jeudi 7 juillet 2022

Les Six Fonctions du langage

Dis-moi un truc gentil.


Ce tome est un recueil de dix-sept histoires racontées sous la forme de roman-photo. C’est l’œuvre de Clémentine Mélois, qui a repris des romans-photos qu’elle a détournés. La première édition de cet ouvrage date de 2021. La typographie originale Fotonovzela a été réalisée par Thierry Fetiveau. L’autrice avait illustré un ouvrage de vulgarisation sur le roman-photo, écrit par Jan Baetens : La petite Bédéthèque des Savoirs - Tome 26 - Le Roman-photo. Un genre entre hier et demain. paru en 2018.


Les six fonctions du langage, romance : par une belle journée, un jeune homme compte fleurette à une jolie brune en lui demandant si on lui a déjà parlé des fonctions du langage selon le linguiste russo-américain Roman Jakobson. Il entreprend alors de lui énoncer ces six fonctions, puis lui susurre des mots compliqués pour lui montrer l’étendue de son champ lexical, ce qui la met dans tous ses états. Un cœur plein de désespoir, drame : Jean-Louis rend visite à Bien-Aimé en Christ et il lui expose son infortune, que ses jours sont comptés, et qu’il a décidé de faire de son ami, son légataire universel pour un montant de six cent cinquante mille euros. Voilà Dédé, amitié : Dédé, un vieil homme barbu et dégarni arrive chez un couple pour le réveillon de Noël, un autre couple invité étant déjà présent. Il entreprend de leur raconter ce qui est arrivé à sa Citroën qui était en rade la semaine dernière, plus de jus. L’anéantisseur ultime, controverse : Le Priol vient trouver son chef à son bureau pour lui dire qu’il faut revenir sur ce qui a été décidé à la réunion de cadrage du 12, car il a un document qui prouve qu’ils se sont trompés sur toute la ligne.



Voili voilou, médecine : un médecin s’enquiert auprès de l’infirmière Nadine de la patiente qu’il doit aller visiter ce jour. Elle lui explique que cette femme est en genre mode craquage complet. Il se rend dans la chambre, et un infirmier lui indique que la femme fait une grosse crise de nerf. Il demande à l’infirmier ce qui s’est passé lors de la dernière crise de nerf. La croûte au couteau, création : un couple admire un tableau dans une galerie, monsieur estimant qu’il s’agit d’un moineau géant en train de décéder, madame pensant plus à une sorte de canard. L’artiste s’approche et leur propose de passer à son atelier : ils n’ont rien compris à son œuvre, mais il leur expliquera. Le meuble en kit, romance : un couple en maillot de bain, seuls sur la plage et monsieur susurre une litanie poétique amoureuse à l’oreille de sa belle qui lui répond de manière inattendue. El Magnifico, prouesse : à table au restaurant, un beau jeune homme demande à son interlocuteur en tenue de catche mexicain s’il prendre du dessert, car lui n’a pas encore décidé. Le pays des bisous, entreprise : un nouvel embauché arrive pour commencer son travail. Il est reçu par celui en charge de l’accueil des nouveaux et qui se présente. Il s’appelle Fifi, le lutin farceur, et il va tout lui expliquer. Ils vont commencer par un petit tour des infrastructures. Etc.


Au cas où la couverture ne constitue pas un indice assez clair, la quatrième de couverture en rajoute une couche : des mots, de l’action, de la lascivité, du suspense, tellement réaliste qu’on peut presque toucher les larmes. Avec trois citations pour compléter. Roman Jakobson (1896-1982) : Clémentine Mélois n’a absolument rien compris à mon œuvre. Ludwig Wittgenstein (1889-1951) : un livre inutile qui n’a pas sa place dans nos bibliothèques. Michèle Mélois : moi, j’ai bien aimé. Cet ouvrage est donc placé sous le signe de l’absurde, avec une composante philosophique. Le lecteur découvre des histoires courtes de quatre à huit pages, sous la forme de roman-photo. Les tenues vestimentaires évoquent la fin des années 1960, et il constate des retouches de couleurs sur les décors, parfois sur les vêtements, ainsi que des couleurs un peu baveuses et mal reproduites, et parfois des solutions de continuité dans les habits d’un personnage d’une case à l’autre, l’un d’eux en faisant même la remarque. Il s’agit donc d’une réappropriation de romans-photos dont les textes ont été refaits, les séquences peut-être partiellement remontées pour certaines, et racontant une autre histoire que l’originale, un détournement de nature humoristique. L’autrice joue sur le décalage entre ce que racontent les images, oscillant entre relation amoureuse et drame, avec des exceptions comme la présence du catcheur mexicain ou la séquence dans un tribunal, et ce que disent les personnages. Le premier sketch évoque les six fonctions du langage correspondant au contexte, à l’émetteur, au récepteur, au canal, au message et au code, et l’autrice joue avec ces six fonctions pour créer ces décalages.



L’utilisation de romans-photos datés introduit également un décalage, très perturbant. D’un côté, il est évident que ces photographies correspondent à plusieurs décennies dans le passé : tenues vestimentaires, coiffures. La piètre qualité de la reproduction des couleurs (peut-être même dégradées à dessein) ajoute à l’obsolescence des images. Il n’y a trace nulle part d’un outil informatique ou d’un téléphone portable. Les postures sont posées, mais sans paraître artificielles ou outrées. Il y a une prépondérance de plans taille, plans poitrine et gros plans, permettant de s’économiser sur les décors en arrière-plan. Il y a donc quelques plans non-raccords pour les costumes, et un ou deux pour les décors. L’acteur en costume de catcheur mexicain semble avoir été découpé dans un autre roman-photo et collé par-dessus la silhouette vraisemblablement d’une actrice. C’est une certitude quand il chevauche un fromage de chèvre. De temps à autre, le lecteur éprouve l’impression que l’autrice a peut-être également recolorié quelques fonds pour un arrière-plan plus uniforme. D’un autre côté, le lecteur regarde des photographies, avec de vrais êtres humains, ce qui apporte une sensation irrépressible de réel. Ce sont des personnes qui se trouvent devant lui et il cherche à déchiffrer l’expression de leur visage, à lire dans leur posture, dans la manière dont ils se tiennent face à leur interlocuteur, dans la manière dont ils réagissent. Lui-même réagit par automatisme, sans pouvoir s’en empêcher.


Pris entre l’aspect suranné de la narration visuelle et la réalité de ces femmes et de ces hommes qu’il a devant lui, le lecteur les perçoit comme des acteurs interprétant une pièce avec maladresse, tout en y mettant de la conviction : le décalage est déjà présent et produit déjà son effet. Voilà un homme et une femme dans l’intimité, en pleine conversation, certainement romantique, mais aussi pressante du côté du mâle, et pas entièrement convaincu du côté de la femme qui lui demande de l’impressionner. Il se lance alors dans une suite de mots compliqués : hypocoristique, ischio-jambier, irénique, marmoréen, polysyndète, pédiluve, ergastule, adamantin, rhombododécaèdre, zététique, brachydactyle, idéogénie, acheiropoïète. L’autrice fait preuve d’une inventivité. Après avoir cité la théorie de Roman Jakobson, elle fait intervenir Roland Barthes (1915-1980) dans le treizième récit : Pas de gestes brusques, action. Il propose à son interlocuteur de parler du concept dichotomique de Langue/Parole : si la langue est l’instance qui nous constitue comme sujet, la parole n’est-elle pas le relais fatal de tout ordre signifiant ? Là encore, il ne s’agit pas juste de prendre un nom comme référence et de faire semblant, mais bien d’évoquer rapidement ses théories, puisqu’il passe ensuite à la crise du Signe, et mentionne le philosophe germano-américain Rudolf Carnap, l’épistémologue anglais Bertrand Russell, et le philosophe autrico-britannique Ludwig Wittgenstein. Elle n’hésite pas à mettre ses propres récits en abîme avec le dernier, où le personnage principal appelle Iris pour lui demander son aide car il vient de recevoir un coup de fil de l’éditrice qui trouve qu’il n’y a pas assez d’action dans ce livre.



L’humour est présent dans chaque récit : il provient du décalage entre acteurs et texte, mais aussi de la logique même du récit, souvent sur la base d’un humour absurde. Le premier séducteur échoue dans son entreprise avec sa compagne parce qu’il a le malheur de prononcer le mot Boulgour, un faux pas inexcusable dans la suite de mots compliqués. Dans la seconde histoire, le lecteur constate que l’interlocuteur répond de manière machinale à l’homme qui lui explique qu’il ne lui reste plus longtemps à vivre, que sa femme est décédée d’un accident de travail, et qu’il lui lègue une importante somme d’argent. En fait l’autre n’a rien écouté : zéro empathie. Le comique de certaines situations fonctionne sur des personnes qui ne s’écoutent pas, ou qui ne sont pas dans le même registre lexical. D’autres fois, le sujet prend le lecteur par surprise. Il s’attendait à ce que la femme sujette aux crises de nerf ne puisse plus supporter la maltraitance de la langue française. Il n’aurait jamais imaginé qu’un sketch porte sur l’univers partagé Marvel, et deux armes de destruction que sont le gant de l’infini de Thanos, et l’anéantisseur ultime (Ultimate Nullifier) manié par Mister Fantastic. Il n’avait pas prévu que l’autrice puisse réaliser un gag purement visuel, avec El Magnifico chevauchant un Saint Marcelin géant. Il est également pris par surprise, par quelques vrais moments de tendresse, comme cette jeune femme qui demande à son compagnon de lui dire quelque chose de gentil.


A priori, un recueil de romans-photos usagés et détournés, même pour des histoires courtes, n’a pas grand-chose pour faire rêver. Le résultat est irrésistible, à la fois par un humour fonctionnant sur le décalage, pour des situations absurdes et intelligentes, pour des thèmes contemporains. Le lecteur ne s’attendait pas à éprouver une forme de tendresse platonique pour ces êtres humains plus intelligents qu’il ne le supposait, attachés à bien faire, à surmonter l’incommunicabilité générée par le langage.



3 commentaires:

  1. Cela faisait quelque temps que tu n'avais pas écrit un article sur le roman-photo. Celui-là a l'air nettement plus drôle que les autres sur lesquels tu as écrit.

    "Ludwig Wittgenstein" - Frère de Paul Wittgenstein, pianiste manchot pour qui Ravel composa son "Concerto pour main gauche". J'ai lu une excellente BD sur ce pianiste.

    "L’utilisation de romans-photos datés" - Je me demande comment ça se passait, à l'époque, d'être mannequin ou modèle pour un roman-photo.

    "il cherche à déchiffrer l’expression de leur visage" - Vu le niveau général d'expressivité des figurants, j'ai envie de dire bonne chance 😆.

    "hypocoristique, ischio-jambier, irénique, marmoréen, polysyndète, pédiluve, ergastule, adamantin, rhombododécaèdre, zététique, brachydactyle, idéogénie, acheiropoïète" - C'est parfait, je n'en connais qu'un, allez, disons deux 😄 ! Je te mets au défi d'en utiliser un dans ton prochain article !

    "Il n’aurait jamais imaginé qu’un sketch porte sur l’univers partagé Marvel" - Effectivement, j'imagine la surprise.

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    1. L'offre en termes de roman-photo est assez limitée. Il est assez naturel de se moquer de ce mode de narration qui apparaît kitsch et suranné. Je ne m'attendais pas à ce que Clémentine Mélois parvienne à y intégrer de l'émotion plus nuancée.

      Merci pour cette information sur Paul Wittgenstein : je suppose que je verrai bientôt apparaître l'article correspondant.

      Je me suis rendu compte que c'est un réflexe conditionné que de chercher à déchiffrer l'expression d'un visage quand il s'agit d'un véritable être humain pris en photographie.

      Défi relevé et réalisé. J'ai déjà utilisé marmoréen dans un article et zététique dans un autre.

      Marmoréen dans Requiem tome 06

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2018/06/requiem-tome-06-hellfire-club-ce-tome.html

      Zététique dans La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 24 - Crédulité et rumeurs. Faire face aux théories du complot et aux fake news

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2018/07/la-petite-bedetheque-des-savoirs-tome.html

      L'univers Marvel : d'autant que The ultimate Nullifier n'est pas le gadget le plus connu.

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    2. En revanche, j'ai raté le coche pour Acheiropoïète qui aurait dû trouver sa place dans un des articles sur la trilogie du Suaire de Mordillat & Liberge : ce mot ne figurait pas dans mon vocabulaire.

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