mercredi 6 janvier 2021

Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B - Tome 2 : Mon retour en France

Tu verras qu'on dira que tout ceci n'a jamais existé…


Ce tome fait suite à Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B (2012) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant, même si celui-ci constitue la suite de la biographie. Ce tome est le deuxième d'une série de 3 dans laquelle l'auteur met en bande dessinée les souvenirs de son père René Tardi. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2014. Elle a été réalisée par Jacques Tardi pour le scénario et les dessins, les couleurs ayant été réalisées par Jean-Luc Ruault. Le tome commence par une préface de 5 pages rédigée par J. Tardi, détaillant le processus de reconstitution du trajet de retour de son père à partir de ses carnets, illustré par des photographies d'époque, d'une postface de Dominique Grange évoquant le parcours de son propre père, et d'un article d'une page sur le mystérieux pélican en bois, et il se termine par une carte sur 2 pages permettant de visualiser l'itinéraire de R. Tardi à travers l'Allemagne pendant ces 4 mois de marche forcée.


Le 29 janvier 1945, l'ordre est donné aux soldats évacuer le Stalag II-B, situé à deux kilomètres à l'Est du village d'Hammerstein en Poméranie. Les soldats font marcher les prisonniers pour s'éloigner de l'Armée Rouge qui progresse, dans le vent, la neige et la nuit, le tout par -30°. Malgré les coups de crosses et de gummis, les prisonniers fatigués et affamés n'avancent pas plus vite, d'autant qu'ils doivent porter l'équipement des soldats allemands. La marche est pénible et éprouvante. La colonne de prisonniers rattrape une charrette de la Wehrmacht, conduite par un civil, car les civils fuient aussi, terrifiés par la réputation des russes : pilleurs, violeurs, brutes sanguinaires et massacreurs. René Tardi et ses compagnons négocient d'attacher leur petit traîneau où ils ont entassé leurs affaires, à la charrette contre un paquet de Lucky Strike. Quelques centaines de mètres plus loin, la charrette verse dans le fossé, et ils reprennent leur traîneau, laissant le civil se débrouiller tout seul.



Après avoir marché toute la nuit, la colonne fait une courte halte à l'abri du mur d'une usine, avant de repartir. Les prisonniers de guerre souffrent du froid car ils portent les mêmes vêtements que ceux qu'ils avaient quand ils ont été faits prisonniers, René Tardi ayant accumulé plusieurs couches pour mieux résister au froid. À 17h00, la nuit tombe. René, Roger et quelques autres décident de se laisser distancer. Une fois en queue de peloton, ils quittent la colonne, et s'enfoncent dans les bois, toujours avec le petit traineau surchargé. La forêt est lugubre, et le sous-bois est marécageux. Parfois la glace cède et ils s'enfoncent jusqu'aux genoux dans l'eau glacée. À cinq heures du matin, ils atteignent une ferme et établissent le contact avec des travailleurs forcés polonais qui travaillent dans cette exploitation agricole. Ils arrivent à troquer un canard et un poulet contre quelques paquets de clopes. Dans la journée suivante, ils voient passer des traîneaux russes propulsés par des hélices : des soldats russes faisant des raids d'intimidation, ce qui indique que le front se rapproche. Les fuyards comprennent qu'ils doivent s'éloigner au plus vite de la zone de combats, qu'il leur faut déguerpir. Après 22 kilomètres de marche, ils parviennent à Raddatz, un patelin, où ils tombent sur un grand nombre de prisonniers de guerre au repos. Ils s'y intègrent et trouvent de la place dans une grange ouverte à tous les vents et surpeuplées.


Le premier tome était éprouvant : pas du fait d'une narration visuelle trop explicite, ou de commentaires trop chargés de souffrances du narrateur, mais par l'accumulation d'horreurs, à la fois inhumaines et systématiquement remises en contexte avec une prise de recul les rendant encore plus atroces. À la fin du premier tome, les prisonniers de guerre quittent le camp et la fin de la guerre est proche. Mais le chemin pour rejoindre la France s'avère encore très long, très éprouvant, et tout aussi inhumain. L'auteur a retracé ces quatre mois à partir des carnets de note de son père, indiquant chaque fois qu'il y a une imprécision ou une incohérence. Les soldats allemands font voyager leurs prisonniers à pied du 30 janvier 1945 au 05 mai 1945. René Tardi retrouve son foyer en France le 26 mai 1945. Le groupe de prisonniers de guerre dont il fait partie chemine en territoire allemand, avec le front russe qui se rapproche par l'Est. Ils sont trop faibles pour avoir un espoir de tuer leurs geôliers, sans se faire tous abattre par leurs armes à feu. La fuite (quitter la colonne de prisonniers) est possible mais ils deviennent alors des ennemis désarmés et affaiblis en territoire allemands, susceptibles d'être abattus sans sommation. Comme dans le premier tome, l'auteur évoque toutes les maltraitances endurées par son père : malnutrition, froid, absence de soins médicaux, rage de dents, poux et autres parasites, coups de crosse, etc. Comme dans le premier tome, son père l'exprime avec une forme de détachement, presque d'ironie en tout cas un recul détaché de la souffrance. Pour autant l'accumulation produit toujours son effet sur le lecteur.



L'auteur a repris exactement le même mode narratif : chaque page se compose de 3 cases de la largeur de la page, de même dimension, avec une mise en couleurs à base de gris, avec une légère touche de marron, donnant la sensation d'un quotidien très gris, morose et pesant, sans grand changement d'un jour sur l'autre. Cette dernière caractéristique reflète non pas les lieux puisque la colonne de prisonniers de guerre se déplace, mais l'état d'esprit résigné, et la souffrance qui ne les quitte pas. Chaque case comprend un phylactère (le plus souvent rattaché à René), assez copieux commentant la scène ou donnant des informations sur l'avancée de l'armée russe, les nouvelles défaites des allemands, ou des éléments de contexte sur les Lebensborn, les Einsatzgruppen, le pilonnage de Dresde, etc. Comme dans le premier tome, le lecteur se rend compte qu'il consacre la plus grosse partie de son attention à la lecture de ces phylactères, très denses en informations. Ces textes composent une reconstitution historique très riche, et très documentée. En fonction du lieu où leur marche les emmène, le père ou le fils vont décrire ou expliquer ce que sont les Lebensborn (des foyers et des crèches, mais aussi des lieux de rencontre plus ou moins furtive où des femmes considérées comme aryennes pouvaient concevoir des enfants avec des SS inconnus) ou les exterminations perpétrées par les Einsatzgruppen (élimination en masse des cadres polonais, des handicapés, des Juifs et des Tziganes) et leur problématique pour gagner de la place dans les fosses communes. L'effet cumulatif de ces horreurs est également assommant et horrifique : une litanie de barbaries inhumaines sans limite, infligées de manière méthodique. Ces textes ne sont pas pesants du fait de l'ironie sous-jacente de René Tardi dirigée contre tous les militaires et dirigeants de tout poil, mais glaçants quand il fait une allusion en passant au négationnisme, alors que la colonne a marché devant le camp de concentration de Bergen-Belsen.


La complémentarité entre textes et dessins fonctionne comme dans le premier tome. Le lecteur peut éprouver l'impression de ne finalement prêter attention qu'aux textes, jetant à peine un coup d'œil à ces dessins ternes et ces silhouettes aux contours rapidement tracés. Mais à chaque fois qu'il change de page, il ressent l'effet des cases : il sait où se trouve René Tardi. Il a eu un aperçu de la réalité de ce qu'il vit et endure à ce moment-là de la marche forcée, ou des conditions de détention lors des haltes. Il ne s'agit pas d'un détail supplémentaire, mais d'une réalité qui est rappelée à chaque case, qui est incarnée. Impossible d'ignorer les cadavres de prisonniers de guerre au bord du chemin, ou l'exécution sommaire de prisonniers de camp de concentration emmenés en colonne sur la route, ou les pendus, etc. Si l'envie lui en prend, le lecteur se rend également compte que ces dessins à l'apparence fruste recèlent un niveau de détails étonnant. L'artiste représente les bâtiments avec un savoir-faire extraordinaire, qu'il s'agisse d'une grange, ou des façades dans une rue. La reconstitution historique est tout aussi soignée qu'il s'agisse des uniformes ou des armes, des véhicules militaires. Tout participe à rendre concret les faits historiques, ainsi que les lieux traversés par la colonne de prisonniers de guerre.


Le média de la bande dessinée est particulièrement adapté pour raconter des histoires et le lecteur éprouve une certaine impatience de voir René Tardi retrouver sa famille, après les épreuves inimaginables subies pendant sa détention au stalag II-B. La fin de la guerre approche. Tout va rentrer dans l'ordre. En consacrant un tome complet (124 pages de bande dessinée) au retour, Jacques Tardi montre qu'il ne s'agit pas d'une histoire, mais d'une biographie. La vie de son père a ceci de particulier qu'il n'a pas fait partie de prisonniers libérés : la sortie du camp s'est faite sous la contrainte des soldats allemands. Les prisonniers continuent de mourir sous les coups, les privations, l'absence de soin, les exécutions sommaires, dans un pays ravagé par la guerre, avec l'espoir en voyant les avions britanniques passer au-dessus, mais aussi la crainte d'être bombardés. La densité et la précision de la reconstitution historique font œuvre de témoignage, à la fois pour René Tardi, à la fois pour l'inhumanité de la guerre pour les prisonniers, pour les civils, et même (mais par ricochet) pour les soldats.



3 commentaires:

  1. "Gummi" : matraque de caoutchouc. Je ne connaissais pas, mais le sens se devine.

    Les planches que tu proposes en extraits sont superbes ; on s'y croirait presque.

    Les Einsatzgruppen ; sauf erreur de ma part, leur cas était aussi évoqué dans "Wannsee", que tu avais chroniqué. Ça m'avait poussé à consulter un article de Wikipedia : quel choc !

    Pour un peu, ça paraîtrait presque (j'insiste sur le "presque") contradictoire, pour quelqu'un comme Tardi, cette volonté de respect du détail historique dans les choses honnies, notamment dans la reproduction des uniformes, armes, ou véhicules militaires. Si tu vois ce que je veux dire, suite à nos récents échanges... Je suppose qu'il a fait preuve de la même rigueur dans ces ouvrages sur la Grande Guerre.

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    1. On s'y croirait presque : oui, le malaise est très présent. C'est pour moi un tour de force : des dessins assez lâches, et une précision rigoureuse, avec une ambiance où l'on ressent que les individus souffrent et meurent, sans que cela ne devienne voyeuriste.

      Contradiction apparente : je comprends ce que tu veux dire. À la lecture, l'impression est différente. Le premier tome établit ce récit comme une reconstitution historique fidèle de la vie de René Tardi, le père de l'auteur, et je pense que c'est ce qui pousse Jacques Tardi a dû s'investir pour une reconstitution historique la plus fidèle et la plus précise possible. Pour reprendre le Presque, ça peut induire que cette œuvre a été difficile d'abord pour les émotions attachées à son père (l'obligation de devoir prendre du recul), mais aussi pour la contrainte de devoir se montrer rigoureux quant à la véracité historique, de devoir investir du temps pour pouvoir représenter ce qu'il honnit. À la lecture, la confiance qu'on peut accorder à ce qui est représenté, aux faits rapportés dans les cartouches augmente d'autant la conviction du propos.

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    2. Merci pour ce complément d'information qui répond pleinement à ma question.

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