dimanche 29 novembre 2020

Juliette : Les fantômes reviennent au printemps

C'est inévitable, tous les parents traumatisent leurs enfants.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2016. Elle a été réalisée par Camille Jourdy pour le scénario, les dessins et les couleurs. L'autrice a également réalisé une trilogie à succès : Rosalie Blum : L'intégrale.


Juliette a pris le train pour se rendre à Dijon et elle regarde le paysage défiler par la fenêtre : les maisons, les rails, un dépôt de marchandise avec ses camionnettes de livraison, des pylônes EDF, des pavillons de banlieue, etc. Deux mamies viennent s'installer sur une banquette de l'autre côté de la travée, ayant failli rater leur train en se trompant d'une heure sur son horaire. Dans sa maison de banlieue, Marylou prépare ses deux enfants (Simon 11 ans, et le petit) pour les emmener à l'école. En revenant de les déposer, elle s'arrête devant la boutique Au Bal Masqué, et le gérant en sort pour la saluer. Ils flirtent un peu, et ils s'embrassent sur la bouche, puis elle redémarre, la voiture derrière klaxonnant avec insistance. Juliette est descendue du train et sort de la gare, mais personne n'est venu la chercher Elle se rend à pied jusqu'au petit immeuble où habite son père. Elle sonne, son père Jean lui ouvre en s'étonnant de la voir, puis en s'excusant parce qu'il pensait qu'elle n'arrivait que demain, même si Marylou, la sœur de Juliette, lui a répété au moins vingt fois. Il oublie tout, d'ailleurs si Juliette croise la télécommande, qu'elle la lui donne car ça fait quinze jours qu'il est coincé sur M6. Elle se rend dans sa chambre qu'elle retrouve comme elle l'a laissée quand elle est partie pour Paris. Elle est là, pour quelques jours de vacances.


Au café-restaurant Le Tropical, Polux (monsieur Georges), un habitué, est en train de changer une ampoule, à la demande de la patronne Nénette. Puis il va s'en jeter un au comptoir et papote avec un autre habitué qui le charrie sur la fois où il l'a vu en robe avec du rouge à lèvres. Marlène qui est en train de jouer aux fléchettes demande à connaître l'anecdote. Elle lui propose de faire ça aux fléchettes : si elle gagne, il doit se déguiser en femme, si elle perd elle se déguise en homme. Elle part avec un troisième habitué. Après un coup d'œil au chien dans son panier, aux grilles de loto et au pichet d'eau pour l'anisette, Polux rentre chez lui. Il fume une cigarette sur le chemin. C'est un sacré bazar chez lui, et il appelle tout haut : Brigitte ? Il constate que même sa femme imaginaire ne lui répond pas. Le soir, Marylou s'occupe de son plus jeune : elle fait le cheval, lui passe son pyjama avec l'aide de son mari qui fait faire ses exercices d'allemand à son fils Simon. Le petit gigote dans tous les sens et finit par renverser le verre de magnésium de Simon, ce qui énerve la maman. De son côté, Juliette surfe tranquillement sur internet pour un projet personnel. Puis elle finit par céder à la tentation et faire une recherche en entrant les mots : Battements de cœur irréguliers. Elle prend connaissance des résultats puis se rend dans le salon où elle s'assoie silencieusement sur le canapé à côté de son père. Il ne lève pas les yeux de son journal, ne dit rien, ne prête pas attention à sa présence. Elle se lève en indiquant qu'elle va faire un tour dehors.



Scènes de la vie ordinaire : la plus jeune revient passer quelques jours chez son père, rend visite à sa sœur, va voir sa grand-mère chez elle, va voir la maison où sa famille occupait un appartement avant que ses parents ne divorcent, fait connaissance superficiellement avec le nouveau locataire, s'inquiète pour sa propre santé, participe au repas de famille pour l'anniversaire des 12 ans de Simon. En parallèle, l'autrice consacre des séquences à la vie quotidienne de Marylou, et à celle de Polux. C'est mignon et doux, sans beaucoup de tension dramatique, même si quelques moments saugrenus surviennent. Camille Jourdy utilise des couleurs pastel, générant cette sensation de douceur. Elle détoure les personnages et les éléments visuels avec un trait de crayon fin, légèrement irrégulier comme s'il n'était pas complètement assuré, mais avec une grande précision. Il s’agit donc d'un choix conscient de l'autrice pour marquer une forme de délicatesse vis-à-vis de ses personnages. De temps à autre, elle passe en mode couleur directe, avec un rendu évoquant le Douanier Rousseau, mais avec plus de détails concrets, alliant ainsi une forme de naïveté, avec un regard attentif aux détails, toujours avec douceur. 


Le lecteur se prend au jeu de côtoyer ces personnages inoffensifs, mais avec des caractéristiques bien établies qui les rendent uniques et humains. Il se balade avec eux dans une zone urbaine sympathique, sans être riante, mais sans être agressive non plus. Il se demande vaguement ce qui a motivé Juliette à venir passer quelques jours chez père, s'il y a une autre raison que de voir sa famille quelques jours. Rapidement, il se retrouve dans leurs limites qui le rendent humain : le côté hypocondriaque de Juliette, les cachoteries de Marylou, la maladie d'Alzheimer de la grand-mère, le manque de motivation de Jean, le manque de motivation d'une nature différente de Polux, le comportement fofolle de Claire Girard-Sellier (la mère de Juliette & Marylou), etc. L'artiste met en œuvre une direction d'acteurs de type naturaliste, et chaque personnage devient émotionnellement très proche et très réel pour le lecteur. Il sourit de temps à autre devant des moments saugrenus qui dénotent avec la banalité du quotidien avec le train-train très ordinaire des uns et des autres. Ça commence avec la relation extraconjugale de Marylou et son amant qui arrive toujours déguisé. Ça continue avec des événements comme les tableaux réalisés par Claire Girard-Sellier et exposés dans une galerie, l'adoption d'un poussin par Polux. Ce ne sont pas des événements impossibles ou délirants mais ils sortent de l'ordinaire en comparaison du reste.



Mais quand même de temps à autre, le lecteur se retrouve surpris. Pour commencer, il ne s'attend pas au degré de détail dans les descriptions visuelles. Quand Polux ouvre la porte de son appartement en rentrant chez lui, le lecteur peut détailler tout le bazar présent dans chaque case : cadre de travers, chaussette solitaire par terre, table basse encombrée par un percolateur et des magazines, téléphone à même le sol, chaussure esseulée, classeurs jetés sous la table basse, calculette, stylo, cendrier pot de yaourt vide, quignon de pain, tout ça sur la table basse. Alors que les dessins peuvent donner l'impression d'être à destination d'enfants du fait de leur douceur, la finesse de la description s'adresse à des adultes : l'attention portée à chaque décoration intérieure, la possibilité d'identifier chaque essence d'arbres ou de plantes, les motifs des toiles cirées sur les tables, l'aménagement paysager du jardin de Marylou et Stéphane, la diversité des formes et des architectures des pavillons du quartier, le décor de la cuisine de Marylou, le revêtement de sol du café-restaurant, etc. Il s'aperçoit également que l'autrice réalise entre 9 et 10 cases par page ce qui représente une narration visuelle dense. Elle choisit avec habileté les cases sans décor en arrière-plan, et celles avec un environnement minutieusement représenté. Sous une simplicité apparente, se trouve une narration visuelle riche et sophistiquée.


Le lecteur se rend également compte que ces personnages en apparence un peu falots et bonne pâte souffrent tout autant que lui, à commencer de la solitude. Juliette est également inquiète pour sa santé, son père Jean semble avoir renoncé à toute envie, tout objectif. Polux semble s'être résigné à une vie sans amour, sans enjeu. Marylou n'est clairement pas heureuse de sa situation, malgré une famille aimante, un mari compréhensif et aidant, un amant très attentionné. Il ne s'agit pas d'un mal être existentiel pour attirer l'attention, ni d'une insatisfaction insaisissable, incontrôlable. Les personnages n'en font pas un drame mais ils n'en souffrent pas moins. Camille Jourdy se montre très habile à faire exister ses personnages en douceur, mais aussi à développer son propos en arrière-plan, presqu'en catimini. Marylou et son amant se retrouvent une dois par semaine, dans la serre du jardin de la première. C'est pratique et anecdotique, mais pas tout à fait car c'est aussi un clin d'œil à Adam & Ève dans le jardin d'Eden. À l'une de leur rencontre, l'amant arrive déguisé en loup, cela s'inscrit dans une série de déguisement animalier, un de plus comme les autres, mais pas tout à fait. C'est aussi le loup dans la bergerie qu'est la cellule familiale, et en plus dans la scène suivante, Juliette évoque le conte du Petit Chaperon Rouge, en parlant avec sa grand-mère, en particulier les grandes dents du loup.



Un peu plus tard se déroule le repas d'anniversaire des 12 ans de Simon, en famille, avec les parents de son père (Stéphane), et les parents divorcés de sa mère (Marylou), Juliette et sa grand-mère. Machinalement, Juliette, Marylou et leurs parents se lancent des piques, pas méchamment, les piques habituelles dans une famille, mais qui justement font mal parce qu'elles proviennent d'eux. Dans l'une des dernières scènes, Marylou conduit la voiture de sa mère Claire, avec Juliette sur le siège passager, et leurs deux parents divorcés (Claire et Jean) sur la banquette arrière. L'autrice a ainsi inversé le schéma habituel des enfants derrière et les parents devant, comme si la nouvelle génération avait pris les rênes de l'avenir. En fonction de son histoire personnelle, de ses relations avec les membres de sa famille, le lecteur peut être saisi par la justesse pénétrante de la dynamique relationnelle entre 2 personnages. Par exemple, il peut être surpris que Jean n'adresse pas la parole à sa fille Juliette qui séjourne chez lui. Il comprend plus tard que c'est sa manière à lui de respecter l'indépendance de sa fille, de ne pas revenir dans une dynamique paternaliste, et qu'il n'a pas su comment établir une autre forme d'échanges avec sa fille devenue adulte.


Voici une bande dessinée qui sort des sentiers battus : l'histoire est banale avec une narration tellement douce qu'elle rend les événements d'une extraordinaire banalité. Dans le même temps, sous la douceur des couleurs et des formes, la narration visuelle s'avère être d'une grande richesse dans les détails, d'une grande évidence dans la direction d'acteurs, d'une grande justesse dans la représentation de ce quartier tranquille mais pas générique. Le mal être diffus des personnages ne vire pas au drame. Pour autant il n'est ni ridicule ni léger au point de pouvoir être écarté d'un simple revers de main. Il faut un peu de temps au lecteur pour comprendre que ces individus semblent comme figés dans une stase, dans un comportement qui ne peut plus évoluer, comme s'ils avaient abdiqué leur capacité à évoluer. Mais dans le même temps ce constat, cette acceptation de leur fonctionnement émotionnel figé ne les empêche pas de vivre avec et d'apprécier les autres. Ces individus se sont retrouvés confrontés à leurs limites, et ils oscillent entre résignation (et donc défaitisme) et acceptation (et donc possibilité de faire avec). Une bande dessinée tout en douceur, d'une grande sensibilité pour la vie d'êtres humains qui ne sont pas des gagnants dans l'âme.




mardi 24 novembre 2020

La Vie de Bouddha - Édition prestige T02

Les forts l'emportent, les faibles disparaissent.

Ce tome est le deuxième d'une intégrale en 4 tomes : il fait suite à La vie de Bouddha 1. Il comprend 11 chapitres du récit, écrits, dessinés et encrés par Osamu Tezuka (1928-1989). Les différents chapitres sont parus de 1972 à 1983, et le récit total comprend environ 2.700 pages, réparties en 4 tomes pour cette troisième édition en VF. Ce manga en noir & blanc raconte la vie de Siddhārtha Gautama (orthographié Siddharta dans le manga), le premier Bouddha, le chef spirituel d'une communauté qui a donné naissance au bouddhisme. Il commence par une carte de l'Inde et du Népal situant les principaux lieux du récit : Kapilavastu, Lumbini, Kosala, Kushinagar, Bodh Gaya, Magadha.


Siddhârta se réveille dans la forêt où il a dormi, adossé à un arbre. Il remarque que plusieurs animaux se sont rapprochés de lui et l'observe. Il va se laver le visage dans la rivière. Accompagné par des oiseaux, des faons, des lapins, des écureuils, une louve et son petit, il va contempler le paysage en contrebas de la hauteur où il se trouve, et il se déclare prêt à affronter les épreuves que le monde peut lui envoyer. Il arrive à une ferme où il est accueilli par le fermier à qui il explique qu'il veut se rendre au Magadha. L'homme le présente à son épouse et lui indique qu'ils ont recueilli un autre bonze. C'est ainsi que Siddhârta du Kapilavastu fait connaissance avec Dhépa du Kosala. Après un repas difficile à avaler, composé pour moitié de grains, et pour moitié de gravier, le fermier donne une tunique puante à Siddhârta. Puis les époux expliquent qu'ils ont trente-deux enfants et qu'ils souhaitent que les bonzes prennent en charge Asaji avec eux : un jeune garçon d'une dizaine d'années avec un gros sparadrap sur le front, chauve et la morve au nez. Ils prennent leurs jambes à leur cou et s'en vont en courant. Répondant à une question de son compagnon, Dhépa explique qu'il s'est brûlé lui-même son œil gauche.



La discussion continue chemin faisant : Dhépa explique pourquoi il s'est ainsi fait souffrir en développant le sens du mot Ascèse, ainsi que son objectif. Plus on maltraite son corps, et plus on purifie son cœur, plus les désirs s'éloignent. Il ajoute que la plus grande ascèse qui lui ait été donnée de voir, c'est de choisir de vivre comme un animal. Il parle de son maître Naradatta qui se déplace à quatre pattes, a renoncé à parler et est aveugle. Dhépa joint le geste à la parole en traversant un champ de ronces. À contre cœur, pour ne pas être semé, Siddhârta fait de même, souffrant de nombreuses entailles. Puis ils se baignent dans une rivière, et Dhépa l'entraîne au fond de la rivière pour lui apprendre à arrêter de respirer. Ils sortent de l'eau, mais y replonge aussitôt parce qu'ils ont aperçu Asaji cheminant sur la berge, toujours avec la goutte au nez. Ils arrivent enfin au pays de Vaji où demeure Baghawa, un ascète. Ils rencontrent un vieil homme qui leur indique que l'ascète est au milieu de la tour avec les oiseaux Ils y pénètrent et découvrent les os de Baghawa qui a été dépecé et dévoré par les vautours. Ils ressortent et le vieil homme les avertit qu'une troupe arrive à l'horizon : il s'agit de Tatta et de Miguéla et de leur troupe de brigands.


Il est déconseillé de commencer par le deuxième tome, car il s'agit d'une biographie chronologique de Siddhârta Gautama, le premier bouddha du nom, et de nombreux personnages sont déjà apparus, tissant des relations interpersonnelles. Dès la première page, le lecteur retrouve les idiosyncrasies visuelles d'Osamu Tezuka. Il a adopté une narration visuelle tout public, en particulier pour les personnages. Il les représente de manière simplifiée avec des contours arrondis, des membres parfois allongés, des pieds parfois sans les doigts de séparés. Ce choix permet au récit de ne pas tomber dans la facilité du gore, et d'éviter l'écueil de la titillation des poitrines féminines souvent dénudées par les tenues vestimentaires. Ce choix peut parfois décontenancer du fait de sa candeur, voire de sa naïveté, ou des expressions de visage très franches. Pour autant, les dessins ne sont pas toujours très plaisants à voir. Par exemple, la représentation d'Asaji est très premier degré : il a vraiment une goutte de morve qui pend de sa narine droite, ce qui est peu ragoûtant. Il est également difficile de prendre du recul en voyant le jeune Dévadatta (une dizaine d'années) attaché sur un cadre de bois pour être dévoré par les bêtes sauvage pendant la nuit, à nouveau parce que la représentation est premier degré, très factuelle. Il y a ainsi plusieurs passages dramatiques d'une intensité visuelle difficile à soutenir malgré les apparences gentilles des dessins.



Comme dans le tome 1, le lecteur est vite pris par la fluidité de la narration visuelle, son rythme plein d'entrain, son évidence. Il est tout autant pris par sa richesse, sa variété, sa diversité. Osamu Tezuka est un conteur extraordinaire, mettant à profit les nombreuses possibilités de la bande dessinée, avec un naturel confondant. Cases en trapèze, passages dépourvus de phylactères et de cartouche de texte, traits de vitesse (par exemple pour la trajectoire de flèches), séquences animalières, variation du nombre de cases (avec une page découpée en 28 cases, p. 249), dessin en pleine page ou en deux tiers de page consacré à un paysage naturel ou une construction humaine, cases de la largeur de la page, cases de la hauteur de la page, etc. Le lecteur se rend vite compte que ce tome se lit plus facilement que le premier, même s'il y a des nouveaux personnages, et bien sûr des situations différentes. Il se rend également vite compte que cette facilité de lecture ne rime pas avec un appauvrissement du récit. L'auteur continue à insérer des touches d'humour, souvent visuelles, avec des moments de pantomime pour la direction d'acteurs, qui peuvent surjouer, ou passer en mode burlesque, un sourire apparaissant tout naturellement sur le visage du lecteur. Certaines formes de comique se retrouvent également dans des dialogues décalés ou absurdes également réussis. Parmi les registres comiques, Tezuka continue à faire un usage maîtrisé des anachronismes : une référence au comportement des hommes loups qu'on voit au cinéma, un personnage (Mossa) qui utilise un fusil pour tirer sur un géant (Yatara), les brigands de la troupe de Tatta qui défilent réclamant des sous et protestant contre les licenciements, et quelques autres encore.


Comme dans le tome 1, les horreurs continuent de survenir et à chaque fois le lecteur compatit à la situation du personnage car Tezuka a l'art et la manière de les rendre vivants. Au fils des pages, le lecteur sent son cœur se serrer en assistant impuissant à des actes atroces : enfant maltraité, enfant tuant ses camarades de jeu à coup de pierre, une colonie d'abeilles exterminant une autre colonie d'abeilles, soldats tués net, transpercés par une volée de flèches, jeune femme couverte de pustules dues à la maladie, adolescent dévoré par les bêtes sauvages, épouse battue par son mari, etc. Le futur bouddha l'avait annoncé dans le premier tome. Pourquoi vivons-nous ? Pour souffrir. Cette accumulation de souffrances est rendue encore plus pénible par celles que les ascètes s'infligent de leur propre gré, elles aussi de terribles mortifications physiques pouvant mener jusqu'à la mort. Là encore les dessins relèvent d'une approche naïve, tout en transcrivant bien l'intention et les moyens des individus, montrant clairement ces pratiques. Ces différents éléments racontent donc le parcours de Siddhârta vers l'éveil, avec cette phase de pratique des austérités (les mortifications de l'ascèse) et ses rencontres avec d'autres êtres humains. Le lecteur retrouve donc certains personnages du premier tome : Dhépa, les 5 ascètes (Kondaniya, Baddiya, Bappa, Mahanama et Janussoni, en fait ils ne sont plus que 4), Naradatta, Tatta & Miguéla, le roi Suddhodana & la reine Maya, Prasenajit et son fils Virudhaka, etc. Non seulement il les reconnaît facilement grâce à leur apparence mémorable, mais en plus l'auteur sait s'y prendre pour effectuer un rappel discret et naturel pour les resituer. Il n'y a que pour Prasenajit et sa situation qu'il réalise 4 pages de résumé. Le lecteur fait la connaissance de nombreux autres personnages : Dévadatta, Gaguéra, Asaji (qui ressemble à l'Enfant aux 3 yeux, un autre manga de Tezuka), la princesse Visaka, le général Sukhanda, sa majesté Senya Bimbisara, la très mignonne Sujata, le colosse Yatara, et quelques autres encore, tous aussi mémorables que les précédents. Afin de pouvoir installer ces personnages, l'auteur est parfois amené à leur consacrer un chapitre de plusieurs dizaines de pages dans lequel Siddhârta n'apparaît pas, comme une forme de digression, mais indispensable pour comprendre ce qui se joue dans leur relation avec Siddhârta.



Dès la première séquence, l'auteur fait bien comprendre au lecteur qu'il s'agit de sa version ou de son interprétation de la vie du futur bouddha. Cela commence avec une scène quasiment empruntée à un dessin animé Disney, avec les animaux de la forêt gentiment assis en arc de cercle autour de Siddhârta en attendant qu'il se réveille. À plusieurs reprises, il y a ainsi une mise en scène de la relation harmonieuse à la nature entre cet humain et la vie sauvage. Dans le même temps, la narration repose sur une approche pragmatique et naturaliste, Osamu Tezuka prenant grand soin de rendre plausible tout ce qu'il raconte. Quand Siddhârta fait l'expérience mystique du lien qui unit toutes les formes vivantes, le lecteur peut le voir comme une forme d'illumination provoquée par les privations et par l'enjeu émotionnel énorme de la situation. Quand Mosa se trouve confronté à Yatara un géant de 7 mètres de haut, Tezuka fait en sorte de dessiner ce dernier avec un stature plutôt de 2,20 mètres ou 2,50 mètres ce qui reste extraordinaire mais possible. Il y a donc une volonté d'auteur de rester dans le domaine de la biographie d'un être humain, plutôt que dans l'hagiographie d'une figure mythologique. Si son intérêt dépasse la biographie (déjà très riche), le lecteur s'attache au parcours spirituel de Siddhârta Gautama. Il en observe les différentes étapes : le questionnement sur la souffrance physique et psychologique, la remise en cause des mortifications, l'illumination relative à la source unique de toute vie, la peur de la mort, les sources de la souffrance comme par exemple la maladie, la pauvreté, la discrimination. Il regarde alors les souffrances des autres personnages dont Siddhârta croise la route, pour en noter la cause, mais aussi pour observer la manière dont ils subliment ou non leur souffrance, dont ils la reportent sur autrui ou non, autant de chemins que Siddhârta a délaissé, ce qui leur rend unique par comparaison.


Ce deuxième tome s'avère encore plus réussi que le premier avec une narration visuelle et une composition de chapitres plus naturelles, plus faciles à suivre, et tout aussi denses. Osamu Tezuka réussit un extraordinaire numéro d'équilibriste entre drames accablants et comédie rehaussant les drames, sans nuire à leur sensibilité, racontant son interprétation de la vie de Siddhârta Gautama, de manière naturaliste, au lieu d'une version mythologique ou divine. Le lecteur occidental se doute bien que certains éléments doivent plus parler à des lecteurs japonais pour qui il s'agit de leur culture collective, mais cela ne gêne en rien, ni même ne devient manifeste. Il est entièrement pris dans ces drames humains, dans cette narration unique en son genre associant génie visuel et sensibilité hors pair, fasciné par le parcours du futur bouddha, à la fois par sa vie, à la fois par sa progression spirituelle.




vendredi 20 novembre 2020

Conan le Cimmérien - Les Mangeurs d'hommes de Zamboula

Une beauté telle que toi pourrait conduire un homme à la folie.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui peut être lue sans aucune connaissance du personnage principal ou des écrits de Robert Ervin Howard (1906-1936). Sa première parution date de 2020 et s'inscrit dans la collection Conan le cimmérien, publiée par Glénat, une série d'ouvrages indépendants adaptant les textes d'Howard. Cette bande dessinée a été réalisée par Gess pour le scénario, les dessins, et la mise en couleurs. Elle comprend 46 planches, et elle constitue l'adaptation de la nouvelle Shadows in Zamboula initialement parue en 1953. L'album se termine avec un texte de deux pages, rédigé par Patrice Louinet explicitant les circonstances de la rédaction de cette nouvelle, avec la couverture de Weird Tales de 1935 réalisée par Margaret Brundage, avec la planche d'essai réalisée par Gess (en noir & blanc, et en couleurs, et 6 illustrations hommage en pleine page réalisée par Sylvain Ferret, Boris Beuzelin, Stéphane Branger, Lionel Marty, Benoît Blary et Danijel Žeželj.


Aux confins du désert de Kharamun se trouve la cité de Zamboula, d'abord édifiés par les stygiens, puis enlevée par les envahisseurs de Turan qui en firent l'avant-poste occidental de leur empire. Elle est dirigée par le satrape Jungir Khan, sous l'influence de sa maîtresse Nafertari. Conan le cimmérien séjourne dans cette ville et se retrouve sans le sou, après avoir payé une chambre pour la nuit dans l'auberge d'Aram Baksh. Dans le souk, il regarde les courtisanes en écoutant un vieil homme, un voleur, lui parler de cet aubergiste et de la réputation de son établissement, de la disparition de nombreux individus y ayant séjourné, des soupçons pesant sur lui sans jamais une preuve tangible. Le vieil homme continue en indiquant que seuls des étrangers disparaissent dans cette auberge, personne n'osant s'attaquer à des autochtones. Conan a tout bien écouté sagement, et conseille au voleur de fuir car l'escouade du guet approche. L'autre prend ses jambes à son cou, et Conan sort au milieu de la rue, les cavaliers de l'escouade passant de part et d'autre de lui. Il a un petit sourire aux lèvres. Puis il s'en va par les ruelles du souk jusqu'à l'auberge où il toque violemment sur la porte, jusqu'à ce qu'Aram Baksh vienne lui ouvrir. Conan demande une chope de vin de Ghazan, puis Baksh le conduit jusqu'à sa chambre, en levant et remettant de nombreuses barres de fer à chaque porte franchit sur le chemin.



La nuit tombée, Conan quitte sa chambre. Il traverse dans la cour de l'auberge qui est déserte. Il sort dans la rue qui est absolument déserte également. Ayant eu la confirmation qu'il n'y a personne dans les rues de Zamboula la nuit, il retourne s'allonger sur son lit dans sa chambre en prenant soin de replacer toutes les barres de fer et de refermer tous les verrous. Malgré tout un intrus parvient à pénétrer dans sa chambre, armée d'une massue hérissée de pointes. Conan se saisit de son épée posée à côté de lui et occis son agresseur, puis sort d'un bond dans le couloir : personne. Il revient dans sa chambre. Le cadavre est allongé par terre, l'entaille faite par l'épée au niveau du sternum, bien visible. Conan constate que sa victime a les dents taillées en pointe : il en déduit qu'il s'agit d'un esclave cannibale du Darfar. Conan a bien compris que l'irruption du cannibale a été rendue possible par l'aubergiste et il se lance à sa recherche pour se venger. La porte de sa chambre ayant été verrouillée, il sort par la fenêtre et se met à escalader le mur jusqu'à arriver sur le toit. Il entend des cris dans la rue en dessous de lui : une femme nue est en train de courir, poursuivie par trois cannibales. Il se jette dans la ruelle et s'interpose.


L'adaptation d'une œuvre littéraire en bande dessinée constitue un exercice délicat : il faut trouver le bon équilibre entre la fidélité au texte, et entre son interprétation, une vision personnelle de l'œuvre. En ce qui concerne Conan, cela s'avère encore plus délicat car le lecteur est venu chercher du Conan, c’est-à-dire la personnalité de Robert E. Howard, et qu'il y a déjà eu de nombreuses interprétations du personnage, à commencer par les comics Marvel, en particulier les histoires en noir & blanc du magazine Savage Sword of Conan, mais aussi des interprétations cinématographiques dont celle d'Arnold Schwarzenegger, et de nombreux clones dérivés de l'original, au point d'un diluer le goût et de faire paraître l'original dépassé et insipide. Le lecteur se retrouve donc un peu déconcerté de voir qu'un auteur tel que Gess se lance un projet où le risque est grand de faire plus fade, ou de trahir l'esprit de l'auteur originel. Pour cette collection, l'éditeur a construit son projet sur une adaptation des textes originaux de Howard : la tentation est donc forte de reprendre texto des morceaux du livre et de les illustrer. Dans la postface très réussie, Patrice Louinet indique qu'en plus cette nouvelle est une histoire calibrée de l'écrivain, pour plaire à son éditeur. Il ajoute : l'histoire n'est ni crédible, ni vraisemblable, mais on sent que Howard s'en moque ouvertement. En particulier, le passage au cours duquel Zabibi danse nue au milieu des serpents semble en effet n'avoir été écrite qu'avec deux objectifs en vue : vendre la nouvelle et fournir à Margaret Brundage une scène idéale pour son illustration de couverture.



Dans un premier temps, le lecteur peut effectivement se dire que Gess reprend des passages du livre à l'identique pour présenter la ville de Zamboula, puis en aménage d'autres sous forme de dialogues entre Conan et le voleur âgé pour exposer les informations nécessaires à expliquer l'intrigue. Cela se reproduit à deux ou trois reprises au cours du récit : le lecteur tourne la page et découvre que la suivante contient de copieux phylactères, quand Zabibi explique sa situation et celle de son amant (page 21), quand Baal-Pteor explique qu'il va faire passer un sale quart d'heure à Conan (p. 34), ou encore lors de l'explication final de Zabibi (p. 44). Dans le même temps, dès la première page, le lecteur constate que l'artiste a passé beaucoup de temps pour représenter la ville et sa population. Avec ce mélange très personnel de traits fluides et de traits secs, Gess réalise des descriptions gorgées de détails. Rien sur la première planche le lecteur peut voir une vue générale de cette ville au milieu du désert, avec des formes bâtiments variées, mais participant d'un urbanisme cohérent, les immenses blocs de pierre de la muraille d'enceinte, les différentes types de toit (bombés ou en terrasse), les quelques arbres, les tentes des défavorisés n'ayant pas trouvé de place à l'intérieur, une caravane de chameaux lourdement chargés de marchandises soigneusement arrimés sur leur dos par des cordes, les différents types de tenues des passants, une escorte de gardes en tenue militaire avec de lourdes protection, pour partie à pied, pour partie à cheval, ouvrant le chemin pour un notable à dos d'éléphant, lui aussi richement paré. Et ce n'est que la moitié basse de la première page.


Il apparaît donc immédiatement que pour Gess l'intérêt de l'adaptation réside dans la concrétisation du monde dans lequel évolue Conan, dans la civilisation barbare fantasmée, dans le développement de l'imaginaire associé à ce personnage plus grand que nature. Effectivement l'artiste ne ménage pas sa peine. Chaque planche permet au lecteur de se projeter dans des lieux tangibles, à l'opposé de bâtiments génériques vaguement esquissés, en contraste total avec des structures informes et prêtes à l'emploi, vidées de toute personnalité parce que piochées dans des clichés visuels ayant dégénéré du fait d'une simplification paresseuse ou industrielle. La richesse de la narration visuelle fait passer l'intrigue au second plan, et le lecteur comprend que l'auteur ait pu jeter son dévolu sur cette histoire ni crédible, ni vraisemblable : il jouit ainsi d'une grande latitude d'adaptation. Tout du long, le lecteur prend son temps pour observer chaque lieu dans le détail : la salle d'audience du satrape (le temps d'une case en page 5), les étals du souk avec la mise en valeur des marchandises, le patio intérieur de l'auberge (planche 10), la rue déserte dans laquelle Conan vient en aide à Zabibi (p.16), les statues simiesques sur le mur d'enceinte du temple d'Hanuman, la statue gigantesque et monstrueuse d'Hanuman, le salon de Baal-Pteor, la chambre du palais du satrape, etc.



Les pages de Gess font exister un monde en totale cohérence avec la nature du récit, de son personnage principal, des individus et des créatures qui le peuplent, avec un vocabulaire graphique riche et adapté, comme l'avait fait Gustave Flaubert dans son roman historique Salammbô (1883). Il ne s'agit pas pour autant d'une suite de tableaux figés. L'auteur a réalisé 5 pages dépourvues de texte qui racontent l'histoire par le seul dessin, avec en particulier les planches 8 & 9. Dans la 8, Conan se tient au milieu de la rue, alors que les cavaliers de la garde passent de part et d'autre : son visage affiche dans une attitude de défiance amusée irrésistible. La planche de la page 9 comporte 4 cases de la largeur de la page, montrant le cheminement de Conan qui avance dans la rue, emprunte un passage couvert, ressort dans une rue d'habitation dépourvue de commerce, pour arriver dans la rue de son auberge. Le lecteur a eu la sensation de traverser ces différents quartiers à une distance respectueuse du cimmérien. À plusieurs reprises, le lecteur se rend compte qu'il prend son temps pour savourer la construction d'une planche ou d'une séquence. Par exemple le cheminement dans la rue quand Zabibi explique son cas à Conan : une vue de dessus de plusieurs rues avec escaliers et façades ouvragées, et le duo placé à quatre endroits différents dans cette unique case pour montrer leur progression. Ou encore les scènes de combat : Gess n'aligne pas juste quelques cases avec Conan dans des postures avantageuses, il montre la suite logique des mouvements et des déplacements dans un plan de prises de vue adapté, avec des cases spectaculaires.


Cette richesse de la narration visuelle et ces savantes compositions nourrissent l'intrigue qui devient une aventure dans un monde très consistant et cohérent. Gess va encore plus loin dans son travail d'adaptation, tout en respectant l'intention de l'auteur. Il est impossible de faire abstraction du fait que Zabibi soit représentée nue dans chacune de la vingtaine de pages où elle est présente, y compris de face. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver ça plus ou moins de bon goût, et même plus ou moins légitime. À l'évidence c'était l'intention de Robert E. Howard d'avoir cette touche assumée d'érotisme, en particulier pendant la danse des serpents, touche présente dans d'autres aventures de Conan comme Conan le Cimmérien - La Fille du géant du gel adapté par Robin Recht. En cela Gess est le digne héritier de Philippe Druillet et de son adaptation de Salammbô ou des bandes dessinées de Richard Corben (Den) assumant la logique de leur récit barbare jusqu'au bout, sans hypocrisie pudibonde.


Adapter un récit de Conan n'est pas chose aisée, ni pour respecter l'intention de l'auteur originel, ni pour faire quelque chose d'original. Gess surprend en se lançant dans ce projet et surprend encore plus avec une version extraordinaire de cette histoire qui combine à merveille l'écriture de Robert E. Howard (sans recopier des paragraphes entiers), une interprétation personnelle avec des visuels enrichissant l'original sans le trahir, et une narration visuelle extraordinaire.



dimanche 15 novembre 2020

Jessica Blandy, Tome 17 : Je suis un tueur

Je peux m'en sortir par l'écriture.


Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 16 : Buzzard Blues (1999) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2000, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée par Renaud (Renaud Denauw), et mise en couleurs par Béatrice Monnoyer. Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 5 - Magnum Jessica Blandy intégrale T5 qui contient les tomes 14 à 17.


Dans une grande ville de la côte Ouest des États-Unis, Jessica Blandy fait la connaissance d'August Dance, avec qui elle avait rendez-vous. Ils vont participer au même programme de thérapie. Il lui explique qu'il s'est inscrit pour surmonter ses angoisses : la maladie qui le contraint à porter une perruque et un corset, le fait de savoir qu'il va mourir dans quelques mois. Ils s'assoient sur un banc dans un parc pour évoquer ce qui les attend : le prix assez élevé, le fait que souvent les participants ne tiennent qu'une semaine ou deux, le fait de vivre à deux vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le fait qu'August ne connaisse pas de meilleure thérapie que la haine. Il se lève, prend congé et lui donne rendez-vous à jeudi prochain pour la première réunion de leur groupe. Un inconnu arrive, en jean et blouson noir. Il s'assoit à côté de Jessica, prenant la place laissée vacante par August, sort une flasque d'une poche de son blouson et s'octroie une généreuse lampée. Il la propose à Jessica, en lui indiquant qu'il n'a pas de maladie. Elle accepte et s'octroie également une généreuse lampée. Angel est un peu surpris et lui dit qu'elle boit comme un mec. Il repart.


Le jeudi suivant, les participants sont réunis dans une grande salle avec le responsable du programme : Tatch (le responsable), Jessica Blandy, August Dance, Billy Sender, Philip Lascomb, Alex Skoras. Tatch leur explique qu'ils vont vivre à deux pour les semaines à venir : le tirage au sort aboutit aux tandems suivants Jessica avec Alex (un tueur), August (malade) avec Tatch, Billy (fils d'une mère riche et autoritaire) et Philip (patron d'un bureau d'avocats, marié, deux enfants, et homosexuel). À la sortie de la réunion, Alex propose à Jessica d'aller piquer une tête dans l'océan : elle répond qu'elle n'a pas de maillot. Lui non plus, mais ça ne l'arrête pas. Jessica l'observe mais ne le rejoint pas. Ils continuent avec un piquenique sur les dunes devant la maison de Jessica. Alex lui pose des questions sur sa vie privée comme le prévoit le programme de la thérapie. Pourquoi n'est-elle pas amoureuse ? Y a-t-il des hommes qui ont compté pour elle ? Elle évoque Scott Mitchell et son assassinat, ainsi que son mariage forcé qui a engendré son dégoût pour les Doors. Puis elle évoque des musiciens qu'elle apprécie : John Mayall, Keb Mo, JP. Harvey, Burt Bacharah, Otis Redding, Giulini dans la sixième de Beethoven, Bernstein dirigeant Mahler, la chanson de Dumbo lorsque sa maman le berce. Jessica Blandy finit par interrompre la conversation, et va au-devant de Victoria qui arrive avec le jeune Rafaele.



Le précédent album semblait avoir confirmé une ligne directrice : Jessica Blandy recommence à faire faire face à des individus pas bien dans leur tête, du fait de l'influence pernicieuse d'un mystérieux individu dénommé Razza. Rien de tout ça dans cet album. Cette fois-ci, elle a décidé de participer à un programme thérapeutique, avec une méthode des plus étranges : vivre à deux en acceptant de répondre aux questions de l'autre, et de se soumettre à des tests réputés violents. Le programme fonctionne sur la base d'un groupe de 6 ou 7 personnes (6 pour cette session) qui sont appairés pour une durée de plusieurs semaines. Comme il s'agit d'une psychothérapie, les participants sont affligés d'un petit grain, plus ou moins prononcé pour participer à un tel programme si peu orthodoxe. Le lecteur fait connaissance avec eux lors de la réunion du jeudi. Renaud a donné une apparence bien distincte à chacun : Tatch avec sa barbe, sa queue de cheval et son surpoids, August avec sa gueule d'ange et son physique avantageux, Billy jeune, un peu chétif, rouquin, avec un regard fuyant attestant de son manque d'assurance, Philip portant bien la cinquantaine avec élégance et assurance, mais déconcerté par la découverte de sa sexualité profonde, et Alex bel homme moins souriant et moins solaire qu'August déclarant de but en blanc qu'il est un tueur. Le langage corporel de chacun est différent, en cohérence avec leur caractère.


Jean Dufaux a conçu son intrigue sur la base de plusieurs mystères. Quelle est la véritable raison pour laquelle Jessica Blandy s'est inscrite dans un programme thérapeutique aussi peu orthodoxe ? Que faut-il comprendre quand Alex déclare qu'il est un tueur ? Comment se fait-il que l'inspecteur de police Robby s'intéresse de si près à plusieurs membres de ce groupe ? Tout du long de ce tome, le lecteur peut apprécier le savoir-faire des auteurs en termes de narration visuelle, pour éviter que ce thriller psychologique ne se limite à une succession de têtes en train de parler. Le scénariste prend bien soin de varier les lieux dans lesquels se déroulent les discussions, et le dessinateur est toujours aussi précis et minutieux dans ses descriptions, sans jamais surcharger ses cases, sans jamais donner l'impression de tomber un registre démonstratif. Ainsi le lecteur peut admirer le singulier pylône qui abrite l'horloge à côté de laquelle Jessica attend son rendez-vous, les différentes plantes d'agrément du jardin autour du banc où elle s'assoit, la très belle façade de briques et de poutrelles métallique abritant la salle de réunion du jeudi, la verrière dominant l'immense salle de restaurant où dînent Billy et sa mère, l'installation portuaire à l'horizon quand Alex se baigne nu, les aménagements intérieurs de la villa de Jessica qu'elle s'est fait construire dans le tome 7 (Répondez, mourant…), le port de plaisance en arrière-plan alors que Gus Bomby et Jessica prennent un vers sur un ponton, les bouteilles d'alcool bien alignées sur les étagères derrière le bar, ou encore une belle vue sur la ville depuis un talus herbeux surélevé. Le lecteur est à nouveau sensible à la mise en couleurs qui vient discrètement compléter les surfaces détourées par les traits encrés.



Les auteurs ont également apporté un soin patent aux circonstances des différentes discussions, à la fois quant à ce que les personnages sont en train de faire, à la fois à leur état d'esprit. Il revient à nouveau à Renaud de montrer qu'aucune discussion n'est semblable à une autre, par le positionnement des personnages, leur occupation, leurs postures, et l'expressions de leur visage. Le lecteur commence par assister à la discussion entre Jessica assise sur un banc, avec August, puis avec Angel. Effectivement, il observe deux interlocuteurs très différents : l'un souriant et détendu, l'autre au visage fermé et au regard inquisiteur à en être inconvenant, les différences ne se limitant pas aux particularités physiques ou à la tenue vestimentaire. De même, pendant la réunion du jeudi, chacun des 6 participants se tient de manière différente sur sa chaise, avec une expression de visage différente quand vient son tour de prendre la parole pour exposer sa situation. Jessica et Alex ont deux discussions différentes sur la plage : le lecteur constate par lui-même que leur tonalité est différente, et pas seulement du fait qu'il s'agit d'un piquenique la première fois et pas la seconde. Comme souvent, Jessica Blandy se retrouve nue, et cela donne lieu à un jeu malsain entre elle et un voyeur. Ici cette séquence dure 4 pages et elle est soumise à rude épreuve, sans pour autant qu'il y ait une menace de type agression sexuelle, ou une volonté d'humiliation liée à la nudité. Cette conversation, comme les autres, charrie des enjeux d'ordre psychologique, des jeux de manipulation pervers. La direction d'acteurs permet de bien visualiser ce qui se joue, sans que le scénariste n'ait besoin de recourir à des bulles de pensée, ou à ces cartouches de texte avec le flux de pensées ou les commentaires d'un personnage.


Cette épreuve psychologique entre Angel et Jessica revoie à une de ses aventures traumatisantes dans les tomes 9 & 10. D'ailleurs, au fur et à mesure des discussions, Jessica Blandy évoque les traumatismes qu'elle a subis dans plusieurs de ses aventures précédentes : l'assassinat du premier homme dont elle a été amoureuse dans Jessica Blandy, tome 1 : Souviens-toi d'Enola Gay (1987), son mariage forcé dans Jessica Blandy, tome 3 : Le Diable à l'aube (1988), son dressage pour devenir une prostituée dans une ville frontalière dans Jessica Blandy, tome 6 : Au loin, la fille d'Ipanema... (1990), ainsi que la perte de la poupée de Loretta, la mort de Kim, le terrible Jalaga, etc. Du coup, cette histoire parlera plus à un lecteur de longue date, qu'à un lecteur de passage, même si elle reste intelligible pour ce dernier. La structure du récit apparaît progressivement, dévoilant deux enjeux différents : le déroulement de la thérapie et ses mises en danger, l'enquête qui se déroule en filigrane et qui ne se dévoile que très progressivement, impliquant un autre des personnages récurrents de la série, à l'hygiène douteuse, et aux méthodes répugnantes. Le lecteur revoit également passer Gus Bomby, à la recherche d'une nouvelle secrétaire, puisque la précédente a mal terminé, une nouvelle référence à un autre tome. Le scénariste boucle son intrigue par une suite de dialogues successifs entre Jessica Blandy et 4 interlocuteurs, dans un format un peu artificiel, mais qui fonctionnent quand même grâce à l'attention portée à la mise en scène.


Le lecteur est un peu décontenancé que le scénariste laisse de côté Razza au profit d'une enquête masquée par un programme de thérapie. Mais il retrouve avec grand plaisir la narration visuelle descriptive impeccable de Renaud, tout en discrétion, ainsi que l'art avec lequel Jean Dufaux confronte des personnages traumatisés, ou sous l'emprise d'un traumatisme. Il voit avec plaisir Jessica Blandy faire preuve de son caractère bien trempé, à l'opposé d'un comportement de victime. Il souffre avec elle à l'idée qu'elle doive manger un œuf, la scène la plus éprouvante de ce tome. Il ressent tout le malaise de cette enquête faisant ressortir les noirceurs de l'âme humaine, sous le sympathique soleil de la côte ouest.



mercredi 11 novembre 2020

Thérapie de groupe - Tome 1 - L'étoile qui danse

 Un esprit vain dans un corps gras

Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs comptant 49 planches, dont la première édition date de 2020. Elle a été réalisée par Manu Larcenet : scénario, dessins, couleurs.


Une nuit, un éclair zèbre le ciel, non loin d'une maison isolée où une lumière brille encore à une fenêtre. Le bédéaste Jean-Eudes Cageot-Goujon est assis devant sa table à dessin, le regard sans le vide. Soudain, il fait des grands gestes et déchire la page sur laquelle il travaillait. Il sort dehors avec les lambeaux de page dans les mains, et d'autres éclairs déchirent la nuit. Il estime qu'il est un auteur fini, alors qu'il y a quelques années il était au sommet du monde de la BD. Il se souvient des gros titres des journaux, que les éditeurs et les starlettes dormaient devant sa porte. On le surnommait le Donald Trump du neuvième art. Mais maintenant il n'a plus d'idées. Lors de sa dernière interview avec l'animateur de radio Jean-Jacques, il a pipeauté en déclarant qu'il en avait plein. Avant il pondait un chef d'œuvre tous les deux ou trois mois. Aujourd'hui fini la musique. Le trou noir sur la page blanche.


Coupure : un gag en une page mettant en scène la silhouette de Jean-Jacques & Bruno, en costard-cravate, échangeant des banalités. Jean-Eudes Cageot-Goudon se dit qu'il pourrait clamer que c'est conceptuel, qu'il explose les codes narratifs du récit traditionnel, qu'il fait de la bédé plus proche du quotidien. Mais au fond de lui, il sait que ce ne sont que de pauvres excuses, que le vrai problème c'est sa finitude. Il continue de courir dans la nuit avec des lambeaux de page dans les mains, avec la conscience aiguë de sa sécheresse intellectuelle, d'être un esprit vain dans un corps gras. Il finit par tomber par terre en s'étant accroché dans un fil barbelé, roulant le long d'un talus pour finir sur le dos. Il est retrouvé dans cet état le lendemain matin par son fils et sa fille, le premier ironisant sur le fait que son père a encore fait un voyage initiatique. Puis Cageot-Goujon réalise un page à l'attention des winners, des boute-en-train, des bons vivants et des bienheureux congénitaux, voici comment réussir sa finitude… Peu de temps après, les journaux et les magazines titrent sur sa déchéance, le fait qu'il ne dessinera plus, sa tentative de suicide. Cageot-Goujon se met à pleurer lors d'une nouvelle interview avec Jean-Jacques. Ce dernier partage avec lui une citation de Friedrich Nietzsche sur la création artistique : il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse.



Ce qui marque le plus le lecteur au départ, c'est l'hétérogénéité de la narration. Ça commence avec une case sur la moitié de la première page qui évoque une ambiance de récit d'horreur, ça continue avec un individu caricaturé (gros nez, gros ventre, yeux sans pupille et langage corporel outré). On passe ensuite à un dessin en pleine page où des journaux et des magazines se recouvrent les uns les autres. En page 8, on passe à un gag en 1 page, à base de 2 silhouettes de cadres en cravate sur fond vide. Au fil des pages, le lecteur découvre des scènes visuellement inattendues comme des peintures rupestres, une peinture à la manière de Raphaël (1483-1520, le peintre italien de la Renaissance), une gravure représentant la tête de Léonard de Vinci (1452-1519), un strip à la manière de Charles Schulz (1922-2000), un fac-similé de manga sur le boucher-ninja de Bourg-la-Reine, etc. Il en va de même pour le récit qui pose le cadre de l'auteur fini qui n'a plus d'idées, pour ensuite s'éparpiller dans des interviews radio, des strips inventés pour l'occasion (Jean-Jacques & Bruno, l'aventure au bureau), les courses chez le boucher, une société dystopique dans laquelle les dépressifs sont hors la loi, pourchassés et emmenés dans des camps, l'art à la préhistoire et à la Renaissance, un récit de science-fiction qui se déroule en 6043. Il ne faut pas que le lecteur soit allergique à ce genre construction qui ne se cantonne pas un seul style, ou à une fil directeur linéaire, à une inventivité tout azimut.


Pour autant, le lecteur comprend rapidement que ce qui peut sembler autant de digressions ou une sorte de fourretout à la bonne franquette reste bien dans le cadre posé au début : un auteur de BD fini, ayant épuisé son inspiration. En outre, dès la deuxième page, Manu Larcenet explicite sa démarche : derrière l'image publique de Manu Larcenet, il y a l'auteur Jean-Eudes Cageot-Goujon, beaucoup moins séduisant et sans aura particulière, en fait le vrai type qui sue sang et eau pour réaliser les bandes dessinées, et dont Manu Larcenet n'est que l'avatar public, sympathique, brillant et à l'aise. Avec un tel cadre, le lecteur est assuré que l'auteur va parler de quelque chose qu'il connaît bien : son métier. En outre, la première page donne le ton visuel de la narration : la caricature. Tout du long du récit, Jean-Eudes Cageot-Goujon n'apparaît que comme obèse, avec un gros nez, pas de cou, des yeux globuleux, des oreilles décollées, et un langage corporel dans l'exagération. Il faut le voir avaler des médicaments en prenant l'armoire à pharmacie et la tenir au-dessus de sa tête pour que les médicaments lui tombent directement dans la bouche. La forte expressivité de ce personnage de papier provoque un réflexe d'empathie irrépressible : le lecteur ressent ses émotions, avec le recul généré par l'exagération, sans chantage aux sentiments. Le récit se situe donc dans le registre de la comédie dramatique, avec une composante comédie prépondérante. Jean-Eudes peut être vu comme l'avatar émotionnel de l'auteur, sans filtre.



En gardant à l'esprit la nature comique de la narration, le lecteur peut voir dans ce tome une autofiction : l'auteur parle de lui avec une distance certaine, les faits relatés étant déformés par l'exagération. Du coup, l'horizon d'attente du lecteur n'est pas l'exactitude factuelle, mais le mode comique qui met en lumière certains aspects de la vie de l'auteur, ou plutôt des affres de la création. Ce terrible effroi de la page blanche est en opposition totale avec le ton humoristique, ce qui peut parfois générer une dissonance cognitive chez le lecteur qui prend alors le parti du rire, ou de l'angoisse, ne pouvant concilier les deux. En effet, il est paradoxal que Larcenet se mette en scène en tant que créateur en panne d'inspiration, alors que sa narration fait feu de tout bois, avec une inventivité épatante. Impossible de prendre au premier degré cet auteur fini, quand la narration enchaîne les scènes visuellement inattendues. Du coup, l'auteur apparaît comme un créateur très créatif, alors qu'il met son avatar en scène comme quelqu'un souffrant de dépression, avec une tendance à la panique allant jusqu'à des comportements à risque, tout en ayant conscience des conséquences négatives pour les membres de sa famille.

Pour peu qu'il ait déjà traversé une phase de déprime (sans aller forcément jusqu'à la dépression), le lecteur se retrouve tout naturellement dans les émotions de Jean-Eudes Cageot-Goujon. Assurer un interlocuteur que tout va bien alors qu'on se sent être un imposteur incompétent, avec une très belle expression de visage montrant l'assurance fondre à chaque question, des gouttes de sueur perler, et un sourire forcé. Se contraindre à travailler pour produire quelque chose de potable, alors que rien de marche, avec des dessins montrant la frustration se transformer en colère, et s'extérioriser par de grands gestes et un hurlement. Se laisser emporter par le bien-être qu'apportent des médicaments anti-douleurs ou antidépresseurs, anxiolytiques, cet état second où l'angoisse est neutralisée, avec le regard bien chargé de Jean-Eudes. Au fil des séquences, il relève également les troubles associés à la dépression : labilité émotionnelle (passer de la concentration à la rage), auto-dévalorisation (la journée passée à glander, alors que son épouse a travaillé toute la journée à un rythme soutenu), agitation, ruminations, trouble de la conduite alimentaire, etc. À ce titre, la page 35 montre une journée type de l'auteur, entre grasse matinée, repas déséquilibré, temp passé à jouer de la guitare, oubli d'aller chercher les enfants à l'école, zéro productivité, l'exagération comique rendant chaque case irrésistible.



Mais cette bande dessinée ne relève pas de l'auto-apitoiement : outre le malaise bien réel et sentant le vécu de Jean-Eudes, il est question de source d'inspiration, d'idée du siècle de gag drôle, de projets. Larcenet s'amuse bien avec son avatar à la recherche de l'idée du siècle, et de son inquiétude de savoir si un gag est drôle. L'amusement est présent tout du long : le lecteur s'amusant à découvrir aussi bien un coloriage pour savoir quel est l'état d'esprit de Manu Larcenet (page 15) que la muse de Raphaël dégustant un sandwich au pastrami (page 26), ou encore les prénoms des enfants de Jean-Eudes et la raison de ce choix (Lilith Glooarasatan, pour sa fille). L'amusement passe aussi par la mise en scène d'artistes bien connus ou oubliés : un homme des cavernes (oublié) représentant des mammouths sur la paroi d'une caverne, Raphaël, Snoopy de Charles Schulz (1922-2000), Paul Cézanne (1839-1906). Au fil des gags, des crises de colères et d'abattement, il se dessine un questionnement sur les modalités de la création, mais aussi sur la nature du projet à réaliser, l'idée assez motivante pour en valoir le coup, le temps à investir, l'intérêt pour l'auteur et pour le public potentiel. L'exemple des peintures rupestres fait penser à une bande dessinée relatant le réel, descriptive et informative. L'exemple de Raphaël est explicite : mettre en scène des sujets religieux pour la gloire de Dieu. La société anti-dépressifs est à la fois un commentaire sur l'obligation de paraître heureux, mais aussi un récit d'anticipation constituant une réflexion sur les relations dans une société. Le récit de science-fiction en 6043 fait penser aux œuvres de Moebius, avec une interrogation existentielle, et la matérialisation de la fameuse étoile dansante évoquée par Nietzsche, pouvant s'apparenter à un clin d'œil à l'Incal. Au travers de ce qui peut ressembler à des digressions, Manu Larcenet parle de son métier, du questionnement de l'auteur sur l'utilisation de son énergie créatrice, d'une réflexion sur la façon de s'y prendre, de l'angle d'attaque à choisir entre idée/objectif, forme, idiome, structure, savoir-faire, surface, pour reprendre le principe exposé par Scott McCloud dans L'Art invisible (1993).


Encore une BD de Manu Larcenet qui met en scène un avatar transparent, sur le thème de l'artiste tourmenté par les affres de la création, avec une structure un peu éparpillée. Oui, mais en même temps une bande dessinée très drôle, avec un recul impressionnant sur ses angoisses, et une réflexion très fine sur la motivation et la discipline à créer et à réaliser une bande dessinée.



dimanche 8 novembre 2020

Fredric, William et l'Amazone

La blessure à l'œil


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, rehaussée de lavis, avec quelques cases en couleurs, dont la première édition date de 2020. Elle a été réalisée par Jean-Marc Lainé pour le scénario, Thierry Olivier pour les dessins, l'encrage et les lavis. Ce tome se termine avec un dossier de 20 pages comprenant des pages à différents stades d'avancement, des documents d'époque, et un texte édifiant de Lainé commentant le processus de création. La dernière page comprend une bibliographie présentant 6 ouvrages de référence, ainsi qu'une courte biographie d'un paragraphe présentant les deux auteurs.


Chapitre 1 : 1922-1935. Fredric Wertham écrit une lettre à son ancien professeur Sigmund Freud. Il relate qu'il se trouve accoudé au bastingage du navire arrivant en vue de New York, en train de passer au large de la Statue de la Liberté. Dans le même temps, il s'interroge sur les paramètres du déterminisme social susceptibles d'engendrer la violence. Il se fait déposer à destination par un taxi. Il avise un kiosque à journaux en descendant du taxi et achète un journal. En le feuilletant, il est frappé par l'expressivité des personnages du comicstrip. Dans sa maison, William Moulton Marston est confortablement installé dans son fauteuil, et sa femme lui apporte le journal où un article évoque ses travaux sur le détecteur de mensonge, et plus particulièrement sur la pression systolique. Il se félicite qu'on parle de ses travaux, réalisées avec son assistante Olive Byrne, alors que sa femme ironise sur le fait qu'il s'agit plutôt de sa maîtresse. Il ajoute qu'il travaille sur le manuscrit de son prochain livre Le détecteur de mensonges, et qu'il a été contacté par un avocat qui souhaite utiliser ledit détecteur pour innocenter son client. Wertham est reçu par le directeur de l'université Johns-Hopkins de Baltimore dans le Maryland, qui l'engage. L'avocat présente son client James Frye à Marston en prison. Il teste le détecteur de mensonges. Le jugement a lieu et Frye est reconnu coupable, les résultats du détecteur n'étant pas reconnus par le tribunal. L'avocat fait observer à Marston que grâce à lui, son client a quand même échappé à la chaise électrique. Le compte-rendu de l'audience fait l'objet d'un article dans un grand quotidien, et il se félicite que son invention y soit mentionnée. Wertham peste contre la supercherie de la pression systolique dont il ne reconnaît pas la validité scientifique.


William Moulton Marston continue de tester son invention, cette fois-ci dans ses bureaux, sur une jeune femme qui capte bien le sous-entendu d'être attachée sur un fauteuil. Peu de temps après, il impose à sa femme Elizabeth le fait qu'Olive Byrne s'installe chez eux, instituant ainsi un ménage à trois. En 1927, Wertham est naturalisé citoyen américain. En 1928, Marston travaille pour un studio d'Hollywood à essayer d'anticiper les goûts du public. À Los Angeles, la police de Chicago engage un dénommé Leonarde Keeler, l'inventeur de l'émotographe. Le 26 août 1928 naît Pete, le fils d'Elizabeth et William. Peu de temps après, le studio d'Hollywood apprend à Marston qu'ils n'ont plus besoin de ses services, du fait de la mise en œuvre du code Hays. Il comprend bien qu'ils l'ont remplacé pour un prestataire moins cher, vraisemblablement Keeler. En décembre 1934, la police arrête le tueur en série Albert Fish. Son évaluation psychologique échoit à Fredric Wertham.



Voici un projet aussi alléchant que sujet à caution : rapprocher deux psychologues ayant vécu à la même époque, et ayant une incidence à long terme sur les comics américains. L'un a créé Wonder Woman en 1941, l'autre a jeté durablement l'opprobre sur les comics avec un livre paru en 1954. Indéniablement, la structure et la narration présentent des particularités qui attirent l'œil et l'attention du lecteur. Les auteurs ont choisi de ne pas toujours respecter l'unité de lieu et de temps dans certaines pages : une séquence peut se terminer aux deux tiers, et une autre sans rapport commencer dans le dernier tiers. Marston semble systématiquement arborer un sourire factice, d'autant plus éclatant que le dessinateur ne représente pas de séparation entre les dents. Il peut arriver que certaines scènes ne débouchent sur rien. Par exemple page 15, Marston place ses capteurs sur les bras et les jambes d'une jeune femme pour un test : le sourire et le regard intense de la demoiselle semble indiquer qu'elle saisit bien le sous-entendu de domination contenu dans cette situation. Pour autant la page d'après passe à une discussion sans rapport évident entre Marston et son épouse, et il n'est plus jamais question de cette jeune dame. De temps à autre, un bras ou une tête semblent un peu trop gros ou un peu trop petit, ou trop court. Les emprunts à Watchmen (1986/1987) de Dave Gibbons & Alan Moore s'apparentent à du recopiage, par exemple la scène d'entretien entre Albert Fish et Wertham, avec un découpage en 9 cases de la planche et une mise en couleurs contrastée entre présent et images dans l'esprit du psychologue.


Dans le même temps, le lecteur se rend vite compte qu'il ne s'agit pas d'amateurisme. Les auteurs reconstituent une époque précise, ou plutôt développent plusieurs thèmes dans une structure complexe totalement maîtrisée : l'évolution de l'image des comics, au travers de la trajectoire en miroir de deux personnalités très différentes. Au fur et à mesure qu'il découvre les pages, le lecteur relève de nombreuses autres caractéristiques qui attestent d'un ouvrage très réfléchi. Pour commencer, il est découpé en 4 chapitres, chacun correspondant à une époque : de 1922 à 1935, de 1935 à 1940, de 1940 à 1945, et de 1945 à 1956, chacune placée sous le signe d'une personnalité historique différente (Sigmund Freud, puis Albert Fish, Adolph Hitler, Joseph McCarthy). À l'opposé d'un dispositif gadget pour ajouter une caution historique factice et creuse, ces références apportent une profondeur de champ thématique au récit. Au fil des pages, le lecteur relève d'autres références visuelles : à Dave Gibbons, à Richard Corben, à un ou deux artistes ayant travaillé pour EC Comics. Là encore il ne s'agit pas simplement de manque d'inspiration ou de citations serviles. Au dos de chaque page annonçant le chapitre, se trouve un facsimilé de comics d'époque constituant à la fois une référence visuelle dessinée à la manière de l'époque, et un jeu thématique avec les éléments développés dans le chapitre en question. Quand il prend un peu de recul, le lecteur se rend compte du soin avec lequel le récit a été construit, par exemple en remarquant que chaque chapitre s'ouvre avec une vue différente de New York, à autant d'époques différentes, avec un investissement tangible pour respecter l'authenticité historique. Ainsi il s'impose comme une évidence qu'il s'agit d'une BD très soignée, tant sur le plan de sa construction, que sur le plan visuel.



S'il est néophyte en histoire des comics, le lecteur découvre deux individus sortant de l'ordinaire. Un psychologue élève de Sigmund Freud (1856-1939) effectuant un métier éprouvant, constructif pour la société : professeur dans une école de médecine de Baltimore, psychologue expert auprès des tribunaux, être humain soumis à l'exposition la plus crue des horreurs commises par un tueur en série, professionnel écoutant la parole des enfants, individu concerné par la société dans laquelle il vit et souhaitant faire de la prévention. Par contraste, les qualifications professionnelles de William Moulton Marston ne sont jamais explicitées. Son apport à la création du détecteur de mensonges n'est pas forcément très important en pourcentage. Il présente un côté bateleur faisant son autopromotion et sa vie privée recèle des zones d'ombre discutables, en particulier en ce qui concerne sa relation avec sa femme. Le récit n'est pas à charge contre lui, mais il ne provoque pas la sympathie. L'artiste met en scène ses personnages avec une direction d'acteur naturaliste, des individus avec une présence souvent intense, un grand soin apporté à la reconstitution historique (décors, tenues vestimentaires, éléments culturels). Le lecteur découvre ainsi plus qu'un pan de l'histoire des comics : la manière dont la société gère une facette de l'image de la violence en son sein, en particulier dans ses publications à destination de la jeunesse.



Pour un lecteur de comics un peu familier de l'histoire des comics, la narration recèle des richesses impressionnantes. L'utilisation de la scénographie de Watchmen (l'entretien entre Walter Joseph Kovacs & le docteur Malcolm Long) s'impose comme une évidence pour celui entre Albert Fish et Wertham : ce n'est pas du plagiat mais un hommage intelligent à bon escient. L'utilisation du kiosque à journaux se révèle tout aussi pertinente et intelligente. Le retournement de la polarisation affective entre les 2 psychologues fait sens : à la fois pour réhabiliter Fredric Wertham, à la fois pour montrer les failles de Marston. D'ailleurs les auteurs ne grossissent pas le trait. Ils évoquent en passant l'intégration d'Olive Byrne dans le cercle familial, le lecteur sachant peut-être que Marston a imposé un ménage à trois à son épouse. Le lecteur relève d'autres références de la culture comics comme le thème visuel de la blessure à l'œil, pointé du doigt par Wertham, l'exemple positif de Wonder Woman pour les lectrices, et bien sûr la participation de Carmine Infantino (1925-2013) et Julius Schwartz (1915-2004), ainsi que l'image de conclusion. Il se rend compte que les aveux d'Albert Fish sont encore plus terrifiants que la confession de Kovacs : voyeurisme, sadisme, masochisme, fétichisme, flagellation active, zoophilie, prostitution, autocastration, pédophilie, ondinisme, coprophilie, cannibalisme. Il prête une attention plus importante aux autres éléments historiques, ayant conscience qu'il s'agit d'autant de parties émergées d'événements qu'il peut aller approfondir s'il est intéressé : par exemple, l'émotographe de Leonarde Keeler (1903-1949), le code Hays (1930-1968), la carrière personnelle d'Elizabeth Holloway Marston (1893-1993, avocate et psychologue), l'activisme militant de Margaret Sanger (1879-1966), etc. Il observe que William Moulton Marston a écrit les aventures de Wonder Woman de 1941 à 1947, alors que Robert Kanigher les a écrites de 1947 à 1968, avec une interprétation différente de celle de son créateur.


Le lecteur peut partir avec un a priori négatif sur une tranche d'histoire des comics réalisée par des français, et un feuilletage rapide de la BD peut le conforter dans son opinion. Si sa curiosité le mène à entamer la lecture, celle-ci s'avère d'une grande richesse, en termes de reconstitution historique, d'évocation de la vie de Fredric et William, de l'importance culturelle de l'amazone, de thèmes abordés qui sont plus larges que juste les comics. En tant que néophyte, il découvre une facette de la société des États-Unis sur la gestion des comics en tant que vecteur culturel de la violence, mais aussi de l'image de la femme. En tant que lecteur chevronné, il découvre que l'ampleur de la richesse de l'œuvre est encore plus grande qu'il n'imaginait, et que Jean-Marc Lainé & Thierry Olivier ont fait œuvre d'auteur pour un ouvrage à la construction sophistiquée et élégante, et à la narration fluide et très agréable.




mardi 3 novembre 2020

Assassine

 

Tout est énigme chez la femme, mais cette énigme a une clef.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2004. Elle a été réalisée par Patrick Delperdange pour le scénario, André Taymans pour les dessins et l'encrage. Cette réédition de 2015 a bénéficié d'une mise en couleurs par Fabien Alquier, l'édition originale était en noir & blanc. Ce tome s'ouvre avec un court avant-propos de l'éditeur agrémenté d'illustrations en noir & blanc. L'histoire compte 74 pages de bandes dessinées.


Simon Davenport est un violoniste professionnel, qui joue dans un orchestre de musique classique. Sa femme Sylvia est décédée il y a deux mois : il l'a retrouvée morte étendue par terre, au bas des marches de l'escalier de leur cave. Après la répétition, Pierre, le flutiste de l'orchestre, le raccompagne en voiture chez lui. Il le dépose à quelques rues de sa maison : Simon le remercie et lui suggère de rentrer rapidement car il recommence à neiger. Terminant son trajet à pied, il croise Marinette et sa collègue, les deux femmes de ménage du Black Jack Club. Elles le saluent et évoquent la fête des fous qui s'est tenue dans la ville il y a quelques semaines. Simon Davenport rentre chez lui en pensant à sa femme défunte, à son cadavre qu'il a découvert au pied des marches. Il ramasse les journaux par terre, s'assoit à la table de la cuisine et en lit un. La une évoque la fête des fous, avec une photographie. La maison de Simon est en arrière-plan, et il y aperçoit une silhouette indistincte derrière les rideaux. C'est impossible parce qu'il n'y avait personne chez lui à cette date-là, et en plus la silhouette est celle de sa femme, déjà décédée à cette date-là.



Le lendemain, Simon se rend au commissariat où il est reçu par le commissaire Franzen, celui qui s'est occupé de l'enquête sur la mort de Sylvia, enquête qui n'est pas encore close. Le commissaire lui fait observer que la photographie n'est pas très nette et qu'il pourrait s'agir d'une simple tache. Il ajoute que le médecin légiste a confirmé les causes du décès de son épouse, et qu'il reste encore à déterminer comment elle a pu ainsi chuter. Simon veut en avoir le cœur net et il se rend chez la photographe qui a pris le cliché qui illustre la une : Marion von Hörvath. Elle accepte de lui présenter les originaux lors de sa prochaine visite. Le soir à la répétition, Simon se fait reprendre par le chef d'orchestre pour son manque de concentration et de justesse sur un Adagio Cantabile. Après avoir papoté un peu avec Pierre, il est e retour chez lui et il repense à ses ébats avec Sylvia. À la nuit tombée, et avec après quelques verres, il finit par redescendre à la cave et y découvre une inscription : Partir, je dois partir, aide-moi. De son côté, Casper Delorme est monté dans la chambre 32 de son hôtel et il observe ce qui se passe dans la chambre d'à côté, par le trou de la serrure. Simon remonte dans son salon et y trouve la porte fenêtre ouverte. Il s'élance dans la neige à l'extérieur pour découvrir l'intrus. Il aboutit dans une clairière enneigée : Casper Delorme se tient devant un grand feu, avec une statuette en bois dans les mains.


Patrick Delperdange est un auteur de romans, avec plusieurs dizaines d'ouvrages à son actif, et également un scénariste de bandes dessinées, par exemple les séries S.T.A.R. (avec Thierry Caiman) et MacNamara (avec André Taymans). Le dessinateur est surtout connu pour la série Caroline Baldwin. Outre les 2 albums de MacNamara, ils ont également collaborés ensemble pour l'album Lefranc, Tome 21 : Le châtiment (2010). Il faut un peu de temps au lecteur pour situer le récit. Simon Davenport est présent dans plus de 95% des séquences : il s'agit donc d'un récit présenté de son point de vue. Il n'a pas complètement surmonté le traumatisme lié à la mort de son épouse et à la découverte de son cadavre. Il est bien évidemment déstabilisé par cette silhouette féminine à la fenêtre de sa chambre à l'étage, dans le journal. De rencontre en rencontre, les bizarreries s'accumulent contribuant à le maintenir dans un état de déstabilisation : la fête des fous, le souvenir sensuel da sa femme, ses difficultés de concentration, l'enquête pas encore clôturée par le commissaire, le comportement décalé de Casper Delorme et ses élucubrations fondées sur des faits concrets, la chanteuse dans le club qui ressemble à sa femme. Le scénariste confronte son personnage principal à des situations et à des déclarations plausibles, mais à la marge de la normalité, au point que le champ des possibles apparaisse plus large que ce que peut concevoir Simon. Du coup, le lecteur lui-même ne sait pas trop sur quel pied danser, s'il doit conserver son cadre cartésien, ou s'il doit supposer que le récit va prendre quelques libertés, de type surnaturelles ou ésotériques, avec le monde normal.



André Taymans joue tout aussi subtilement sur les décalages visuels, peut-être encore plus subtilement. Étant un média visuel où le lecteur contrôle son rythme de lecteur, il faut beaucoup de savoir-faire pour parvenir à maintenir le lecteur dans l'incertitude face à ce que montre clairement un dessin, à ce qu'il décrit. Le dessinateur œuvre dans un registre réaliste et descriptif, avec un degré de simplification évoquant une partie des caractéristiques de la ligne claire, mais avec plus d'aplats de noir, et plus de traits de texture dans les formes détourées, ainsi que des variations minimes dans l'épaisseur des traits de contour. Pourtant, le lecteur s'interroge rapidement : un participant à la fête des fous porte le même masque que les Turlurons dans Tintin et les Picaros (1976), un chien sauvage aboie agressivement, un homme regarde par un trou de serrure, un tableau accroché au mur montre une biche aux abois, encerclée par un meute de chiens de chasse, des gros plans montrent des ecchymoses sur la peau d'une femme, une statuette en bois avec des gouttes de sang à l'entrejambe. Ces éléments visuels ne sont pas impossibles, mais ils sont improbables, nourrissant l'étrangeté de l'ambiance, la possibilité qu'un glissement vers le surnaturel se produise.


Dans le même temps, la narration visuelle s'avère très concrète. Taymans découpe ses planches en une moyenne de 8 cases, sagement alignées, parfois 9 de taille égale. Il représente les décors dans plus de 90% des cases avec une grande rigueur dans la cohérence d'un plan à l'autre, et un sens du détail. Le lecteur éprouve vite une sensation de familiarité à se trouver dans la cuisine de Simon avec sa table basique et son carrelage, dans son salon avec son canapé au motif à fleurs, sa baie vitrée et son carrelage, dans la cave avec l'escalier sans rampe, ou encore attablé au Black Jack Club. Il note aussi des cases qui détonnent dans le flux de la narration visuelle : un gros plan sur une main d'homme posée sur le string d'une femme, un chien sauvage en train de hurler, une tâche de sang sur un sol de terre, un gros plan en biais sur un trou de serrure par lequel passe une forte lumière, la statuette en bois d'une silhouette féminine évoquant la fertilité. Ces éléments visuels s'immiscent dans une séquence, le temps d'une case, et peuvent servir de leitmotiv visuel en revenant un fois quelques pages plus loin, ou en apparaissant dans une autre scène. Il en va ainsi de du chien qui aboie, de la tache de sang, du trou de serrure, de la statuette. Ces motifs visuels sous-entendent une forme de cohérence, de lien entre des événements distincts, de l'existence d'un schéma logique.



Le lecteur se rend compte qu'il éprouve rapidement de l'empathie pour Simon Davenport : son chagrin engendré par son deuil, son intranquillité avec cette photographie montrant la silhouette de sa femme pourtant morte, l'impression de suspicion du commissaire Franzen, ses interactions avec d'autres personnes, toutes en décalage avec ce qu'il ressent, voire insensibles comme les deux femmes de ménage de l'hôtel et du club, Marinette et sa copine. Bien sûr l'individu le plus inquiétant est Casper Delorme. Visiblement, il sait beaucoup de choses sur Sylvia Davenport, y compris des informations intimes, inconnues de son époux Simon. Mais en plus il développe une théorie ésotérique inquiétante sur une présence féminine, la Maquerelle, en s'appuyant sur Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) de Friedrich Nietzsche (1844-1900). Comme Simon, le lecteur est bien embêté pour savoir s'il doit considérer les propos de Delorme comme des élucubrations, ou s'il doit s'en préoccuper du fait qu'elles contiennent une part de vérité et qu'elles semblent identifier un schéma de compréhension qui donne un sens aux événements. À cela s'ajoute une misogynie assumée de la part de cet individu, ainsi que des comportements qui relèvent de la déviance, à commencer par la maltraitance d'une femme, et peut-être pire. La direction d'acteurs se situe dans un registre naturaliste, et André Taymans entretient parfaitement le doute dans l'esprit du lecteur, doute nécessaire pour le récit fonctionne.


Cette histoire plonge le lecteur dans l'incertitude. L'intrigue part d'un point simple : comment une épouse défunte peut se trouver sur un cliché pris après sa mort ? Il n'y a finalement que peu de personnages, certains bizarres comme les deux femmes de ménages, la plupart très normaux. La narration visuelle a visiblement été conçue en étroite collaboration entre le scénariste et le dessinateur, montrant une réalité prosaïque et banale, mais avec des moments déstabilisants, et avec un montage qui joue sur l'association d'image (Que représente ou qu'incarne ce chien sauvage qui aboie ?), sur les motifs récurrents, avec fluidité, sans systématisme. L'état d'esprit du lecteur alterne entre la curiosité de participer à l'enquête, et l'incertitude quant au positionnement du récit, par exemple surnaturel ou non. Il est pleinement satisfait par la résolution et repense à la manière dont Simon Davenport s'est représenté son épouse.