mardi 29 décembre 2020

Animal lecteur - tome 6 - Un best-seller sinon rien

J'achète pas, j'attends l'intégrale.

Ce tome fait suite à Animal lecteur - tome 5 - C'était mieux avant (2014) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il s'agit donc du sixième tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 bande verticale, chaque page comprenant 1 bande. Il se présente sous un format original : demi A4 vertical, avec des bandes verticales (par opposition à l'habitude des strips qui se présentent sous la forme d'une bande dans laquelle les cases se suivent à l'horizontal). Il est initialement paru en 2016, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon. Ce tome comprend 92 strips.


Dans son magasin BD Boutik, le libraire Bernard Ledoux est en train de monter une pile avec les exemplaires du dernier Blake & Mortimer en se disant qu'il n'aurait jamais imaginé que cette série allait sauver le chiffre d'affaires de son magasin. Il est très surpris par l'arrivée de l'objet promotionnel associé. Pour répondre à la demande d'un jeune client, le libraire recherche sur son logiciel s'il existe une version chti de Titeuf. Bernard discute avec un client âgé, abonné au Journal de Spirou depuis le premier numéro en avril 1938. En 1938, deux héros emblématiques sont apparus : Spirou et Superman. Entre deux clients, le libraire s'imagine en marionnette de Guignol, frappé par le gourdin de la crise. Monsieur Ducolrède est un monsieur sérieux, avec un métier sérieux dans une société sérieuse, abonné à un journal sérieux. Mais pendant les vacances le journal sérieux se lâche en offrant à ses lecteurs un supplément BD. Bernard Ledoux réfléchit au paradoxe du décalage entre la période de l'été propice aux lectures plaisir, et à l'absence de nouveauté pendant cette même période. Un client demande si Raoul Cauvin c'est bien : le libraire se lance dans un passage en revue de toutes ses séries.



Au vingt-et-unième siècle, toute la planète est accaparée par internet. Toute ? Non une seule librairie résiste encore et toujours à l'envahisseur. Début décembre, le libraire a mis en place un grand stock de Fouette Man, dans l'ombre de Saint Nicolas, parce que les méchants ça se vend bien. Pour ses bonnes résolutions, Bernard Ledoux a décidé de mieux maîtriser ses émotions face aux demandes impossibles des clients, à commencer par savoir s'il livre. Le libraire se voit bien en Astérix résistant à l'envahisseur César qui représente la crise. Bernard est tout fou devant son poste de télévision à regarder un match de foot, à la grande surprise de son fils. Il imagine ensuite où va arriver Lucky Luke à force de s'en aller vers l'ouest à la fin de chacun de des albums. Il se lance ensuite dans le moyen de distinguer Boule de Bill, de savoir qui est le chien et qui est l'enfant. L'employé du libraire reçoit un appel de son patron, mais ça coupe tout de suite. Deux enfants regardent la vitrine de BD Boutik, en notant l'influence de la télé sur la BD. Bernard Ledoux est en train de pointer du doigt les défauts d'amazon par rapport au contact direct avec un libraire quand le facteur vient lui apporter un colis. Une fois n'est pas coutume : le libraire va acheter un livre dans une librairie spécialisée et il demande des renseignements à son collègue. Un client est en train de regarder les différentes BD dans les bacs, et le libraire ne sait pas trop s'il doit proposer son aide pour le guider, ou respecter le fait qu'il fait du lèche-vitrine par lui-même.


Après la surprise du format traditionnel du tome précédent, les auteurs reviennent au format habituel de leur série : un demi A4 avec des gags en format vertical. Le libraire est toujours aussi sympathique et motivé pour exercer sa profession qui avoisine le sacerdoce. De temps à autre, il ne parvient pas à conserver son flegme et il s'énerve du comportement d'un client, d'une exigence idiote, du volume de BD à déplacer chaque semaine. Son apparence est toujours aussi sympathique avec l'exagération caricaturale du dessinateur : gros nez très allongé, lunettes basses avec les yeux regardant par au-dessus, bras très épais avec le coude presque pas marqué, gros doigts, visage très expressif, tenue inchangeable avec un jean, un tee-shirt jaune, une chemise rouge à manche courte toujours ouverte. Les autres personnages sont également croqués avec une belle expressivité : le jeune employé avec les cheveux qui lui cachent les yeux (seul personnage récurrent), le fiston portrait craché de son père, le frère du libraire en costume-cravate, et les clients variés de 7 à 77 ans, plus ou moins intéressés, plus ou moins exigeants (souvent plus que moins).



Outre le format très particulier, l'horizon d'attente du lecteur comprend des références BD, des piles de cartons de BD à déplacer chaque semaine, des observations sur l'industrie de la BD, et des gags visuels. Salma & Libon ne déçoivent pas. Oui, c'est vrai que voir citer des séries BD connues ou moins connues permet d'établir que Bernard Ledoux est un libraire spécialisé, et ça crée une connivence avec le lecteur de BD. En outre ces références sont accessibles à la plupart des lecteurs : Blake & Mortimer, Spirou, Superman, Lucky Luke, Marsupilami. Il est même vraisemblable que le lecteur occasionnel se reconnaîtra dans le gag sur la difficulté de se souvenir qui est Boule et qui est Bill (page 17). Il appréciera également l'opposition ou plutôt le rapprochement entre la souris de Walt Disney (Mickey) et celle d'Art Spiegelman (Maus). Le degré de connivence augmente d'un cran quand le libraire est confronté à un client qui en sait réellement plus que lui, ou quand est évoqué la signification du mot Spirou en wallon. Le scénariste développe un gag autour de la diversité des œuvres de Raoul Cauvin, auteur qu'il admire, en citant ses principales séries : Les femmes en blanc, les tuniques bleues, Cédric, Les psys, Pierre Tombal. Le ballet des cartons de nouveautés et d'invendus reprend avec 6 gags : pages 9, 38, 49, 54, 59, 67, ce qui ne fait pas beaucoup sur un total de 92. À chaque fois, Salma trouve un autre angle pour considérer cette tâche inéluctable : la reprise des nouveautés en septembre en décalage avec la disponibilité des lecteurs en été, les périodes de creux (janvier, avril, juillet, octobre) permettant d'affiner les retours d'invendus, la force physique acquise avec la pratique de l'exercice de port de cartons de BD, l'incrédulité du livreur de voir que le libraire parvient à caser les nouveautés chaque semaine, l'énergie nécessaire pour faire face à 500 nouveautés par mois, la solution trouvée pour gérer les nouveautés qui ne trouvent pas leur place dans l'espace de la librairie.


Étant un maillon de la chaîne du livre (très beau gag visuel dans un dessin en pleine page, p.77), le libraire subit en direct le mode de fonctionnement de cette industrie et les contraintes qui s'imposent à lui, parfois en dépit du bon sens. Ainsi, les gags ont pour objet ou abordent de manière indirecte la concurrence de la vente en ligne avec la disponibilité presque infinie de tous les titres, la déclinaison d'un personnage en une véritable franchise multimédia donnant à son tour à d'autres versions BD du même personnage, le volume hallucinant de nouveautés annuelles (environ 5.000 BD par an, tout genre confondu), les produits dérivés comme les figurines ou les objets de collection, les différentes versions d'un BD (basique, augmentée, noir & blanc), la recherche de petits plus produits pour le client, le paradoxe du tome 1 d'une nouvelle série (les lecteurs ayant tendance à attendre le tome 2 pour être sûrs que la suite paraîtra bien), la part financière qui revient à un auteur sur la vente d'une BD… En arrière-plan, le libraire doit suivre ou accompagner d'autres évolutions plus profondes de la société comme les efforts pour moins consommer d'énergie, ou l'évolution à la baisse des revenus qui incite au licenciement des employés. Impossible de résister à la comparaison du libraire et de sa librairie, à un petit village irréductible résistant contre la dématérialisation.



Le lecteur retrouve donc tout ce qu'il attend de la série, les auteurs sachant regarder d'autres facettes de thèmes déjà abordés, et se pencher sur de nouveaux. Les auteurs réalisent aussi bien des gags racontés en plan fixe, généralement sur le libraire, qu'avec une prise de vue qui évolue d'une case à l'autre, Libon prenant soin de rappeler discrètement ou dans le détail, le décor en arrière-plan. Chaque gag fonctionne grâce à la dimension comique de l'expressivité exagérée des personnages. De temps à autre, un gag repose plus sur la narration visuelle : la loupe sur la librairie comme la loupe sur le village gaulois d'Astérix, Lucky Luke s'éloignant vers e soleil couchant, le libraire hurlant dans une pièce insonorisé pour évacuer sa frustration, le libraire enchaîné à un carton plein, la scène d'action irrésistible du libraire changeant le rouleau de sa caisse en étant chronométré par son employé, et bien sûr monsieur et madame couché au lit, l'un lisant Mickey, l'autre Maus, sans aucun mot ou texte. De temps à autre, le lecteur prend conscience d'une prise de recul encore plus importante que ce soit l'être humain dépassé par la quantité de produits à sa disposition (le libraire se fait aider par son fils pour se faire une idée sur les mangas, il tente l'oreillette pour être guidé en temps réel sur les conseils à délivrer aux clients), ou le cumul des années qui fait que l'enthousiasme enfantin cède progressivement la place aux critiques systématiques chez les adultes, ou encore le concept très intelligent de l'Udersatz.


S'il a lu les tomes précédents, le lecteur revient pour avoir plus de la même chose, mais avec des gags neufs. Il est comblé : Libon est en très grande forme pour animer ses personnages d'une vitalité humoristique, et l'inspiration de Sergio Salma ne se tarit pas.



4 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  2. J'éprouve toujours un véritable plaisir à lire ces articles.

    "Un client âgé, abonné au Journal de Spirou depuis le premier numéro en avril 1938" : Je me demande si c'est une invention de l'auteur - elle serait excellente - ou s'il s'est inspiré d'un cas réel ou similaire.

    "Spirou" en wallon : j'en découvre la signification, ainsi que les variantes orthographiques. Du coup, le personnage de Spip prend soudainement tout son sens.

    Sixième tome déjà : je me demande combien de temps un tandem artistique peut tenir sur un sujet comme celui-là tout en produisant des gags de qualité. L'avenir nous (te) le dira.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne connaissais pas non plus la signification de Spirou en Wallon avant de lire le gag correspondant.

      Combien de temps ? La série est terminée, au moins en albums. Dans le dernier tome, le scénariste indique que les ventes n'étaient pas suffisantes. Ne lisant pas la magazine Spirou, j'ignore si Animal Lecteur y paraît encore.

      Supprimer
    2. Ah oui, tiens ; Bédéthèque indique bien que la série est finie et que le septième tome est le dernier.
      L'article Wikipédia affirme que les strips sont publiés chaque semaine dans le journal "Spirou", mais il n'a pas été mis à jour depuis août 2018, année de sortie du septième et dernier numéro. On peut donc en conclure que "Animal lecteur" est bel est bien terminé.

      Supprimer