mardi 29 décembre 2020

Animal lecteur - tome 6 - Un best-seller sinon rien

J'achète pas, j'attends l'intégrale.

Ce tome fait suite à Animal lecteur - tome 5 - C'était mieux avant (2014) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il s'agit donc du sixième tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 bande verticale, chaque page comprenant 1 bande. Il se présente sous un format original : demi A4 vertical, avec des bandes verticales (par opposition à l'habitude des strips qui se présentent sous la forme d'une bande dans laquelle les cases se suivent à l'horizontal). Il est initialement paru en 2016, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon. Ce tome comprend 92 strips.


Dans son magasin BD Boutik, le libraire Bernard Ledoux est en train de monter une pile avec les exemplaires du dernier Blake & Mortimer en se disant qu'il n'aurait jamais imaginé que cette série allait sauver le chiffre d'affaires de son magasin. Il est très surpris par l'arrivée de l'objet promotionnel associé. Pour répondre à la demande d'un jeune client, le libraire recherche sur son logiciel s'il existe une version chti de Titeuf. Bernard discute avec un client âgé, abonné au Journal de Spirou depuis le premier numéro en avril 1938. En 1938, deux héros emblématiques sont apparus : Spirou et Superman. Entre deux clients, le libraire s'imagine en marionnette de Guignol, frappé par le gourdin de la crise. Monsieur Ducolrède est un monsieur sérieux, avec un métier sérieux dans une société sérieuse, abonné à un journal sérieux. Mais pendant les vacances le journal sérieux se lâche en offrant à ses lecteurs un supplément BD. Bernard Ledoux réfléchit au paradoxe du décalage entre la période de l'été propice aux lectures plaisir, et à l'absence de nouveauté pendant cette même période. Un client demande si Raoul Cauvin c'est bien : le libraire se lance dans un passage en revue de toutes ses séries.



Au vingt-et-unième siècle, toute la planète est accaparée par internet. Toute ? Non une seule librairie résiste encore et toujours à l'envahisseur. Début décembre, le libraire a mis en place un grand stock de Fouette Man, dans l'ombre de Saint Nicolas, parce que les méchants ça se vend bien. Pour ses bonnes résolutions, Bernard Ledoux a décidé de mieux maîtriser ses émotions face aux demandes impossibles des clients, à commencer par savoir s'il livre. Le libraire se voit bien en Astérix résistant à l'envahisseur César qui représente la crise. Bernard est tout fou devant son poste de télévision à regarder un match de foot, à la grande surprise de son fils. Il imagine ensuite où va arriver Lucky Luke à force de s'en aller vers l'ouest à la fin de chacun de des albums. Il se lance ensuite dans le moyen de distinguer Boule de Bill, de savoir qui est le chien et qui est l'enfant. L'employé du libraire reçoit un appel de son patron, mais ça coupe tout de suite. Deux enfants regardent la vitrine de BD Boutik, en notant l'influence de la télé sur la BD. Bernard Ledoux est en train de pointer du doigt les défauts d'amazon par rapport au contact direct avec un libraire quand le facteur vient lui apporter un colis. Une fois n'est pas coutume : le libraire va acheter un livre dans une librairie spécialisée et il demande des renseignements à son collègue. Un client est en train de regarder les différentes BD dans les bacs, et le libraire ne sait pas trop s'il doit proposer son aide pour le guider, ou respecter le fait qu'il fait du lèche-vitrine par lui-même.


Après la surprise du format traditionnel du tome précédent, les auteurs reviennent au format habituel de leur série : un demi A4 avec des gags en format vertical. Le libraire est toujours aussi sympathique et motivé pour exercer sa profession qui avoisine le sacerdoce. De temps à autre, il ne parvient pas à conserver son flegme et il s'énerve du comportement d'un client, d'une exigence idiote, du volume de BD à déplacer chaque semaine. Son apparence est toujours aussi sympathique avec l'exagération caricaturale du dessinateur : gros nez très allongé, lunettes basses avec les yeux regardant par au-dessus, bras très épais avec le coude presque pas marqué, gros doigts, visage très expressif, tenue inchangeable avec un jean, un tee-shirt jaune, une chemise rouge à manche courte toujours ouverte. Les autres personnages sont également croqués avec une belle expressivité : le jeune employé avec les cheveux qui lui cachent les yeux (seul personnage récurrent), le fiston portrait craché de son père, le frère du libraire en costume-cravate, et les clients variés de 7 à 77 ans, plus ou moins intéressés, plus ou moins exigeants (souvent plus que moins).



Outre le format très particulier, l'horizon d'attente du lecteur comprend des références BD, des piles de cartons de BD à déplacer chaque semaine, des observations sur l'industrie de la BD, et des gags visuels. Salma & Libon ne déçoivent pas. Oui, c'est vrai que voir citer des séries BD connues ou moins connues permet d'établir que Bernard Ledoux est un libraire spécialisé, et ça crée une connivence avec le lecteur de BD. En outre ces références sont accessibles à la plupart des lecteurs : Blake & Mortimer, Spirou, Superman, Lucky Luke, Marsupilami. Il est même vraisemblable que le lecteur occasionnel se reconnaîtra dans le gag sur la difficulté de se souvenir qui est Boule et qui est Bill (page 17). Il appréciera également l'opposition ou plutôt le rapprochement entre la souris de Walt Disney (Mickey) et celle d'Art Spiegelman (Maus). Le degré de connivence augmente d'un cran quand le libraire est confronté à un client qui en sait réellement plus que lui, ou quand est évoqué la signification du mot Spirou en wallon. Le scénariste développe un gag autour de la diversité des œuvres de Raoul Cauvin, auteur qu'il admire, en citant ses principales séries : Les femmes en blanc, les tuniques bleues, Cédric, Les psys, Pierre Tombal. Le ballet des cartons de nouveautés et d'invendus reprend avec 6 gags : pages 9, 38, 49, 54, 59, 67, ce qui ne fait pas beaucoup sur un total de 92. À chaque fois, Salma trouve un autre angle pour considérer cette tâche inéluctable : la reprise des nouveautés en septembre en décalage avec la disponibilité des lecteurs en été, les périodes de creux (janvier, avril, juillet, octobre) permettant d'affiner les retours d'invendus, la force physique acquise avec la pratique de l'exercice de port de cartons de BD, l'incrédulité du livreur de voir que le libraire parvient à caser les nouveautés chaque semaine, l'énergie nécessaire pour faire face à 500 nouveautés par mois, la solution trouvée pour gérer les nouveautés qui ne trouvent pas leur place dans l'espace de la librairie.


Étant un maillon de la chaîne du livre (très beau gag visuel dans un dessin en pleine page, p.77), le libraire subit en direct le mode de fonctionnement de cette industrie et les contraintes qui s'imposent à lui, parfois en dépit du bon sens. Ainsi, les gags ont pour objet ou abordent de manière indirecte la concurrence de la vente en ligne avec la disponibilité presque infinie de tous les titres, la déclinaison d'un personnage en une véritable franchise multimédia donnant à son tour à d'autres versions BD du même personnage, le volume hallucinant de nouveautés annuelles (environ 5.000 BD par an, tout genre confondu), les produits dérivés comme les figurines ou les objets de collection, les différentes versions d'un BD (basique, augmentée, noir & blanc), la recherche de petits plus produits pour le client, le paradoxe du tome 1 d'une nouvelle série (les lecteurs ayant tendance à attendre le tome 2 pour être sûrs que la suite paraîtra bien), la part financière qui revient à un auteur sur la vente d'une BD… En arrière-plan, le libraire doit suivre ou accompagner d'autres évolutions plus profondes de la société comme les efforts pour moins consommer d'énergie, ou l'évolution à la baisse des revenus qui incite au licenciement des employés. Impossible de résister à la comparaison du libraire et de sa librairie, à un petit village irréductible résistant contre la dématérialisation.



Le lecteur retrouve donc tout ce qu'il attend de la série, les auteurs sachant regarder d'autres facettes de thèmes déjà abordés, et se pencher sur de nouveaux. Les auteurs réalisent aussi bien des gags racontés en plan fixe, généralement sur le libraire, qu'avec une prise de vue qui évolue d'une case à l'autre, Libon prenant soin de rappeler discrètement ou dans le détail, le décor en arrière-plan. Chaque gag fonctionne grâce à la dimension comique de l'expressivité exagérée des personnages. De temps à autre, un gag repose plus sur la narration visuelle : la loupe sur la librairie comme la loupe sur le village gaulois d'Astérix, Lucky Luke s'éloignant vers e soleil couchant, le libraire hurlant dans une pièce insonorisé pour évacuer sa frustration, le libraire enchaîné à un carton plein, la scène d'action irrésistible du libraire changeant le rouleau de sa caisse en étant chronométré par son employé, et bien sûr monsieur et madame couché au lit, l'un lisant Mickey, l'autre Maus, sans aucun mot ou texte. De temps à autre, le lecteur prend conscience d'une prise de recul encore plus importante que ce soit l'être humain dépassé par la quantité de produits à sa disposition (le libraire se fait aider par son fils pour se faire une idée sur les mangas, il tente l'oreillette pour être guidé en temps réel sur les conseils à délivrer aux clients), ou le cumul des années qui fait que l'enthousiasme enfantin cède progressivement la place aux critiques systématiques chez les adultes, ou encore le concept très intelligent de l'Udersatz.


S'il a lu les tomes précédents, le lecteur revient pour avoir plus de la même chose, mais avec des gags neufs. Il est comblé : Libon est en très grande forme pour animer ses personnages d'une vitalité humoristique, et l'inspiration de Sergio Salma ne se tarit pas.



vendredi 25 décembre 2020

Jessica Blandy, Tome 18 : Le contrat Jessica

Le meilleur et le pire de l'homme : une langue.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 17 : Je suis un tueur (2000) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2000, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 6 - Magnum Jessica Blandy intégrale T6 qui contient les tomes 18 à 20.


Une équipe de trois tueurs se trouve dans un grand hôtel de d'une station balnéaire au Mexique, sur la côte Pacifique. Le responsable appelle leur commanditaire Ernest Zoloco pour indiquer que Jessica Blandy n'est pas dans sa chambre, mais qu'ils vont aller la buter sur la plage. Ils trouvent rapidement une jeune femme allongée sur le ventre, avec un sombrero lui cachant la tête, avec sa clé de chambre à ses côtés, correspondant à la chambre de Jessica. Ils l'abattent en lui tirant chacun une balle dans la tête. L'un d'eux retourne le cadavre et ils découvrent une chevelure rousse : erreur de cible. Le responsable appelle Ernest Zoloco et admet leur erreur. Ils vont continuer leurs recherches. Ernest Zoloco est lui-même sur la plage, en costume, accoudé à un petit bar de plage, sans personne. Il y est abordé par une magnifique jeune femme en maillot vert. Ils papotent un peu et elle lui propose d'aller sur la corniche pour une vue magnifique. Il accepte. La discussion se poursuit au sommet d'une falaise, elle se termine mal pour la jeune femme.


Pendant ce temps-là, Jessica Blandy est au volant de sa voiture et elle arrive dans une ville de moyenne importance au Mexique. Elle va dans un bar pour prendre une bière. Le téléphone sonne, et c'est pour elle : Salina lui donne rendez-vous à l'église de Santa Prisca. Sur place, elle soliloque devant une statue du Christ, puis elle sort. Elle est suivie par un homme qu'elle n'a aucune difficulté à repérer. Elle parvient à passer derrière sans qu'il ne s'en aperçoive et elle le menace avec son pistolet. Il joue les innocents. Salina arrive sur ces entrefaites et assomme l'homme. Puis elle salue Jessica et lui demande ce qu'elle lui veut. Celle-ci explique qu'un contrat a été passé sur sa tête par un inspecteur de la police américaine. Elle a besoin de trouver une planque. De son côté, Gus Bomby est planqué tranquillement chez lui, quand il voit arriver une équipe de 5 tueurs en costume. Il parvient à se sortir de cette mauvaise situation, sans tirer une seule balle. Une fois chez elle, Salina écoute la version longue de l'histoire de Jessica Blandy. Une fois l'explication terminée, Salina a une proposition à faire à Jessica pour la planque, et elle lui annonce le prix à payer.



Finalement non, pas de retour de Razza dans ce nouveau tome, mais une histoire qui met en avant un personnage secondaire des plus désagréables : Robby. Le lecteur apprend enfin son vrai nom : Eugene Palma Robinson. Cet inspecteur de police était présent dès le premier tome de la série, avec un comportement qui l'avait rendu détestable d'entrée de jeu. Sans tambour ni trompette, sans signe annonciateur, Jean Dufaux décide de faire basculer la situation de Robby : il passe de flic vraisemblablement pourri, ses trafics n'ayant jamais fait l'objet de l'intrigue d'un album, à individu aux abois. En parallèle, Jessica Blandy est en cavale essayant de ne pas se faire avoir par les tueurs à ses trousses. Comme à son habitude, elle est au cœur des événements, mais sans avoir un rôle d'héroïne qui résoudrait les problèmes à la force de sa volonté et de ses capacités physiques ou intellectuelle, sans être ni un artifice narratif miracle, ni une potiche. Renaud est égal à lui-même, descriptif et précis, pour des planches sages et posées, malgré les enjeux mortels, et les jeux de contrainte et de pression malsains. Le lecteur découvre donc cette situation in media res, et le scénariste lui apprend progressivement ce qui s'est passé précédemment pour en arriver là.


Indépendamment de l'intrigue, le lecteur sait qu'il va prendre plaisir à découvrir des lieux singuliers, représentés avec précision. Arrivé au dix-huitième album, il s'agit d'une collaboration bien huilée entre artiste et scénariste, et selon toute vraisemblance, ce dernier fait en sorte de jouer sur ce point fort du premier. Le lecteur en a la confirmation dès la première page avec cette case singulière montrant les balcons des chambres d'hôtel par une magnifique vue en plongée sur sa cour intérieure. Ensuite Renaud s'attache plus aux arbres de la plage qu'à la texture du sable qu'il préfère représenter avec la couleur. Les formations rocheuses en bordure d'océan sont déchiquetées et réalistes, l'eau de l'océan étant vivante grâce à la couleur. En planche 3, le lecteur découvre une autre vue d'ensemble splendide : la vision en légère élévation de la ville où arrive Jessica Blandy. En repensant aux différents lieux visités, il prend conscience de leur variété, de l'effet de diversité géographique, et de décalage parfois d'une simple case. Ainsi il va prendre un verre dans un petit bar mexicain, il se recueille devant une effigie du Christ dans une église. Il profite du calme avant le déchaînement de violence dans le salon de Gus Bomby. Il regarde un car traverser une zone désertique. Il admire la luxueuse villa d'Osmond Portland sous plusieurs facettes : son ponton, son kiosque au toit de chaume, ses volumes spacieux et propices à la circulation de l'air dans cette région chaude, la baraque en planches mal jointives où Ernest Zoloco reçoit Portland, etc. Il est pris par surprise avec cette simple case de 5 tueurs avançant dans un champ de blé (planche 9). Renaud & Dufaux ne cherchent pas à épater le lecteur en le baladant d'un endroit magnifique à un autre : le passage par un endroit, par un lieu arrive de manière organique dans l'intrigue, et l'artiste ne se lance pas dans des cases démonstratives pour attirer l'attention. Il réalise des cases pour raconter l'histoire, investissant du temps du talent pour montrer le lieu avec un regard attentif aux détails qui en font son identité, à l'opposé d'une enfilade de lieux génériques.



L'investissement pour que les lieux soient si consistants a une incidence sur les personnages : à aucun moment le lecteur n'éprouve la sensation de voir des acteurs jouant leur rôle sur une scène de théâtre. Chaque protagoniste interagit avec le lieu où il se trouve, se livre à une occupation particulière en utilisant les accessoires de manière organique. Dans un autre endroit, les choses se dérouleraient autrement. En outre, chaque personnage dispose d'une apparence physique unique, se déclinant en postures spécifiques. Le lecteur voit par lui-même que la corpulence de Robby fait qu'il évite les gestes brusques, que la maladie d'Osmond Portland fait qu'il se montre précautionneux dans ses gestes, que Jessica Blandy entretient un rapport d'assurance vis-à-vis de son apparence. Comme souvent dans une de ses aventures, elle se retrouve nue face à un homme ou plusieurs. Sa confiance en elle et son naturel font que le lecteur ressent qu'elle impose sa nudité à son interlocuteur qui en ressent une gêne, à l'opposé d'une victime à la merci d'un individu exerçant une forme de sadisme ou de cruauté mentale pour assurer sa domination. Jessica n'apparaît pas dans toutes les planches, le récit n'est pas raconté de son seul point de vue, ce qui n'obère en rien sa force de caractère, sa présence rayonnante.


Le scénariste prend le lecteur au dépourvu avec ce basculement imprévu de la situation de Robby, un individu détestable apparaissant de manière chronique dans la série. Jessica Blandy continue d'être le point d'ancrage pour le lecteur, toujours aussi belle et forte. Dufaux bâtit son intrigue sur la dynamique d'une course-poursuite, moteur toujours efficace pour insuffler un rythme dans le récit. Il met en œuvre des personnages secondaires apparus de manière encore plus sporadique dans la série, personnages qui ne parleront vraisemblablement qu'au lecteur assidu : le tout jeune adolescent Rafaele, et sa tutrice officieuse Victoria. Il est également fait référence à Kim, une amie décédée de Jessica, apparue pour la première fois dans le tome 1 (1987). Salina était déjà apparue dans Jessica Blandy, tome 6 : Au loin, la fille d'Ipanema... (1990). D'un côté la fonction de Victoria et Rafaele est assez basique (otages potentiels) pour que tous les lecteurs puissent la saisir ; de l'autre cela a plus d'impact pour ceux connaissant leur lien avec l'héroïne. Le scénariste a conçu une intrigue avec une belle mécanique, dont le déroulement se fait de manière linéaire. Même si le caractère de chaque personnage n'est pas très développé, le lecteur perçoit que l'histoire se serait passée autrement si cela avait été d'autres personnages. Ce n'est pas donc une intrigue générique plaquée sur les personnages qui aurait très bien pu se dérouler à l'identique, indépendamment des protagonistes. Le thème sous-jacent de la série reste mineur dans ce tome : les comportements déviants ne sont pas au cœur du récit. Toutefois, le scénariste en intègre au début avec le meurtre gratuit commis par Zoloco, pour bien montrer qu'on ne plaisante pas avec lui. En revanche, le thème de la contrainte par la violence court tout le long de cette histoire, thème également inhérent à la série.


Les auteurs surprennent le lecteur avec cette nouvelle aventure de leur personnage. Jessica Blandy n'est pas confrontée à un nouveau tueur à l'esprit dérangé : elle doit se sortir d'un contrat sur sa tête, passé par un personnage récurrent de la série. Le scénariste met à profit plusieurs éléments et personnages des tomes précédents pour un thriller bien construit. Lui et Renaud savent donner vie aux personnages par leurs actions, leurs expressions, leurs décisions. Le récit est d'autant plus savoureux qu'il se déroule dans des lieux particuliers, réalistes et uniques dans lesquels le lecteur se projette avec plaisir.



samedi 19 décembre 2020

Guirlanda

Ne choisis pas ton chemin, suis-le !


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, dont la première édition date de 2016. Elle a été réalisée par Lorenzo Mattotti pour les dessins à la plume, Mattotti et Jerry Kramsky pour le scénario, et Kramsky pour le texte. Avant la page de titre, le lecteur découvre 10 dessins en pleine page dont rien n'indique s'ils font partie de l'histoire. Après les 372 pages de bande dessinée, il découvre 4 autres dessins en pleine page dont il sait après la lecture qu'il s'agit de dessins réalisés à l'occasion de cette histoire, mais n'entrant pas dans sa narration.


Un guir présente son peuple : des êtres pacifiques qui aiment contempler, avec l'étonnement d'éternels enfants, les magies de leur territoire. Les guirs sont endormis et ils rêvent tous le même rêve qui finit par s'envoler par-dessus les différents paysages comme des monts, un marais et des volcans d'herbe. La même nuit, le tricorne à longue cape fait ses adieux à tous les paysages qu'il avait survolés. En bordure de l'iris de son œil droit, on distingue un arbre dénudé sur lequel une sorte d'oiseau vient se poser. Cela réveille l'arbre qui marche qui finit rongé par les créatures du fleuve. La branche qui faisait office de tête pour l'arbre qui marche se détache de son corps et est emportée par le courant. Elle passe devant un singe de la pluie en train de compter les gouttes pour savoir si son futur sera pair ou impair. La créature sur sa tête tenant le parapluie en papier tombe en arrière et est emporté par le vent, tenant toujours le parapluie. Il finit par être avalé tout cru par un oiseau. Le parapluie en papier arrive entre les mains d'Hyppolite. Ce dernier est le fils de Zachary, le chaman du village. Hyppolite a passé une nuit sans dormir, et donc sans rêver car ça fait sept jours qu'il est sans nouvelle de sa femme Cochenille.



Hyppolite considère le parapluie en papier d'un air songeur, sans savoir s'il s'agit d'un bon ou d'un mauvais présage. Deux autres guirs passent non loin de là et le mâle lui adresse des paroles réconfortantes concernant Cochenille. Ils lui indiquent également qu'ils se rendent à la crevasse, car Zachary a dit qu'aujourd'hui les esprits des fumées apparaîtront, leur montreront leur futur. Alors qu'il songe à y aller, il se rend compte qu'il s'était assis sur un œuf de zirbec, qu'il l'a couvé et que celui-ci se fendille. Il essaye d'attraper le zirbec qui en sort, mais celui-ci se jette à l'eau avant. Hyppolite a trébuché sur une branche d'arbre, et il la jette à l'eau. Au loin, il voit passer l'oiseau du destin. Il se retourne et constate que les fumées s'élèvent déjà : il se met à courir pour ne pas être en retard pour les apparitions. Il s'installe et les fumées se mettent à monter prenant des formes à moitié découpées, évoquant des créatures à demi reconnaissables, les branches d'un arbuste très dense, sur lesquelles apparaissent ensuite des feuilles, une nuée de poissons générés par l'explosion de l'arbrisseau, un tourbillon qui se transforme en fleur qui évoque vaguement un crustacé, etc.


S'il a fait connaissance de ce créateur avec ses bandes dessinées en couleurs, le lecteur peut se demander si le plaisir visuel sera bien au rendez-vous avec uniquement des dessins en noir & blanc réalisés à la plume. Il commence par découvrir les 10 dessins en pleine page : des esquisses naïves un peu griffées, présentant des personnages arrondis dans des paysages naturels, des situations compréhensibles mais ne racontant pas une histoire. Il se retrouve en terrain plus familier avec le début de l'histoire : un personnage arrondi, nu mais aux attributs sexuels presque effacés (donc quasiment innocent), lève un rideau sur un paysage nocturne, une plaine vallonnée avec des guirs (ces individus anthropoïdes avec des soies au niveau du menton, pas de cheveux, pas de poils) allongés endormis, et le vent qui souffle. Ils sont donc tous en train d'effectuer le même rêve et le vent l'emporte littéralement avec des fleurs allongées. Le lecteur est vite emporté dans cet ailleurs quasiment dépourvu de constructions humaines ou autre, pas loin d'être un paradis originel dans lequel la nature subvient aux besoins de ses habitants. Il découvre avec plaisir cette plaine vallonnée, ces montagnes en pain de sucre bien arrondies au sommet, cette rivière qui s'écoule tranquillement, cette gorge le long de laquelle Hyppolite et son compagnon de route glisse comme sur un toboggan, une chute d'eau majestueuse, des cavernes spacieuses, etc. La végétation est tout aussi accueillante et agréable : par exemple un énorme nénuphar dont la fleur s'ouvre pour former un lit agréable, des arbres aux formes arrondis offrant une ombre délassante, d'immenses herbes le long du fleuve faisant comme un rideau protégeant les voyageurs sur le nénuphar géant. Ces paysages constituent autant de lieux à habiter ou à traverser, rendus agréables à l'œil par leurs rondeurs, inoffensifs car faciles à appréhender.



Les guirs sont immédiatement sympathiques : avec ces contours arrondis aussi, et des expressions de visage ouvertes, souvent souriante. Il n'y que lorsqu'ils sont manipulés par Lent des Pince qu'il sont moins avenants, et encore : même quand ils ont un comportement agressif leur visage semble exprimer un doute, comme s'ils n'étaient pas convaincus de leurs actions. Il n'y a pas que des guirs : Lorenzo Mattotti crée également d'étranges animaux qui ont quasiment tous le don de la parole, un singe de la pluie avec un visage humain, le zirbec quadrupède allongé avec un poil hérissé et une sorte de bec, Museau Fripé une sorte de loutre avec une queue très touffue, l'oiseau du destin volatile de grande envergure avec des ailes ovales, Lents des Pinces croisement entre une limace et un trilobite, une centaure à la poitrine tombante, des baleines d'air en pleine migration, un escargot géant qui vogue sur l'eau, etc. L'imagination visuelle de l'artiste ne connaît pas de limite et peuple ce monde de créatures à demi familières, aux formes fantasmagoriques. Leur apparence ne les rend pas inquiétantes, à part une ou deux le temps de quelques cases. Lents de Pinces se montre menaçant par ses propos inquiétants et belliqueux. Le personnage qui évoque une méchante reine se montre méchant en mangeant un compagnon de route d'Hyppolite et en lui promettant un sort pire encore.


Le lecteur se rend compte qu'il saisit rapidement la nature de l'intrigue : Hyppolite souhaite savoir ce qu'il est advenu de son épouse, mais pour la rejoindre, il transgresse un interdit sans faire exprès ce qui a pour conséquence l'anéantissement de la moitié de son peuple et il doit accomplir une quête pour s'amender. Pendant ce temps-là, Cochenille, Albine et Zachary ne reste pas inactifs. Certes cette histoire est tout public, mais son ampleur et son mode narratif ne les rendent pas forcément accessibles aux plus jeunes. Dès la page 18, les auteurs mettent en œuvre une association ou un rapprochement d'images pour un effet onirique : un travelling avant se rapprochant de l'œil d'un oiseau majestueux (le tricorne à longue cape) jusqu'à ce que son iris donne l'impression qu'un arbre nu soit planté à sa surface. Un oiseau vient l'y chercher, l'arbre se révèle être la tête d'une créature anthropoïde et le devenir de cette branche/tête finit par ramener le récit à Hyppolite, par association d'événements arbitraires, mais dont la succession présente une cohérence narrative. Dans la séquence des fumées (pages 38 à 50), les guirs et le lecteur assistent à une succession de transformations de formes proches les unes des autres, la trame narrative reposant sur ces rapprochements entre formes fantasmagoriques. À plusieurs reprises, la narration repose entièrement sur ces évolutions visuelles dans des pages dépourvues de mots, laissant le lecteur établir un lien de cause à effet, ou identifier des schémas logiques. Cela produit un glissement visuel de la narration, navigant entre le descriptif, le conceptuel, le métaphorique et l'abstrait. Le lecteur reconnait bien là un effet habituel des bandes dessinées de Mattotti : des cases qui extraites de la page sont un dessin abstrait sans rien de reconnaissable, et qui ne prennent sens qu'en les considérant avec les images précédentes et suivantes, dans la succession de cases.



Le lecteur se laisse donc porter par ces aventures étonnantes, empreintes de naïveté, mais pas exemptes de drames. Il se produit de nombreuses morts, une séparation d'Hyppolite d'avec sa femme et sa fille, des ruptures de tabous culturels et sociaux, des comportements cruels. Il est question de manipulation de foules, de colère arbitraire, d'exil, de descente dans le royaume des morts. Cette dernière péripétie allie un travail de deuil sous un angle léger, avec une représentation naïve du monde des morts, sans aucune dimension religieuse. Le lecteur y retrouve la touche d'onirisme présente dans les 14 pages (p. 37 à 50) de visions des esprits des fumées, celles vues par Hyppolite (pages 124 à 127). Il est épaté par l'inventivité visuelle, par le jeu de développer une forme pour la transformer en autre chose : des traces de sang qui deviennent les rides faites dans l'eau au passage du nid flottant de Cochenille et Albine (p. 218), les troncs d'arbres d'une forêt dense qui deviennent les barreaux de la cage d'Hyppolite (p. 230), et tant d'autres. Pour autant Mattotti met en œuvre une composition de page très régulière sur la trame de quatre cases de la même taille par page, disposées en deux bandes de deux cases. En fonction de la scène, il peut regrouper les 2 cases du haut en 1 seule, ou les 2 du bas en 1, ou les 2 à la fois. Les envolées au fil de l'imagination se déroulent donc dans un cadre rigoureux qui n'obère en rien l'imagination. S'il dispose des références citées dans la dédicace d'ouverture, le lecteur reconnaît effectivement l'inspiration tutélaire de la Finlandaise suédophone Tove Jansson (1914-2001) et de sa création les Moomin / Moumines (1945-1970, une famille de gentils trolls ressemblant à des hippopotames), celle de Moebius (Jean Giraud, 938-2012) pour des mondes extraordinaires, et la liberté de Fred (1931-2013, l'auteur de la série Philémon).



Dans le même temps, ces aventures légères, imaginaires et pleines d'entrain trouvent leurs racines dans un monde très concret. Le lecteur en prend conscience au détour d'un page ou d'une réflexion. Il peut s'en rendre compte en contemplant 4 cases de la largeur de la page (pages 268 & 269) en constatant qu'il vient de voir passer les quatre saisons. Il peut reconnaître des propos beaucoup trop familiers et populistes dans le discours de Lent des Pinces, incitant à la suspicion et à la violence contre un ennemi qu'il pointe du doigt. Il remarque aussi que le récit peut passer de l'absurde ou du surréaliste (compter les gouttes de pluie pour savoir si le futur sera pair ou impair, Zacharie qui interprète des fumées qu'il n'a pas vues), à des petites phrases relevant du bon sens ou d'une prise de recul sur les événements. Quelques exemples de ces dernières. De temps en temps, on se souvient que j'existe. Le voyage va être long, profite du paysage. Quand le monde s'anime il nous suffit de garder l'esprit solide. Ne choisis pas ton chemin, suis-le !


En découvrant cette nouvelle œuvre de Lorenzo Mattotti et Jerry Kramsky, le lecteur se retrouve déconcerté : ce n'est pas une bande dessinée en couleurs, les dessins semblent tout public, mais le format (couverture en carton gris, forte pagination) semble plutôt à destination des adultes. L'histoire met en scène des personnages naïfs, et certaines péripéties arrivent au gré de la fantaisie de l'artiste par association de formes dessinées. Les textes sont concis, formulés dans un langage simple et poétique, mais porteurs de notions adultes. En interview, le dessinateur a expliqué qu'il s'agit d'une œuvre réalisée sur plusieurs années, avec effectivement une inspiration portée pour partie par l'association d'idées entre des formes visuelles proches. Le tout se lit comme un conte, léger, très agréable, nourri par une inventivité sans entrave, ce qui en fait une œuvre très originale et riche, libérée de tout formatage mercantile, une œuvre d'auteurs



mercredi 9 décembre 2020

L'Homme gribouillé

Oui, on dirait que la vérité est utile parfois.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc avec des nuances de gris, dont la première édition date de 2018. Elle a été réalisée par Serge Lehman pour le scénario, et Frederik Peeters les dessins et les nuances de gris.


En 2015, il pleut sans cesse sur Paris en cet hiver. Betty Couvreur est allée boire un verre dans un bar pour se détendre, et un homme l'aborde : il commence à la draguer. Elle se retrouve vite importunée et l'énervement monte. Après avoir contemplé l'idée de faire mine, elle finit son verre d'un coup, prend son téléphone et écrit un message : lâche-moi où je t'éclate ! Elle rentre à pied chez sa mère, bien protégée de la pluie dans ses bottes et son imperméable. Elle remarque une grenouille dans un coin et s'arrête pour l'observer, pensant à un prince charmant. Elle parvient en bas de l'immeuble, monte et rentre dans l'appartement. Elle croise fille Clara qui lui fait une bise et reprend son activité sur son téléphone, puis sa mère Maud qui lui fait aussi la bise. Il est temps de passer à table car visiblement Betty a déjà pris son apéritif. Elles dînent à quatre : Betty, sa fille Clara, sa mère Maud, et Jasmine une amie de Maud. À la fin du repas, Betty s'en grille une. Puis Jasmine l'emmène en voiture voir le magicien Paul. Celui-ci est disponible : il descend de chez lui comme s'il allait promener son chien. Ce dernier monte sur le siège passager de la voiture de Jasmine, Paul monte à l'arrière et endort Betty pour la détendre, avec des gestes des mains. Elle perd conscience, éprouve l'impression de voir un squelette d'homme oiseau bondir vers elle. Elle se réveille d'un coup et elle a recouvré l'usage de sa voix. Elle remercie Paul qui rentre chez lui, et Jasmine raccompagne Betty chez elle en voiture, toujours sous la pluie qui n'a pas cessé de tomber.


Betty rentre chez elle, se met dans une tenue plus décontractée et se fume un petit joint. Le chat Baël vient dans la cuisine en miaulant avec insistance et en faisant le dos rond : il veut être nourri. C'est le chat des voisins dont elle s'occupe pendant leur absence. Il ne manifeste aucun signe de reconnaissance et se montre même agressif vis-à-vis d'elle. Dehors la pluie continue de tomber. Clara a dormi chez sa grand-mère en attendant que sa mère fasse faire des travaux dans sa chambre. Le lendemain, elle est réveillée par un coup de sonnette. Elle va ouvrir : Max Corbeau, un individu étrange se tient sur le pas de la porte, avec un feutre mou, un masque blanc à long nez sur le visage, et un manteau avec un col de plumes. Il demande si Maud est là. Il explique qu'il avait rendez-vous avec elle au square René Le Gall et qu'elle n'est pas venue. Clara lui demande de rester sur le pas de la porte et elle va réveiller sa grand-mère. Celle-ci ne réagit pas : elle est sans connaissance. Max Corbeau en a profité pour entrer dans l'appartement et fouille dans les commodes à la recherche d'un paquet que devait lui apporter Maud. Clara appelle Jasmine pour savoir quoi faire. Max Corbeau s'en prend à elle et la somme de lui apporter le paquet le vendredi suivant au square René Le Gall. Il finit par partir en laissant 2 plumes et une note avec le rendez-vous.



Le début de cette histoire installe un sentiment d'étrangeté avec cette pluie incessante, et visiblement très intense, puisque des stations de métro sont inondés, et il faut un agent municipal pour aider à évacuer l'eau de la voirie (page 78). Ce sentiment d'étrangeté est renforcé par une multitude de détails : la grenouille en plein Paris, l'extinction de voix de Betty, la méthode de guérison par le magicien Paul, les 2 dessins en pleine page d'un squelette d'homme oiseau, l'irruption de Max Corbeau avec son étrange accoutrement, le coma soudain de Maud Couvreur. Le sentiment d'étrangeté est encore accru par le dessin très pragmatique et descriptif : c'est vraiment comme ça. L'artiste montre les choses comme étant normales : une vraie grenouille sur une borne trempée, de l'eau que les bouches d'égout n'avalent pas assez vite, un monsieur sans gêne qui profite d'une porte ouverte, etc. Il allie un trait qui semble un peu lâché, un peu sur le vif, avec une densité de description très impressionnante. Par exemple, la page 34 comprend deux cases. La première montre l'étage supérieur d'un immeuble haussmannien dans Paris, avec une conformité avec la réalité : la forme des fenêtres, l'étroit balcon qui court tout du long avec sa rambarde en fer forgé, les encorbellements et les embellissements. La seconde montre Clara endormie sur son lit, la couette à moitié enroulée, les peluches, les posters, le livre par terre, la batte de baseball posée contre le lit, le téléphone portable avec les écouteurs à l'extrémité du lit, etc. Dans les 2 cases, le lecteur peut faire le choix d'y jeter un simple coup d'œil pour en retirer l'information globale, ou il peut s'attarder sur ce qui est représenté pour en savourer tous les détails.


Frederik Peeters s'avère aussi impressionnant pour insuffler de la vie dans les personnages, que pour représenter les moments ordinaires, et les événements extraordinaires. Comme pour les décors, le dessinateur donne l'impression de croquer rapidement ses personnages à grand traits pour les coiffures, les traits du visage, les vêtements, avec quelques touches de noir pour quelques plis, quelques ombres, et des zones de gris pour rehausser les reliefs, rendre compte de l'ambiance lumineuse. Le lecteur apprécie l'expressivité de chaque individu, une direction d'acteurs naturaliste, sans exagération dramatique ou autre, sans tomber dans la fadeur. Il remarque l'aisance avec laquelle un individu apparaît comme étrange : les longs doigts (6 à chaque main) de Pierre Inféri, la posture un peu voûtée de Max Corbeau, la retenue rigide de Salomon Lévy, etc. Il n'est pas près d'oublier les mains baladeuses d'Inféri, la nonchalance du responsable de la station-service, ou encore la désinvolture de Gwendolyne son employée de haute taille. Il se rend compte du degré de coordination entre scénariste et dessinateur lors des scènes de dialogue : ils ne se contentent jamais d'une alternance de champ et de contrechamp, les personnages ayant toujours une activité, le cadrage s'adaptant également au rythme de la conversation, aux émotions. Lorsqu'on y prête attention, c'est très impressionnant car même quand les interlocuteurs sont statiques, assis autour d'une table, la narration visuelle apporte des informations supplémentaires, et pas uniquement sur leurs états d'esprit successifs.



En tant que chef décorateur, l'artiste en impose tout autant. Lors des différentes scènes se déroulant à Paris, les décors en montrent les éléments caractéristiques de manière organique dans les décors, les arrière-plans, les aménagements : les façades des immeubles parisiens, l'agencement des pièces de l'appartement de Maud Couvreur et son ameublement, un pont reconnaissable au-dessus de la Seine, plusieurs vues des toits parisiens dont une avec la butte Montmartre (page 55), les escaliers d'une des entrée du square René Le Gall dans le treizième arrondissement de Paris, la Fondation Louis Vuitton, ou encore les alentours de la petite commune de La Roche-Maugris, hameau du Doubs, à 5km de Montbéliard, dans le Doubs en région Bourgogne-Franche-Comté. À chaque fois, le lecteur peut se projeter dans le lieu, éprouver la sensation qu'il existe au-delà des bordures de la case, aussi bien dans le bureau étroit de Betty aux éditions du Saule, que dans la crypte du couvent Sainte Odile. Il est tout autant sous le charme de la fluidité de la narration lors des séquences d'action : l'aquaplanage de la voiture de Betty, les 8 pages d'affrontement physique dans le square René Le Gall, ou encore les 24 pages de combat dans et aux alentours du couvent Sainte Odile. S'il a encore un doute, il lui suffit de relire les pages 132 à 141, dépourvues de tout texte, pour prendre conscience de la dextérité de Peeters à raconter l'histoire par les dessins.


Le lecteur se retrouve donc entièrement embarqué dans cette enquête, avec de nombreux éléments étranges mais pas impossibles et cet individu bizarrement accoutré et menaçant qu'est Max Corbeau. Il relève les phénomènes étranges au fur et à mesure des séquences : la pluie incessante, la grenouille, le magicien, l'homme corbeau et les 2 plumes qu'il laisse à chacune de ses apparitions, le dessin de l'homme gribouillé, deux visions oniriques de Betty, une mention cryptique au Bureau des Traversants, l'homme aux six doigts et ses oiseaux mécaniques, le comportement agressif des animaux vis-à-vis de Betty, la mention de Philippe un inspecteur de police ami de Betty, une affaire qui se déroule durant la seconde guerre mondiale, etc. Il ressent vaguement les événements qui font penser à un conte, ou à une histoire fantastique : le temps détraqué, certains comportements des animaux. Mais dans le même temps, le récit est nourri par des situations très concrètes qui vont d'un pneu crevé à une histoire de famille, et un AVC. Mis à part Max Corbeau, tous les autres éléments relèvent de la réalité plausible. Par ailleurs, passé un bref moment d'incrédulité, Betty Couvreur et sa fille Clara ne s'émeuvent pas plus que ça des éléments fantastiques, les acceptant en l'état, sans s'offusquer de l'existence dudit fantastique. Du coup, le lecteur en fait de même, ce qui l'amène à ne pas trop se préoccuper des phénomènes étranges qui s'accumulent. Pris comme ça, le récit perd e son intensité dramatique malgré la narration visuelle élégante et virtuose : après tout prenons les choses comme elles viennent sans trop d'étonnement puisque tout est possible.



Il est aussi possible de considérer autrement cette accumulation de phénomènes étranges. Sans chercher à les interpréter, ni à leur donner une valeur en fonction de la réaction de Betty Couvreur, ou de son absence de réaction, le lecteur considère leur nature, et les champs auxquels ils appartiennent. Le scénariste nourrit son récit d'éléments romanesques empruntés pour quelques-uns aux mythes et légendes (ce parfum de conte, une référence en passant à Prométhée se faisant dévorer le foie par un aigle) et pour d'autres aux conventions de genres littéraires comme le polar ou la saga familiale. Le lecteur se voit en train de relever chaque élément étrange pour lui donner un sens, dès la pluie incessante et la grenouille. Betty Couvreur appelle à plusieurs reprises un inspecteur de police de sa connaissance (prénommé Philippe) qui ne répond pas à ses coups de fil. Le scénariste est-il en train de préparer l'arrivée providentielle et inattendue de Philippe dans une séquence à venir ? La raison pour laquelle il ne répond pas est-elle liée à l'homme corbeau ou au Bureau des Traversants ? Il est impossible résister à la tentation d'identifier des schémas, de faire des hypothèses sur des liens de cause à effet, de tenter d'anticiper un rebondissement de l'intrigue. Alors le mystère et l'étrangeté deviennent plus important que l'intrigue en elle-même, car elle est racontée avec verve et conviction. Il est également possible d'envisager le récit sous l'angle de la mise en abîme. Maud et Clara ont le don de raconter et de captiver leur auditoire, mais Betty perd régulièrement l'usage de la parole. Difficile de se retenir d'y voir des avatars des créateurs-auteurs de cette bande dessinée, Lehman ayant indiqué qu'il avait aussi connu une période de plusieurs années durant lesquelles il avait cessé d'écrire (de s'exprimer = il avait perdu sa voix d'auteur) faute d'inspiration. Il est également très tentant de considérer les 3 générations de Couvreur (Maud, Betty, Clara) comme une cellule familiale vivant sans présence masculine.


Dès la première page, le lecteur est happé dans le récit aux côtés de Betty Couvreur par des dessins très expressifs, très vivants, très détaillés tout en fournissant une lecture rapide. Il est aux aguets dans cette enquête se déroulant dans un environnement où surviennent des phénomènes plausibles mais inhabituels. Il se laisse porter par la richesse de la narration tant visuelle que pour l'intrigue. Son ressenti final dépend fortement de la manière dont il considère le récit, sous un seul angle de vue pour l'intrigue, pour le fantastique, pour l'histoire de famille, ou sous l'ensemble de ces angles de vue.



jeudi 3 décembre 2020

Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B

J'étais en colère.

Ce tome est le premier d'une série de 3 dans laquelle l'auteur met en bande dessinée les souvenirs de son père René Tardi. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2012. Elle a été réalisée par Jacques Tardi pour le scénario et les dessins, les couleurs ayant été réalisées par Rachel Tardi. Le tome commence par une introduction de 4 pages rédigée par Dominique Grange, la fille de Jean Grange lui-même vétéran de la guerre de 39-45, et qui deviendra l'ami de René Tardi après la guerre. Elle évoque son grand-père vétéran de la guerre de 14-18, et sa condescendance pour le militaire que fut son fils honteusement défait au combat à ses yeux. Elle conclut sur le devoir de mémoire nécessaire pour les prisonniers de guerre qui peuplèrent des années durant les quelque 120 camps, disséminés à travers l'Allemagne et la Pologne. Suit une introduction de 4 pages rédigée par Jacques Tardi évoquant le fait qu'il avait demandé à son père d'écrire toutes ses anecdotes de prisonnier de guerre qui l'a fait 40 ans après les faits, et remerciant les personnes qui l'ont aidé dans ce projet.


Le jeune Jacques Tardi tout juste adolescent marche au milieu d'une large avenue, avec des voitures défoncées, des carcasses de char (pas des tanks), une fumée noire noircissant le ciel dans le lointain : il se trouve dans les souvenirs de son père. Celui-ci commence à raconter son histoire : nos chefs magnifiques nous avaient donné l'ordre de découvrir l'ennemi et de le détruire. Ça au moins, c'était du limpide même pour les plus limités d'entre nous ! C'était de l'avoine pour les bovins : C'était du militaire ! René revient quelques années en arrière : l'année de ses 18 ans, Adolf Hitler arrive au pouvoir. Il évoque rapidement les conditions très contraignantes de la première guerre mondiale, pour les allemands, sa mère Dame de la Poste, son père cordonnier vétéran de la guerre de 14-18, sa propre inscription à la préparation militaire où il obtient son brevet de conducteur de char, sa rencontre avec Henriette, pupille de la nation (père mort pour la France lors de l'offensive de la Somme le 17 novembre 1916). Puis il s'engage dans l'armée. Ses souvenirs d'un affrontement pendant la guerre entre son char et 2 chars allemands reprennent le dessus. Il explique qu'on appelle ça des chars et pas des tanks, il explique également la différence entre ceux équipés d'une mitrailleuse (les chars femelles) et ceux équipés d'un canon (les chars mâles).



René Tardi finit par indiquer à son fils que son combat entre son char et les deux chars allemands ne s'est pas exactement passé comme ça. Il reprend son histoire chronologiquement : son incorporation au 504e régiment de chars de combat à Valence en 1935, et ses classes pour devenir caporal. Puis il se marie le 07 septembre 1937, et le couple emménage à 300 mètres de la caserne. Le petit Jacques s'étonne que son père ait si volontiers accepté les ordres dans une structure militaire, car ça ne lui ressemble pas. René revient sur le Traité de Versailles de 1919 qui avait installé, en Allemagne, tous les éléments favorables à l'avènement d'un sauveur national, d'humiliation en inflation, de chômage en amertume. Il passe ensuite aux accords de Munich de 1938, l'invasion de ce qui reste de la Tchécoslovaquie, puis l'invasion de la Pologne, et enfin la France et l'Angleterre déclarent la guerre à l'Allemagne. La drôle de guerre se passe, et enfin la compagnie de René Tardi se met en marche : le train part dans la nuit avec 50 chars et le matériel d'accompagnement.


Les deux introductions explicitent clairement la nature du récit : les souvenirs du père de l'auteur, mis en image par son fils, le besoin d'accomplir un devoir de mémoire pour les 1.600.000 soldats capturés envoyés en Allemagne, sur un total de 1.800.000 soldats capturés. La nature du récit dicte sa forme : chaque page se compose de 3 cases de la largeur de la page, chacune occupant environ un tiers de la page. Il y a généralement un seul phylactère assez copieux dans lequel René Tardi raconte sa vie quotidienne en s'adressant à son fils, incorporant son avis ou son ressenti sur ce dont il parle. De temps à autre, Jacques enfant intervient pour poser une question, ou pour se moquer d'une situation ou d'un avis. René et les autres prisonniers militaires arrivent au Stalag II B en page 80. Les auteurs commencent donc par resituer le contexte de la seconde guerre mondiale, du point de vue du sous-officier qu'est René, mais aussi de manière un peu plus large avec la mention de l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler, du Traité de Versailles, de la préparation insuffisante de la France pour juguler les volontés expansionnistes de l'Allemagne, que ce soit au niveau du gouvernement, au niveau militaire. Ils continuent ensuite avec les premiers jours de guerre de René commandant son char qui ne comporte comme équipage, qu'un mécanicien, jusqu'à ce qu'il soit fait prisonnier et emmené jusqu'au camp.



Le récit consacre ensuite un peu plus de 100 pages aux 4 ans et 8 mois passés au camp de prisonniers. Les auteurs rentrent dans le détail du quotidien : les poux, les colis, la mafia de la Poste, le curé et les messes, les rafles de travailleurs, les colis de la Croix Rouge, les porteurs de pommes de terre, la collecte des excréments, les sportifs, les posten, les joueurs de cartes, les radios pour capter la BBC, la politique du maréchal Pétain, les accords de Vichy, la bouffe toujours la bouffe, les poêles occupés, le manque de savon, le typhus, la prison, l'infirmerie, l'évolution de la guerre, les collaborationnistes, la faim, les clopes, le travail obligatoire, etc. Du début jusqu'à la fin, le lecteur n'éprouve aucune sensation d'ennui : le père et le fils évoquent concrètement les aspects pragmatiques du quotidien, dormir (en trouvant un casier où s'allonger), manger (jamais assez), se laver (en essayant de dégoter du savon), aller aux toilettes, la promiscuité, la résistance passive contre les soldats du camp, les coups et les brimades, et bien sûr le marché noir organisé par les prisonniers. De plus, René Tardi se porte volontaire pour aller travailler dans une exploitation agricole, ce qui le fait changer de lieu, d'occupation, et de d'organisation carcérale pendant quelques temps. En outre, ils intègrent le fait que les prisonniers ont réussi à disposer de radios, et qu'ils se tiennent informés de l'évolution de la guerre, et qu'ils perçoivent en quoi les défaites des allemands augmentent la dureté de leur traitement, et dans le même temps amènent des prisonniers de nationalité différente au Stalag II B.


Le lecteur se rend vite compte qu'il commence chaque case en lisant le texte, ne jetant qu'un coup d'œil distrait au dessin. Il est sous le charme de la personnalité de René Tardi qui transparaît dans ses jugements de valeur, et dans ses tournures de phrase incorporant quelques mots d'argot. Il apprécie la question de Jacques pour obtenir une phrase d'explication sur un terme technique ou contextuel come pupille de la nation, cinquième colonne, Noël Roquevert (1892-1973, acteur), AOF & AEF, bouteillon, charbon de Belloc, gummi, kréoline, la relève. Il se rend compte que la violence des traitements, la déshumanisation, les privations sont exposées, mais avec une réserve et une pudeur toutes masculines qui n'étalent pas au grand jour la souffrance physique et psychologique, ce qui rend la lecture finalement agréable car René Tardi semble tout supporter sans se plaindre (à part pour la faim), et en gardant un espoir que tout cela connaîtra une fin, sans subir l'angoisse de la mort. Ce qui n'empêche pas qu'il constate le décès de ceux physiquement plus faibles, des camarades ayant eu un mot de trop ou un regard malencontreux, des polonais race honnie par les allemands, des soldats sénégalais, des russes, etc. Du coup, il finit par se demander ce que lui apporte les images.



Après tout, les dessins ne sont que descriptifs, mais c'est déjà leur première qualité. Chaque case constitue une reconstitution historique d'une grande qualité donnant à voir les uniformes, les chars, les uniformes des soldats des différentes armées, les barraques de prisonniers, les châlits, la boue, la promiscuité, les effroyables conditions sanitaires, etc. Par exemple, le père explique le rituel de la distribution du pain chaque soir, en indiquant : il fallait respecter la distribution du pain, c’était une véritable cérémonie, une messe un pataquès extrêmement sérieux. Le dessin montre un groupe de 5 prisonniers se livrant au rituel de peser chaque tranche pour s'assurer que chacun ait exactement la même part : le souvenir s'incarne, avec l'extraordinaire capacité de l'artiste à donner vie à des individus avec des bouilles expressives. Le second effet direct des dessins est de rappeler au lecteur à chaque case la réalité du lieu : le camp d'emprisonnement, l'intérieur des barraques, les toilettes, la soupe, les barbelés, la boue, les conditions climatiques, le rituel de l'appel et du comptage, etc. Jacques Tardi réussit à faire en sorte que chaque case, chaque séquence soient visuellement différentes, tout en rappelant régulièrement la présence des barbelés, des conditions de vie, en montrant les prisonniers se côtoyer. Il met tout son savoir-faire de bédéaste au service des souvenirs de son père, laissant le texte de ce dernier au premier plan, conduisant la narration jusqu'à faire paraître les dessins presque superfétatoires. Cependant, il s'agit bien d'une bande dessinée, et les informations visuelles viennent en complément du texte pour faire exister chaque personne, chaque lieu, sans jamais se retrouver redondantes avec ce que disent les mots.


Ce tome constitue une expérience de lecture singulière : une bande dessinée où les dessins semblent superflus, des mémoires de 1.680 jours d'un prisonnier de guerre, durs sans être pesants, une reconstitution historique minutieuse sans être pédante, une immersion dans un quotidien impossible à imaginer. À la lecture, il devient évident que le fils Jacques a effectué un travail extraordinaire de narration, rendu invisible pour être fidèle à la parole de père René. Il s'agit d'un récit dense, cru sans être vulgaire, terrifiant sans être déprimant, un devoir de mémoire très vivant, rendu savoureux par la personnalité de René Tardi qui ne se considère pas comme une victime passive et qui pointe du doigt les coupables de cette défaite de la France, les comportements mesquins et odieux des collaborationnistes qu'ils soient dans la France occupée, à Vichy, ou dans le camp Stalag II B. Le tome 2 retrace le retour en France de René Tardi, et le tome 3 sa vie après la guerre.



dimanche 29 novembre 2020

Juliette : Les fantômes reviennent au printemps

C'est inévitable, tous les parents traumatisent leurs enfants.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2016. Elle a été réalisée par Camille Jourdy pour le scénario, les dessins et les couleurs. L'autrice a également réalisé une trilogie à succès : Rosalie Blum : L'intégrale.


Juliette a pris le train pour se rendre à Dijon et elle regarde le paysage défiler par la fenêtre : les maisons, les rails, un dépôt de marchandise avec ses camionnettes de livraison, des pylônes EDF, des pavillons de banlieue, etc. Deux mamies viennent s'installer sur une banquette de l'autre côté de la travée, ayant failli rater leur train en se trompant d'une heure sur son horaire. Dans sa maison de banlieue, Marylou prépare ses deux enfants (Simon 11 ans, et le petit) pour les emmener à l'école. En revenant de les déposer, elle s'arrête devant la boutique Au Bal Masqué, et le gérant en sort pour la saluer. Ils flirtent un peu, et ils s'embrassent sur la bouche, puis elle redémarre, la voiture derrière klaxonnant avec insistance. Juliette est descendue du train et sort de la gare, mais personne n'est venu la chercher Elle se rend à pied jusqu'au petit immeuble où habite son père. Elle sonne, son père Jean lui ouvre en s'étonnant de la voir, puis en s'excusant parce qu'il pensait qu'elle n'arrivait que demain, même si Marylou, la sœur de Juliette, lui a répété au moins vingt fois. Il oublie tout, d'ailleurs si Juliette croise la télécommande, qu'elle la lui donne car ça fait quinze jours qu'il est coincé sur M6. Elle se rend dans sa chambre qu'elle retrouve comme elle l'a laissée quand elle est partie pour Paris. Elle est là, pour quelques jours de vacances.


Au café-restaurant Le Tropical, Polux (monsieur Georges), un habitué, est en train de changer une ampoule, à la demande de la patronne Nénette. Puis il va s'en jeter un au comptoir et papote avec un autre habitué qui le charrie sur la fois où il l'a vu en robe avec du rouge à lèvres. Marlène qui est en train de jouer aux fléchettes demande à connaître l'anecdote. Elle lui propose de faire ça aux fléchettes : si elle gagne, il doit se déguiser en femme, si elle perd elle se déguise en homme. Elle part avec un troisième habitué. Après un coup d'œil au chien dans son panier, aux grilles de loto et au pichet d'eau pour l'anisette, Polux rentre chez lui. Il fume une cigarette sur le chemin. C'est un sacré bazar chez lui, et il appelle tout haut : Brigitte ? Il constate que même sa femme imaginaire ne lui répond pas. Le soir, Marylou s'occupe de son plus jeune : elle fait le cheval, lui passe son pyjama avec l'aide de son mari qui fait faire ses exercices d'allemand à son fils Simon. Le petit gigote dans tous les sens et finit par renverser le verre de magnésium de Simon, ce qui énerve la maman. De son côté, Juliette surfe tranquillement sur internet pour un projet personnel. Puis elle finit par céder à la tentation et faire une recherche en entrant les mots : Battements de cœur irréguliers. Elle prend connaissance des résultats puis se rend dans le salon où elle s'assoie silencieusement sur le canapé à côté de son père. Il ne lève pas les yeux de son journal, ne dit rien, ne prête pas attention à sa présence. Elle se lève en indiquant qu'elle va faire un tour dehors.



Scènes de la vie ordinaire : la plus jeune revient passer quelques jours chez son père, rend visite à sa sœur, va voir sa grand-mère chez elle, va voir la maison où sa famille occupait un appartement avant que ses parents ne divorcent, fait connaissance superficiellement avec le nouveau locataire, s'inquiète pour sa propre santé, participe au repas de famille pour l'anniversaire des 12 ans de Simon. En parallèle, l'autrice consacre des séquences à la vie quotidienne de Marylou, et à celle de Polux. C'est mignon et doux, sans beaucoup de tension dramatique, même si quelques moments saugrenus surviennent. Camille Jourdy utilise des couleurs pastel, générant cette sensation de douceur. Elle détoure les personnages et les éléments visuels avec un trait de crayon fin, légèrement irrégulier comme s'il n'était pas complètement assuré, mais avec une grande précision. Il s’agit donc d'un choix conscient de l'autrice pour marquer une forme de délicatesse vis-à-vis de ses personnages. De temps à autre, elle passe en mode couleur directe, avec un rendu évoquant le Douanier Rousseau, mais avec plus de détails concrets, alliant ainsi une forme de naïveté, avec un regard attentif aux détails, toujours avec douceur. 


Le lecteur se prend au jeu de côtoyer ces personnages inoffensifs, mais avec des caractéristiques bien établies qui les rendent uniques et humains. Il se balade avec eux dans une zone urbaine sympathique, sans être riante, mais sans être agressive non plus. Il se demande vaguement ce qui a motivé Juliette à venir passer quelques jours chez père, s'il y a une autre raison que de voir sa famille quelques jours. Rapidement, il se retrouve dans leurs limites qui le rendent humain : le côté hypocondriaque de Juliette, les cachoteries de Marylou, la maladie d'Alzheimer de la grand-mère, le manque de motivation de Jean, le manque de motivation d'une nature différente de Polux, le comportement fofolle de Claire Girard-Sellier (la mère de Juliette & Marylou), etc. L'artiste met en œuvre une direction d'acteurs de type naturaliste, et chaque personnage devient émotionnellement très proche et très réel pour le lecteur. Il sourit de temps à autre devant des moments saugrenus qui dénotent avec la banalité du quotidien avec le train-train très ordinaire des uns et des autres. Ça commence avec la relation extraconjugale de Marylou et son amant qui arrive toujours déguisé. Ça continue avec des événements comme les tableaux réalisés par Claire Girard-Sellier et exposés dans une galerie, l'adoption d'un poussin par Polux. Ce ne sont pas des événements impossibles ou délirants mais ils sortent de l'ordinaire en comparaison du reste.



Mais quand même de temps à autre, le lecteur se retrouve surpris. Pour commencer, il ne s'attend pas au degré de détail dans les descriptions visuelles. Quand Polux ouvre la porte de son appartement en rentrant chez lui, le lecteur peut détailler tout le bazar présent dans chaque case : cadre de travers, chaussette solitaire par terre, table basse encombrée par un percolateur et des magazines, téléphone à même le sol, chaussure esseulée, classeurs jetés sous la table basse, calculette, stylo, cendrier pot de yaourt vide, quignon de pain, tout ça sur la table basse. Alors que les dessins peuvent donner l'impression d'être à destination d'enfants du fait de leur douceur, la finesse de la description s'adresse à des adultes : l'attention portée à chaque décoration intérieure, la possibilité d'identifier chaque essence d'arbres ou de plantes, les motifs des toiles cirées sur les tables, l'aménagement paysager du jardin de Marylou et Stéphane, la diversité des formes et des architectures des pavillons du quartier, le décor de la cuisine de Marylou, le revêtement de sol du café-restaurant, etc. Il s'aperçoit également que l'autrice réalise entre 9 et 10 cases par page ce qui représente une narration visuelle dense. Elle choisit avec habileté les cases sans décor en arrière-plan, et celles avec un environnement minutieusement représenté. Sous une simplicité apparente, se trouve une narration visuelle riche et sophistiquée.


Le lecteur se rend également compte que ces personnages en apparence un peu falots et bonne pâte souffrent tout autant que lui, à commencer de la solitude. Juliette est également inquiète pour sa santé, son père Jean semble avoir renoncé à toute envie, tout objectif. Polux semble s'être résigné à une vie sans amour, sans enjeu. Marylou n'est clairement pas heureuse de sa situation, malgré une famille aimante, un mari compréhensif et aidant, un amant très attentionné. Il ne s'agit pas d'un mal être existentiel pour attirer l'attention, ni d'une insatisfaction insaisissable, incontrôlable. Les personnages n'en font pas un drame mais ils n'en souffrent pas moins. Camille Jourdy se montre très habile à faire exister ses personnages en douceur, mais aussi à développer son propos en arrière-plan, presqu'en catimini. Marylou et son amant se retrouvent une dois par semaine, dans la serre du jardin de la première. C'est pratique et anecdotique, mais pas tout à fait car c'est aussi un clin d'œil à Adam & Ève dans le jardin d'Eden. À l'une de leur rencontre, l'amant arrive déguisé en loup, cela s'inscrit dans une série de déguisement animalier, un de plus comme les autres, mais pas tout à fait. C'est aussi le loup dans la bergerie qu'est la cellule familiale, et en plus dans la scène suivante, Juliette évoque le conte du Petit Chaperon Rouge, en parlant avec sa grand-mère, en particulier les grandes dents du loup.



Un peu plus tard se déroule le repas d'anniversaire des 12 ans de Simon, en famille, avec les parents de son père (Stéphane), et les parents divorcés de sa mère (Marylou), Juliette et sa grand-mère. Machinalement, Juliette, Marylou et leurs parents se lancent des piques, pas méchamment, les piques habituelles dans une famille, mais qui justement font mal parce qu'elles proviennent d'eux. Dans l'une des dernières scènes, Marylou conduit la voiture de sa mère Claire, avec Juliette sur le siège passager, et leurs deux parents divorcés (Claire et Jean) sur la banquette arrière. L'autrice a ainsi inversé le schéma habituel des enfants derrière et les parents devant, comme si la nouvelle génération avait pris les rênes de l'avenir. En fonction de son histoire personnelle, de ses relations avec les membres de sa famille, le lecteur peut être saisi par la justesse pénétrante de la dynamique relationnelle entre 2 personnages. Par exemple, il peut être surpris que Jean n'adresse pas la parole à sa fille Juliette qui séjourne chez lui. Il comprend plus tard que c'est sa manière à lui de respecter l'indépendance de sa fille, de ne pas revenir dans une dynamique paternaliste, et qu'il n'a pas su comment établir une autre forme d'échanges avec sa fille devenue adulte.


Voici une bande dessinée qui sort des sentiers battus : l'histoire est banale avec une narration tellement douce qu'elle rend les événements d'une extraordinaire banalité. Dans le même temps, sous la douceur des couleurs et des formes, la narration visuelle s'avère être d'une grande richesse dans les détails, d'une grande évidence dans la direction d'acteurs, d'une grande justesse dans la représentation de ce quartier tranquille mais pas générique. Le mal être diffus des personnages ne vire pas au drame. Pour autant il n'est ni ridicule ni léger au point de pouvoir être écarté d'un simple revers de main. Il faut un peu de temps au lecteur pour comprendre que ces individus semblent comme figés dans une stase, dans un comportement qui ne peut plus évoluer, comme s'ils avaient abdiqué leur capacité à évoluer. Mais dans le même temps ce constat, cette acceptation de leur fonctionnement émotionnel figé ne les empêche pas de vivre avec et d'apprécier les autres. Ces individus se sont retrouvés confrontés à leurs limites, et ils oscillent entre résignation (et donc défaitisme) et acceptation (et donc possibilité de faire avec). Une bande dessinée tout en douceur, d'une grande sensibilité pour la vie d'êtres humains qui ne sont pas des gagnants dans l'âme.




mardi 24 novembre 2020

La Vie de Bouddha - Édition prestige T02

Les forts l'emportent, les faibles disparaissent.

Ce tome est le deuxième d'une intégrale en 4 tomes : il fait suite à La vie de Bouddha 1. Il comprend 11 chapitres du récit, écrits, dessinés et encrés par Osamu Tezuka (1928-1989). Les différents chapitres sont parus de 1972 à 1983, et le récit total comprend environ 2.700 pages, réparties en 4 tomes pour cette troisième édition en VF. Ce manga en noir & blanc raconte la vie de Siddhārtha Gautama (orthographié Siddharta dans le manga), le premier Bouddha, le chef spirituel d'une communauté qui a donné naissance au bouddhisme. Il commence par une carte de l'Inde et du Népal situant les principaux lieux du récit : Kapilavastu, Lumbini, Kosala, Kushinagar, Bodh Gaya, Magadha.


Siddhârta se réveille dans la forêt où il a dormi, adossé à un arbre. Il remarque que plusieurs animaux se sont rapprochés de lui et l'observe. Il va se laver le visage dans la rivière. Accompagné par des oiseaux, des faons, des lapins, des écureuils, une louve et son petit, il va contempler le paysage en contrebas de la hauteur où il se trouve, et il se déclare prêt à affronter les épreuves que le monde peut lui envoyer. Il arrive à une ferme où il est accueilli par le fermier à qui il explique qu'il veut se rendre au Magadha. L'homme le présente à son épouse et lui indique qu'ils ont recueilli un autre bonze. C'est ainsi que Siddhârta du Kapilavastu fait connaissance avec Dhépa du Kosala. Après un repas difficile à avaler, composé pour moitié de grains, et pour moitié de gravier, le fermier donne une tunique puante à Siddhârta. Puis les époux expliquent qu'ils ont trente-deux enfants et qu'ils souhaitent que les bonzes prennent en charge Asaji avec eux : un jeune garçon d'une dizaine d'années avec un gros sparadrap sur le front, chauve et la morve au nez. Ils prennent leurs jambes à leur cou et s'en vont en courant. Répondant à une question de son compagnon, Dhépa explique qu'il s'est brûlé lui-même son œil gauche.



La discussion continue chemin faisant : Dhépa explique pourquoi il s'est ainsi fait souffrir en développant le sens du mot Ascèse, ainsi que son objectif. Plus on maltraite son corps, et plus on purifie son cœur, plus les désirs s'éloignent. Il ajoute que la plus grande ascèse qui lui ait été donnée de voir, c'est de choisir de vivre comme un animal. Il parle de son maître Naradatta qui se déplace à quatre pattes, a renoncé à parler et est aveugle. Dhépa joint le geste à la parole en traversant un champ de ronces. À contre cœur, pour ne pas être semé, Siddhârta fait de même, souffrant de nombreuses entailles. Puis ils se baignent dans une rivière, et Dhépa l'entraîne au fond de la rivière pour lui apprendre à arrêter de respirer. Ils sortent de l'eau, mais y replonge aussitôt parce qu'ils ont aperçu Asaji cheminant sur la berge, toujours avec la goutte au nez. Ils arrivent enfin au pays de Vaji où demeure Baghawa, un ascète. Ils rencontrent un vieil homme qui leur indique que l'ascète est au milieu de la tour avec les oiseaux Ils y pénètrent et découvrent les os de Baghawa qui a été dépecé et dévoré par les vautours. Ils ressortent et le vieil homme les avertit qu'une troupe arrive à l'horizon : il s'agit de Tatta et de Miguéla et de leur troupe de brigands.


Il est déconseillé de commencer par le deuxième tome, car il s'agit d'une biographie chronologique de Siddhârta Gautama, le premier bouddha du nom, et de nombreux personnages sont déjà apparus, tissant des relations interpersonnelles. Dès la première page, le lecteur retrouve les idiosyncrasies visuelles d'Osamu Tezuka. Il a adopté une narration visuelle tout public, en particulier pour les personnages. Il les représente de manière simplifiée avec des contours arrondis, des membres parfois allongés, des pieds parfois sans les doigts de séparés. Ce choix permet au récit de ne pas tomber dans la facilité du gore, et d'éviter l'écueil de la titillation des poitrines féminines souvent dénudées par les tenues vestimentaires. Ce choix peut parfois décontenancer du fait de sa candeur, voire de sa naïveté, ou des expressions de visage très franches. Pour autant, les dessins ne sont pas toujours très plaisants à voir. Par exemple, la représentation d'Asaji est très premier degré : il a vraiment une goutte de morve qui pend de sa narine droite, ce qui est peu ragoûtant. Il est également difficile de prendre du recul en voyant le jeune Dévadatta (une dizaine d'années) attaché sur un cadre de bois pour être dévoré par les bêtes sauvage pendant la nuit, à nouveau parce que la représentation est premier degré, très factuelle. Il y a ainsi plusieurs passages dramatiques d'une intensité visuelle difficile à soutenir malgré les apparences gentilles des dessins.



Comme dans le tome 1, le lecteur est vite pris par la fluidité de la narration visuelle, son rythme plein d'entrain, son évidence. Il est tout autant pris par sa richesse, sa variété, sa diversité. Osamu Tezuka est un conteur extraordinaire, mettant à profit les nombreuses possibilités de la bande dessinée, avec un naturel confondant. Cases en trapèze, passages dépourvus de phylactères et de cartouche de texte, traits de vitesse (par exemple pour la trajectoire de flèches), séquences animalières, variation du nombre de cases (avec une page découpée en 28 cases, p. 249), dessin en pleine page ou en deux tiers de page consacré à un paysage naturel ou une construction humaine, cases de la largeur de la page, cases de la hauteur de la page, etc. Le lecteur se rend vite compte que ce tome se lit plus facilement que le premier, même s'il y a des nouveaux personnages, et bien sûr des situations différentes. Il se rend également vite compte que cette facilité de lecture ne rime pas avec un appauvrissement du récit. L'auteur continue à insérer des touches d'humour, souvent visuelles, avec des moments de pantomime pour la direction d'acteurs, qui peuvent surjouer, ou passer en mode burlesque, un sourire apparaissant tout naturellement sur le visage du lecteur. Certaines formes de comique se retrouvent également dans des dialogues décalés ou absurdes également réussis. Parmi les registres comiques, Tezuka continue à faire un usage maîtrisé des anachronismes : une référence au comportement des hommes loups qu'on voit au cinéma, un personnage (Mossa) qui utilise un fusil pour tirer sur un géant (Yatara), les brigands de la troupe de Tatta qui défilent réclamant des sous et protestant contre les licenciements, et quelques autres encore.


Comme dans le tome 1, les horreurs continuent de survenir et à chaque fois le lecteur compatit à la situation du personnage car Tezuka a l'art et la manière de les rendre vivants. Au fils des pages, le lecteur sent son cœur se serrer en assistant impuissant à des actes atroces : enfant maltraité, enfant tuant ses camarades de jeu à coup de pierre, une colonie d'abeilles exterminant une autre colonie d'abeilles, soldats tués net, transpercés par une volée de flèches, jeune femme couverte de pustules dues à la maladie, adolescent dévoré par les bêtes sauvages, épouse battue par son mari, etc. Le futur bouddha l'avait annoncé dans le premier tome. Pourquoi vivons-nous ? Pour souffrir. Cette accumulation de souffrances est rendue encore plus pénible par celles que les ascètes s'infligent de leur propre gré, elles aussi de terribles mortifications physiques pouvant mener jusqu'à la mort. Là encore les dessins relèvent d'une approche naïve, tout en transcrivant bien l'intention et les moyens des individus, montrant clairement ces pratiques. Ces différents éléments racontent donc le parcours de Siddhârta vers l'éveil, avec cette phase de pratique des austérités (les mortifications de l'ascèse) et ses rencontres avec d'autres êtres humains. Le lecteur retrouve donc certains personnages du premier tome : Dhépa, les 5 ascètes (Kondaniya, Baddiya, Bappa, Mahanama et Janussoni, en fait ils ne sont plus que 4), Naradatta, Tatta & Miguéla, le roi Suddhodana & la reine Maya, Prasenajit et son fils Virudhaka, etc. Non seulement il les reconnaît facilement grâce à leur apparence mémorable, mais en plus l'auteur sait s'y prendre pour effectuer un rappel discret et naturel pour les resituer. Il n'y a que pour Prasenajit et sa situation qu'il réalise 4 pages de résumé. Le lecteur fait la connaissance de nombreux autres personnages : Dévadatta, Gaguéra, Asaji (qui ressemble à l'Enfant aux 3 yeux, un autre manga de Tezuka), la princesse Visaka, le général Sukhanda, sa majesté Senya Bimbisara, la très mignonne Sujata, le colosse Yatara, et quelques autres encore, tous aussi mémorables que les précédents. Afin de pouvoir installer ces personnages, l'auteur est parfois amené à leur consacrer un chapitre de plusieurs dizaines de pages dans lequel Siddhârta n'apparaît pas, comme une forme de digression, mais indispensable pour comprendre ce qui se joue dans leur relation avec Siddhârta.



Dès la première séquence, l'auteur fait bien comprendre au lecteur qu'il s'agit de sa version ou de son interprétation de la vie du futur bouddha. Cela commence avec une scène quasiment empruntée à un dessin animé Disney, avec les animaux de la forêt gentiment assis en arc de cercle autour de Siddhârta en attendant qu'il se réveille. À plusieurs reprises, il y a ainsi une mise en scène de la relation harmonieuse à la nature entre cet humain et la vie sauvage. Dans le même temps, la narration repose sur une approche pragmatique et naturaliste, Osamu Tezuka prenant grand soin de rendre plausible tout ce qu'il raconte. Quand Siddhârta fait l'expérience mystique du lien qui unit toutes les formes vivantes, le lecteur peut le voir comme une forme d'illumination provoquée par les privations et par l'enjeu émotionnel énorme de la situation. Quand Mosa se trouve confronté à Yatara un géant de 7 mètres de haut, Tezuka fait en sorte de dessiner ce dernier avec un stature plutôt de 2,20 mètres ou 2,50 mètres ce qui reste extraordinaire mais possible. Il y a donc une volonté d'auteur de rester dans le domaine de la biographie d'un être humain, plutôt que dans l'hagiographie d'une figure mythologique. Si son intérêt dépasse la biographie (déjà très riche), le lecteur s'attache au parcours spirituel de Siddhârta Gautama. Il en observe les différentes étapes : le questionnement sur la souffrance physique et psychologique, la remise en cause des mortifications, l'illumination relative à la source unique de toute vie, la peur de la mort, les sources de la souffrance comme par exemple la maladie, la pauvreté, la discrimination. Il regarde alors les souffrances des autres personnages dont Siddhârta croise la route, pour en noter la cause, mais aussi pour observer la manière dont ils subliment ou non leur souffrance, dont ils la reportent sur autrui ou non, autant de chemins que Siddhârta a délaissé, ce qui leur rend unique par comparaison.


Ce deuxième tome s'avère encore plus réussi que le premier avec une narration visuelle et une composition de chapitres plus naturelles, plus faciles à suivre, et tout aussi denses. Osamu Tezuka réussit un extraordinaire numéro d'équilibriste entre drames accablants et comédie rehaussant les drames, sans nuire à leur sensibilité, racontant son interprétation de la vie de Siddhârta Gautama, de manière naturaliste, au lieu d'une version mythologique ou divine. Le lecteur occidental se doute bien que certains éléments doivent plus parler à des lecteurs japonais pour qui il s'agit de leur culture collective, mais cela ne gêne en rien, ni même ne devient manifeste. Il est entièrement pris dans ces drames humains, dans cette narration unique en son genre associant génie visuel et sensibilité hors pair, fasciné par le parcours du futur bouddha, à la fois par sa vie, à la fois par sa progression spirituelle.