jeudi 3 décembre 2020

Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B

J'étais en colère.

Ce tome est le premier d'une série de 3 dans laquelle l'auteur met en bande dessinée les souvenirs de son père René Tardi. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2012. Elle a été réalisée par Jacques Tardi pour le scénario et les dessins, les couleurs ayant été réalisées par Rachel Tardi. Le tome commence par une introduction de 4 pages rédigée par Dominique Grange, la fille de Jean Grange lui-même vétéran de la guerre de 39-45, et qui deviendra l'ami de René Tardi après la guerre. Elle évoque son grand-père vétéran de la guerre de 14-18, et sa condescendance pour le militaire que fut son fils honteusement défait au combat à ses yeux. Elle conclut sur le devoir de mémoire nécessaire pour les prisonniers de guerre qui peuplèrent des années durant les quelque 120 camps, disséminés à travers l'Allemagne et la Pologne. Suit une introduction de 4 pages rédigée par Jacques Tardi évoquant le fait qu'il avait demandé à son père d'écrire toutes ses anecdotes de prisonnier de guerre qui l'a fait 40 ans après les faits, et remerciant les personnes qui l'ont aidé dans ce projet.


Le jeune Jacques Tardi tout juste adolescent marche au milieu d'une large avenue, avec des voitures défoncées, des carcasses de char (pas des tanks), une fumée noire noircissant le ciel dans le lointain : il se trouve dans les souvenirs de son père. Celui-ci commence à raconter son histoire : nos chefs magnifiques nous avaient donné l'ordre de découvrir l'ennemi et de le détruire. Ça au moins, c'était du limpide même pour les plus limités d'entre nous ! C'était de l'avoine pour les bovins : C'était du militaire ! René revient quelques années en arrière : l'année de ses 18 ans, Adolf Hitler arrive au pouvoir. Il évoque rapidement les conditions très contraignantes de la première guerre mondiale, pour les allemands, sa mère Dame de la Poste, son père cordonnier vétéran de la guerre de 14-18, sa propre inscription à la préparation militaire où il obtient son brevet de conducteur de char, sa rencontre avec Henriette, pupille de la nation (père mort pour la France lors de l'offensive de la Somme le 17 novembre 1916). Puis il s'engage dans l'armée. Ses souvenirs d'un affrontement pendant la guerre entre son char et 2 chars allemands reprennent le dessus. Il explique qu'on appelle ça des chars et pas des tanks, il explique également la différence entre ceux équipés d'une mitrailleuse (les chars femelles) et ceux équipés d'un canon (les chars mâles).



René Tardi finit par indiquer à son fils que son combat entre son char et les deux chars allemands ne s'est pas exactement passé comme ça. Il reprend son histoire chronologiquement : son incorporation au 504e régiment de chars de combat à Valence en 1935, et ses classes pour devenir caporal. Puis il se marie le 07 septembre 1937, et le couple emménage à 300 mètres de la caserne. Le petit Jacques s'étonne que son père ait si volontiers accepté les ordres dans une structure militaire, car ça ne lui ressemble pas. René revient sur le Traité de Versailles de 1919 qui avait installé, en Allemagne, tous les éléments favorables à l'avènement d'un sauveur national, d'humiliation en inflation, de chômage en amertume. Il passe ensuite aux accords de Munich de 1938, l'invasion de ce qui reste de la Tchécoslovaquie, puis l'invasion de la Pologne, et enfin la France et l'Angleterre déclarent la guerre à l'Allemagne. La drôle de guerre se passe, et enfin la compagnie de René Tardi se met en marche : le train part dans la nuit avec 50 chars et le matériel d'accompagnement.


Les deux introductions explicitent clairement la nature du récit : les souvenirs du père de l'auteur, mis en image par son fils, le besoin d'accomplir un devoir de mémoire pour les 1.600.000 soldats capturés envoyés en Allemagne, sur un total de 1.800.000 soldats capturés. La nature du récit dicte sa forme : chaque page se compose de 3 cases de la largeur de la page, chacune occupant environ un tiers de la page. Il y a généralement un seul phylactère assez copieux dans lequel René Tardi raconte sa vie quotidienne en s'adressant à son fils, incorporant son avis ou son ressenti sur ce dont il parle. De temps à autre, Jacques enfant intervient pour poser une question, ou pour se moquer d'une situation ou d'un avis. René et les autres prisonniers militaires arrivent au Stalag II B en page 80. Les auteurs commencent donc par resituer le contexte de la seconde guerre mondiale, du point de vue du sous-officier qu'est René, mais aussi de manière un peu plus large avec la mention de l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler, du Traité de Versailles, de la préparation insuffisante de la France pour juguler les volontés expansionnistes de l'Allemagne, que ce soit au niveau du gouvernement, au niveau militaire. Ils continuent ensuite avec les premiers jours de guerre de René commandant son char qui ne comporte comme équipage, qu'un mécanicien, jusqu'à ce qu'il soit fait prisonnier et emmené jusqu'au camp.



Le récit consacre ensuite un peu plus de 100 pages aux 4 ans et 8 mois passés au camp de prisonniers. Les auteurs rentrent dans le détail du quotidien : les poux, les colis, la mafia de la Poste, le curé et les messes, les rafles de travailleurs, les colis de la Croix Rouge, les porteurs de pommes de terre, la collecte des excréments, les sportifs, les posten, les joueurs de cartes, les radios pour capter la BBC, la politique du maréchal Pétain, les accords de Vichy, la bouffe toujours la bouffe, les poêles occupés, le manque de savon, le typhus, la prison, l'infirmerie, l'évolution de la guerre, les collaborationnistes, la faim, les clopes, le travail obligatoire, etc. Du début jusqu'à la fin, le lecteur n'éprouve aucune sensation d'ennui : le père et le fils évoquent concrètement les aspects pragmatiques du quotidien, dormir (en trouvant un casier où s'allonger), manger (jamais assez), se laver (en essayant de dégoter du savon), aller aux toilettes, la promiscuité, la résistance passive contre les soldats du camp, les coups et les brimades, et bien sûr le marché noir organisé par les prisonniers. De plus, René Tardi se porte volontaire pour aller travailler dans une exploitation agricole, ce qui le fait changer de lieu, d'occupation, et de d'organisation carcérale pendant quelques temps. En outre, ils intègrent le fait que les prisonniers ont réussi à disposer de radios, et qu'ils se tiennent informés de l'évolution de la guerre, et qu'ils perçoivent en quoi les défaites des allemands augmentent la dureté de leur traitement, et dans le même temps amènent des prisonniers de nationalité différente au Stalag II B.


Le lecteur se rend vite compte qu'il commence chaque case en lisant le texte, ne jetant qu'un coup d'œil distrait au dessin. Il est sous le charme de la personnalité de René Tardi qui transparaît dans ses jugements de valeur, et dans ses tournures de phrase incorporant quelques mots d'argot. Il apprécie la question de Jacques pour obtenir une phrase d'explication sur un terme technique ou contextuel come pupille de la nation, cinquième colonne, Noël Roquevert (1892-1973, acteur), AOF & AEF, bouteillon, charbon de Belloc, gummi, kréoline, la relève. Il se rend compte que la violence des traitements, la déshumanisation, les privations sont exposées, mais avec une réserve et une pudeur toutes masculines qui n'étalent pas au grand jour la souffrance physique et psychologique, ce qui rend la lecture finalement agréable car René Tardi semble tout supporter sans se plaindre (à part pour la faim), et en gardant un espoir que tout cela connaîtra une fin, sans subir l'angoisse de la mort. Ce qui n'empêche pas qu'il constate le décès de ceux physiquement plus faibles, des camarades ayant eu un mot de trop ou un regard malencontreux, des polonais race honnie par les allemands, des soldats sénégalais, des russes, etc. Du coup, il finit par se demander ce que lui apporte les images.



Après tout, les dessins ne sont que descriptifs, mais c'est déjà leur première qualité. Chaque case constitue une reconstitution historique d'une grande qualité donnant à voir les uniformes, les chars, les uniformes des soldats des différentes armées, les barraques de prisonniers, les châlits, la boue, la promiscuité, les effroyables conditions sanitaires, etc. Par exemple, le père explique le rituel de la distribution du pain chaque soir, en indiquant : il fallait respecter la distribution du pain, c’était une véritable cérémonie, une messe un pataquès extrêmement sérieux. Le dessin montre un groupe de 5 prisonniers se livrant au rituel de peser chaque tranche pour s'assurer que chacun ait exactement la même part : le souvenir s'incarne, avec l'extraordinaire capacité de l'artiste à donner vie à des individus avec des bouilles expressives. Le second effet direct des dessins est de rappeler au lecteur à chaque case la réalité du lieu : le camp d'emprisonnement, l'intérieur des barraques, les toilettes, la soupe, les barbelés, la boue, les conditions climatiques, le rituel de l'appel et du comptage, etc. Jacques Tardi réussit à faire en sorte que chaque case, chaque séquence soient visuellement différentes, tout en rappelant régulièrement la présence des barbelés, des conditions de vie, en montrant les prisonniers se côtoyer. Il met tout son savoir-faire de bédéaste au service des souvenirs de son père, laissant le texte de ce dernier au premier plan, conduisant la narration jusqu'à faire paraître les dessins presque superfétatoires. Cependant, il s'agit bien d'une bande dessinée, et les informations visuelles viennent en complément du texte pour faire exister chaque personne, chaque lieu, sans jamais se retrouver redondantes avec ce que disent les mots.


Ce tome constitue une expérience de lecture singulière : une bande dessinée où les dessins semblent superflus, des mémoires de 1.680 jours d'un prisonnier de guerre, durs sans être pesants, une reconstitution historique minutieuse sans être pédante, une immersion dans un quotidien impossible à imaginer. À la lecture, il devient évident que le fils Jacques a effectué un travail extraordinaire de narration, rendu invisible pour être fidèle à la parole de père René. Il s'agit d'un récit dense, cru sans être vulgaire, terrifiant sans être déprimant, un devoir de mémoire très vivant, rendu savoureux par la personnalité de René Tardi qui ne se considère pas comme une victime passive et qui pointe du doigt les coupables de cette défaite de la France, les comportements mesquins et odieux des collaborationnistes qu'ils soient dans la France occupée, à Vichy, ou dans le camp Stalag II B. Le tome 2 retrace le retour en France de René Tardi, et le tome 3 sa vie après la guerre.



4 commentaires:

  1. Tu parles d'une bande dessinée en couleurs ?... Ou est-ce du noir et blanc avec des nuances de gris et du sépia ? Parce qu'il y a bien un fond ronge, mais à part ça...

    Merci de cet article très complet, qui donne une idée détaillée de ce à quoi peut s'attendre le lecteur potentiel. Certains passages de ton billet m'ont rappelé des souvenirs de la même époque de mon grand-père paternel.

    De Tardi, je lirai ses quatre albums de "Nestor Burma" une fois que j'en aurai terminé avec "Adèle Blanc-Sec" ; je les ai ajoutés à ma liste.

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  2. Je ne m'étais même pas aperçu de l'apparente contradiction sur les couleurs. La page des crédits indique Couleurs : Rachel Tardi, et précise Prix de la mise en couleurs au Festival de Sollès-Ville en 2012.

    En refeuilletant l'album, il est effectivement en noir & blanc avec des nuances de gris, avec une légère touche marron pour du gris bis. il y a moins d'une dizaine de pages comprenant du rouge. Donc la mise en couleurs correspond essentiellement à ces nuances de gris.

    J'ai dû lire 3 ou 4 albums de Nestor Burma (avant que je n'écrive des commentaires) dont je garde un excellent souvenir pour les représentations de Paris. Pour l'instant, il n'y a pas d'autre album de Tardi dans ma pile à lire.

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  3. J'aurais mis le temps mais j'ai enfin lu cet article !

    J'ai particulièrement aimé ton approche sur la fondamentalité du texte, et le fait que le dessin ne vienne qu'en deuxième, tout étudié pour servir au mieux le premier. Je ne m'étais pas rendu compte de ce parti-pris à la lecture de l'album.
    Je constate en tout cas que mon choix de cadeau était le bon...

    Le festival de Solliès-Ville. J'y étais ! (et j'y retourne ce soir (à Solliès-Ville) pour fêter Halloween avec mes enfants, d'ailleurs (le festival a toujours lieu le dernier week-end du mois d'aout, et le village de Solliès-Ville est à quelques km de chez moi. C'est là que j'ai rencontré la plupart des plus grands auteurs, et que j'ai obtenu des dédicaces, notamment une de Moebius en personne quand j'avais 15 ou 16 ans)). Tardi en a été le président à plusieurs reprises. Une fois il a exposé les planches de cet album (celui de l'article), que l'on a pu admirer avec mon fils. Ensuite nous sommes allé boire un café sur la place du village, en plein festival, et Tardi était assis à la table juste à côté avec les organisateurs. Mon fils a eu droit à un clin d'oeil du maitre...

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  4. Bonjour Tornado,

    Oui, ce choix était le bon. Je t'en remercie encore car sans toi, je ne me serais jamais aventuré dans cette trilogie don la lecture a été une expérience extraordinaire.

    Les planches de Tardi : il fait partie des bédéistes pour lesquels je me serais déplacé pour les voir, curieux de découvrir la réalité concrète et les potentielles traces de réalisation des dessins.

    En espérant que votre Halloween vous ait comblé.

    Bonne journée

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