le segment de la mayonnaise. Chacun leur tour, Jean-Michel, Jean-Christophe, et Philippe font une proposition. Puis vient le tour de Stéphane Chabert qui propose : Amoros, j’en applique sur la viande afin d’en accentuer le goût. Dans la salle de réunion, tout le monde est consterné. La proposition de Stéphane instaure un climat de gêne, de malaise et d’état dépressif qui rappelle à chacun sa propre finitude, la fin inéluctable de toute chose, l’existence de Dieu et les origines du Big Bang. En quoi leur action fait-elle progresser l’humanité ? Ne seraient-ils pas en train de manipuler les esprits à des fins purement financières ? Ne seraient-ils pas plus en phase avec leur mère Gaia la Terre en allant s’adonner à la capoeira en Ardèche ?



Le patron demande à chacun de regagner son bureau et de continuer à réfléchir à un meilleur slogan. Stéphane Chabert passe devant la photocopieuse où Marie-Françoise est en train de rêvasser, avec une liasse de feuilles à la main. Chaque fois qu’il la voit, il sent son cœur s’enflammer comme une chamade. Il se dit qu’il ne va pas rester puceau toute sa vie et il se décide à lui adresser la parole. Il fait remarquer que ça sent le bourrage par ici. Il précise qu’il parle du bourrage papier. Il lui propose de regarder ce qui arrive à la photocopieuse, mais elle insinue qu’elle n’a pas commencé à photocopier ce qui explique qu’elle ne soit pas en train de fonctionner. Il lui propose alors de manger à la cantine avec lui, mais elle décline car elle s’est préparé un Tupperware qu’elle va manger à son bureau. Il lui dit qu’il suppose qu’il n’aurait pas dû parler d’œufs Mimosa, car ça a dû remuer en elle des souvenirs qu’elle préférait peut-être occulter, qu’au collège les garçons lui criaient dans la cour que ses seins étaient des œufs Mimosa, qu’elle était complexée par ses seins trop petits. Elle prend congé de lui pour aller retourner travailler. Il se présente à la cantine et demande un poulet-frites, mais le cuisinier lui répond qu’il ne reste que du gras de jambon. Il cherche une place où s’installer mais ses collègues indiquent qu’il n’y a plus de place à leur table, car la dernière est prise par quelqu’un qui pourrait très bien arriver à l’improviste. Il finit par s’installer seul à une table isolée tout au fond près de la poubelle et des toilettes, la chance.


L’alliance de deux créateurs à la forte personnalité comique, dans un média jugé désuet, le tout affublé d’un titre improbable. L’absurde est bien au rendez-vous, ainsi que le kitsch et la dérision au troisième, quatrième, cinquième degré, ou peut-être plus encore. Le lecteur reconnaît rapidement la forme si particulière de l’humour d’Éric Judor à base de dérision, d’absurde, de comportement infantile et de banalité surréaliste. Il relève également les répliques improbables et décalées propres à Fabcaro, bifurquant sans ralentir vers un onirisme surréaliste. Il remarque que Nathalie Fiszman s’est également bien amusée à conférer une allure ringarde et désuète aux visuels. Il y a cet usage systématique de perruques pour chaque acteur, et ce choix de vêtements issus des années soixante, pour obtenir un effet daté et ridicule. Elle prend un grand plaisir à choisir un papier peint aux motifs imprimés tout aussi datés, et à inclure des accessoires d’un temps révolu comme le Minitel que l’avènement de l’ordinateur personnel a rendu obsolète, et pire encore a condamné comme une technologie sans avenir. Pour autant, elle a bien réalisé toutes les photographies du récit, sans en reprendre dans des romans-photos du passé, et avec un niveau de définition de l’image contemporain, sans grain ou flou, ou couleurs baveuses.



Le lecteur fait donc connaissance avec Stéphane Chabert, créatif au pragmatisme navrant, dépourvu d’imagination et de toute fibre de séduction, un perdant ridicule qui n’en éprouve qu’une vague conscience, préférant se complaire dans l’illusion d’une vie qu’il estime tranquille et agréable. Seule son postiche est flamboyant. L’intrigue repose la médiocrité banale de cet individu qui va acquérir la gagne d’un battant lors d’un improbable stage vaudou. Cela va lui permettre de grimper les échelons de la société en un temps record. Dès la couverture, le lecteur sait que le récit appartient au registre de la parodie : ce titre incongru alliant deux mots (le premier faisant référence à une purée d’avocat devenu incontournable à l’apéritif, l’autre à une pratique jugée comme surnaturelle, et souvent tournée en dérision), ce plan poitrine avantageux sur l’acteur avec une chevelure artificielle et une expression de visage indéchiffrable. Les costumes et les décorations intérieures datées renvoient à un passé révolu, à une époque qui se prenait comme étant celle du progrès et d’une forme de succès, d’un capitalisme prometteur porté une généralisation des progrès industrialisés de la science, et qui est maintenant ringardisée, comme si le présent était beaucoup plus avancé, avec une condescendance hautaine. Le regard porté contient comme une touche de mépris, impliquant que les auteurs dépeignent des gens qui s’y croyaient vraiment à l’époque.


Sur le plan narratif, la réalisatrice utilise les conventions de découpage de la page, qui sont celles de la bande dessinée : des cases majoritairement bien alignées en bande, avec une poignée d’exceptions où la hauteur d’une case sera un plus grande que celles de sa voisine. Nathalie Fiszman utilise majoritairement des plans taille pour laisser la place à ses acteurs de pouvoir adopter une posture parlante, généralement naturelle. Ils ne sont pas en train de grimacer à chaque vignette, mais la photographie a cet effet de figer le visage dans une expression qui du coup en perd son caractère naturel, un instant arrêté, alors qu’en face à face il s’agit d’un moment fugace dans un visage en mouvement. Elle joue sur cette artificialité en la renforçant avec l’usage fréquent de postiches, de bonne qualité mais présentant cette impression de chevelure sans vie. Le lecteur s’installe dans le train-train de cette narration visuelle douce et gentiment moqueuse. Il note le travail sur les accessoires obsolètes que ce soit le minitel ou un plateau en plastique, un motif imprimé, etc. Il sourit en voyant que des collages et des incrustations viennent ajouter une touche surréaliste. Par exemple, Stéphane assis à la table de cantine et des objets collés juste au-dessus de sa tête, alors qu’il commente que ses collègues plaisantent en lui lançant une miette de pain. Puis il s’agit d’un crouton de pain qui vient se poser sur sa tête, d’un pot de yaourt, d’un plateau repas garni, d’une chaise en plastique. Quelques pages plus loin, il découvre une photographie en pleine page, avec un personnage géant en pâte à modeler. Puis lors d’un rêve, elle s’amuse à réaliser des collages mettant Stéphane dans des situations oniriques. L’affiche pour la campagne présidentielle sort également du moule.



Voici donc l’histoire d’un perdant pas magnifique qui obtient un pouvoir lui permettant de devenir un gagnant. Sur ce fil directeur, les auteurs entremêlent les situations et les phrases moqueuses dont le sarcasme est atténué par la sympathie que le lecteur ressent pour Stéphane Chabert, un peu benêt tout en étant gentil, et aspirant à la réussite sociale promue par le système professionnel et capitaliste. La sensibilité humoristique des deux auteurs se marie bien, avec des phrases irrésistibles et des réactions désarmantes. Stéphane maintenant président de l’agence de communication s’adressant à un collaborateur : Jean-Pat, tu annihileras le présentéisme disruptif du flex office chamarré sans compromission ! Gourou Jean-Claude se mettant derrière Stéphane lors du stage vaudou pour l’aider dans ses gestes afin d’égorger un poisson pané sanguinolent : positionner la lame un peu plus haut, il faut qu’elle soit au deux tiers du cou à partir de la base, et qu’elle forme avec le cou un angle de quarante-cinq degrés, et tenir fermement le poulet afin que la coupure soit nette (alors qu’il tient un rectangle de poisson pané dans la main). Enfin le geste doit se faire de l’intérieur vers l’extérieur pour éviter que le sang ne gicle - et les deux hommes sont en train de gigoter par terre comme s’il s’agissait d’une vraie bagarre.


Au fil des pages, le lecteur ne sait que penser : la narration visuelle reste très sage, que ce soient les photographies ou leur agencement, avec quelques moments surréalistes imparables, et une forme de moquerie latente générée par la dérision du regard porté sur ces individus et leur environnement daté. L’usage d’un humour à froid au cinquième degré (ou plus) s’avère très déstabilisant, le lecteur n’arrivant pas toujours à se situer entre une mise en abîme ridiculisant une attitude, une mode, un comportement, ou bien un moment d’une banalité insipide dont l’intention de dérision retourne ou détourne la moquerie sur une convention se moquant elle-même d’un autre cliché, avec un empilement de ce mécanisme sur deux ou trois étages dans un moment unique, ce qui finit par aboutir à une banalité, ou par perdre le lecteur qui n’est peut-être pas familier d’une de ces conventions enchâssées. La critique moqueuse de la gagne fonctionne bien, même si elle est globalement désamorcée jusqu’à être inoffensive par l’ironie moqueuse et la dérision, et l’absence d’alternative à cette trajectoire de vie. Mais la tonalité générale est pleine de verve, d’inventivité humoristique et d’une forme de tendresse, même si elle peut être un peu vache, pour Stéphane Chabert, être humain qui est le jouet des événements, de ses désirs, de la société.



Pour l’anecdote, en compulsant le générique en fin d’ouvrage, le lecteur relève la participation en tant qu’acteur de Nathalie Fiszman (la voisine gentille), d’Arthur H (Habib), de Clémentine Mélois (dans le rôle de Leonardo DiCaprio, elle-même autrice du roman-photo Les Six Fonctions du langage, 2021), de Fabcaro (un punk).


Difficile de résister à l’attrait d’un roman-photo parodique, écrit par Éric Judor et Fabcaro : l’assurance d’un divertissement absurde avec des répliques hilarantes et des situations décalées. Avec un roman-photo choisissant le registre de la parodie dans un environnement suranné, la réalisatrice allie pastiche et ironie, pour un petit récit, comportant une touche de réalisme magique avec ce pouvoir issu d’une cérémonie vaudou. Par moment, le lecteur ne sait plus trop s’il est en train de lire une parodie avec une mise en abîme de moqueries référentielles ou juste une séquence d’une banalité affligeante, tout en ressentant une forme d’humour cruel du fait de personnages qui sont, au fond d’eux-mêmes résignés à leur sort. Il prend plaisir au jeu sur les formes avec une narration qui peut briser le quatrième mur (Stéphane s’adressant à la voix du narrateur omniscient ou modifiant le déroulement en virant un personnage d’une scène), le décalage entre les paroles et l’action montrée, la frustration quand le principe de réalité ramène à une mesure plus raisonnable des projets de nature diverse. Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience douloureuse de l’absence de sens de ces situations, dans un récit postmoderne désenchanté.



4 commentaires:

  1. "Le lecteur reconnaît rapidement la forme si particulière de l’humour d’Éric Judor" - Eh bien justement, je ne suis pas réceptif à l'humour de Judor (avec ou sans Ramzy), et je me désintéresse de ce qu'il fait en général ; je ne sais pas si cela fait de moi un extraterrestre. Mais je dois reconnaître que ta description des premières pages m'a quand même fait marrer.

    "le tout affublé d’un titre improbable." - Exact. Du coup, je me demande s'il y a une explication derrière ce titre, ou s'il inscrit dans la "logique" surréaliste de l'œuvre.
    "cet individu qui va acquérir la gagne d’un battant lors d’un improbable stage vaudou." - Et bien nous y voilà...

    "le système professionnel et capitaliste." - J'ai pense souvent que l'entreprise est un domaine qui échappe à la bande dessinée, dans le sens où il y a assez peu d'histoires s'y rapportant. On trouvera certainement des contre-exemples, mais ce sont des bandes dessinées orientées. Donc je persiste. Sans doute parce que les bédéastes sont généralement ignares ou inexpérimentés en la matière et que rares sont ceux qui ont travaillé en entreprise. Ou en tout cas, je pose la question. Pourtant, je crois que ce monde-là représente une source inextinguible d'inspiration.

    "Jean-Pat, tu annihileras le présentéisme disruptif du flex office chamarré sans compromission !" - Ah ! Pas mal ! Pour un peu, on dirait un sketch de Karim Duval !

    "roman-photo parodique" - Autre question : un roman-photo écrit aujourd'hui peut-il être autre chose que "parodique" ?

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    1. Éric & Ramzy : mes premiers contacts avec leur humour m'avaient laissé déconfit. Un comportement de gosses, du premier degré sans prise de recul, une régression abêtissante. Mais de temps à autre, cette façon de se conduire génère un décalage poétique, une vérité de l'enfance, une candeur rassérénante. Ici, c'est plus le nom de Fabcaro qui m'a attiré, ainsi que la qualité de la réalisation du roman-photo.

      Stage vaudou (avec des pratiques très farfelues comme tu peux l'imaginer), et il y a bien consommation de guacamole.

      L'entreprise est un domaine qui échappe à la bande dessinée : là comme ça au débotté, il ne me vient que la série humoristique de strips Dilbert, de Scott Adams, qui me viennent à l'esprit (et j'en suis fan). Je présume effectivement que peu de bédéastes ont une expérience suffisante de ce genre de milieu professionnelle pour dépasser des visions édulcorées comme la série Largo Winch.

      https://www.babelio.com/livres/Adams-Dilbert--Go-Add-Value-Someplace-Else/1318622/critiques/2601137

      J'ai déjà trouvé des romans-photos qui ne sont pas parodiques, qui racontent une histoire prenante. Deux exemples : Droits de regard (1985) de Marie-Françoise Plissart & Benoît Peeters (si seulement ce dernier pouvait rééditer leurs autres romans-photos avec sa maison d'édition Impressions Nouvelles), et l'extraordinaire Contrôle des voyageurs (2019) de Xavier Courteix.

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2018/12/droit-de-regards-ce-tome-contient-une.html

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2019/11/controle-des-voyageurs.html

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  2. Mea culpa, puisque j'avais lu ces deux articles, dont les sujets n'ont rien de parodique, effectivement.

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    1. Ayant moi-même redécouvert ton article sur la BD Concerto pour main gauche, je ne vais pas te jeter la pierre. 😅

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