mardi 3 novembre 2020

Assassine

 

Tout est énigme chez la femme, mais cette énigme a une clef.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2004. Elle a été réalisée par Patrick Delperdange pour le scénario, André Taymans pour les dessins et l'encrage. Cette réédition de 2015 a bénéficié d'une mise en couleurs par Fabien Alquier, l'édition originale était en noir & blanc. Ce tome s'ouvre avec un court avant-propos de l'éditeur agrémenté d'illustrations en noir & blanc. L'histoire compte 74 pages de bandes dessinées.


Simon Davenport est un violoniste professionnel, qui joue dans un orchestre de musique classique. Sa femme Sylvia est décédée il y a deux mois : il l'a retrouvée morte étendue par terre, au bas des marches de l'escalier de leur cave. Après la répétition, Pierre, le flutiste de l'orchestre, le raccompagne en voiture chez lui. Il le dépose à quelques rues de sa maison : Simon le remercie et lui suggère de rentrer rapidement car il recommence à neiger. Terminant son trajet à pied, il croise Marinette et sa collègue, les deux femmes de ménage du Black Jack Club. Elles le saluent et évoquent la fête des fous qui s'est tenue dans la ville il y a quelques semaines. Simon Davenport rentre chez lui en pensant à sa femme défunte, à son cadavre qu'il a découvert au pied des marches. Il ramasse les journaux par terre, s'assoit à la table de la cuisine et en lit un. La une évoque la fête des fous, avec une photographie. La maison de Simon est en arrière-plan, et il y aperçoit une silhouette indistincte derrière les rideaux. C'est impossible parce qu'il n'y avait personne chez lui à cette date-là, et en plus la silhouette est celle de sa femme, déjà décédée à cette date-là.



Le lendemain, Simon se rend au commissariat où il est reçu par le commissaire Franzen, celui qui s'est occupé de l'enquête sur la mort de Sylvia, enquête qui n'est pas encore close. Le commissaire lui fait observer que la photographie n'est pas très nette et qu'il pourrait s'agir d'une simple tache. Il ajoute que le médecin légiste a confirmé les causes du décès de son épouse, et qu'il reste encore à déterminer comment elle a pu ainsi chuter. Simon veut en avoir le cœur net et il se rend chez la photographe qui a pris le cliché qui illustre la une : Marion von Hörvath. Elle accepte de lui présenter les originaux lors de sa prochaine visite. Le soir à la répétition, Simon se fait reprendre par le chef d'orchestre pour son manque de concentration et de justesse sur un Adagio Cantabile. Après avoir papoté un peu avec Pierre, il est e retour chez lui et il repense à ses ébats avec Sylvia. À la nuit tombée, et avec après quelques verres, il finit par redescendre à la cave et y découvre une inscription : Partir, je dois partir, aide-moi. De son côté, Casper Delorme est monté dans la chambre 32 de son hôtel et il observe ce qui se passe dans la chambre d'à côté, par le trou de la serrure. Simon remonte dans son salon et y trouve la porte fenêtre ouverte. Il s'élance dans la neige à l'extérieur pour découvrir l'intrus. Il aboutit dans une clairière enneigée : Casper Delorme se tient devant un grand feu, avec une statuette en bois dans les mains.


Patrick Delperdange est un auteur de romans, avec plusieurs dizaines d'ouvrages à son actif, et également un scénariste de bandes dessinées, par exemple les séries S.T.A.R. (avec Thierry Caiman) et MacNamara (avec André Taymans). Le dessinateur est surtout connu pour la série Caroline Baldwin. Outre les 2 albums de MacNamara, ils ont également collaborés ensemble pour l'album Lefranc, Tome 21 : Le châtiment (2010). Il faut un peu de temps au lecteur pour situer le récit. Simon Davenport est présent dans plus de 95% des séquences : il s'agit donc d'un récit présenté de son point de vue. Il n'a pas complètement surmonté le traumatisme lié à la mort de son épouse et à la découverte de son cadavre. Il est bien évidemment déstabilisé par cette silhouette féminine à la fenêtre de sa chambre à l'étage, dans le journal. De rencontre en rencontre, les bizarreries s'accumulent contribuant à le maintenir dans un état de déstabilisation : la fête des fous, le souvenir sensuel da sa femme, ses difficultés de concentration, l'enquête pas encore clôturée par le commissaire, le comportement décalé de Casper Delorme et ses élucubrations fondées sur des faits concrets, la chanteuse dans le club qui ressemble à sa femme. Le scénariste confronte son personnage principal à des situations et à des déclarations plausibles, mais à la marge de la normalité, au point que le champ des possibles apparaisse plus large que ce que peut concevoir Simon. Du coup, le lecteur lui-même ne sait pas trop sur quel pied danser, s'il doit conserver son cadre cartésien, ou s'il doit supposer que le récit va prendre quelques libertés, de type surnaturelles ou ésotériques, avec le monde normal.



André Taymans joue tout aussi subtilement sur les décalages visuels, peut-être encore plus subtilement. Étant un média visuel où le lecteur contrôle son rythme de lecteur, il faut beaucoup de savoir-faire pour parvenir à maintenir le lecteur dans l'incertitude face à ce que montre clairement un dessin, à ce qu'il décrit. Le dessinateur œuvre dans un registre réaliste et descriptif, avec un degré de simplification évoquant une partie des caractéristiques de la ligne claire, mais avec plus d'aplats de noir, et plus de traits de texture dans les formes détourées, ainsi que des variations minimes dans l'épaisseur des traits de contour. Pourtant, le lecteur s'interroge rapidement : un participant à la fête des fous porte le même masque que les Turlurons dans Tintin et les Picaros (1976), un chien sauvage aboie agressivement, un homme regarde par un trou de serrure, un tableau accroché au mur montre une biche aux abois, encerclée par un meute de chiens de chasse, des gros plans montrent des ecchymoses sur la peau d'une femme, une statuette en bois avec des gouttes de sang à l'entrejambe. Ces éléments visuels ne sont pas impossibles, mais ils sont improbables, nourrissant l'étrangeté de l'ambiance, la possibilité qu'un glissement vers le surnaturel se produise.


Dans le même temps, la narration visuelle s'avère très concrète. Taymans découpe ses planches en une moyenne de 8 cases, sagement alignées, parfois 9 de taille égale. Il représente les décors dans plus de 90% des cases avec une grande rigueur dans la cohérence d'un plan à l'autre, et un sens du détail. Le lecteur éprouve vite une sensation de familiarité à se trouver dans la cuisine de Simon avec sa table basique et son carrelage, dans son salon avec son canapé au motif à fleurs, sa baie vitrée et son carrelage, dans la cave avec l'escalier sans rampe, ou encore attablé au Black Jack Club. Il note aussi des cases qui détonnent dans le flux de la narration visuelle : un gros plan sur une main d'homme posée sur le string d'une femme, un chien sauvage en train de hurler, une tâche de sang sur un sol de terre, un gros plan en biais sur un trou de serrure par lequel passe une forte lumière, la statuette en bois d'une silhouette féminine évoquant la fertilité. Ces éléments visuels s'immiscent dans une séquence, le temps d'une case, et peuvent servir de leitmotiv visuel en revenant un fois quelques pages plus loin, ou en apparaissant dans une autre scène. Il en va ainsi de du chien qui aboie, de la tache de sang, du trou de serrure, de la statuette. Ces motifs visuels sous-entendent une forme de cohérence, de lien entre des événements distincts, de l'existence d'un schéma logique.



Le lecteur se rend compte qu'il éprouve rapidement de l'empathie pour Simon Davenport : son chagrin engendré par son deuil, son intranquillité avec cette photographie montrant la silhouette de sa femme pourtant morte, l'impression de suspicion du commissaire Franzen, ses interactions avec d'autres personnes, toutes en décalage avec ce qu'il ressent, voire insensibles comme les deux femmes de ménage de l'hôtel et du club, Marinette et sa copine. Bien sûr l'individu le plus inquiétant est Casper Delorme. Visiblement, il sait beaucoup de choses sur Sylvia Davenport, y compris des informations intimes, inconnues de son époux Simon. Mais en plus il développe une théorie ésotérique inquiétante sur une présence féminine, la Maquerelle, en s'appuyant sur Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) de Friedrich Nietzsche (1844-1900). Comme Simon, le lecteur est bien embêté pour savoir s'il doit considérer les propos de Delorme comme des élucubrations, ou s'il doit s'en préoccuper du fait qu'elles contiennent une part de vérité et qu'elles semblent identifier un schéma de compréhension qui donne un sens aux événements. À cela s'ajoute une misogynie assumée de la part de cet individu, ainsi que des comportements qui relèvent de la déviance, à commencer par la maltraitance d'une femme, et peut-être pire. La direction d'acteurs se situe dans un registre naturaliste, et André Taymans entretient parfaitement le doute dans l'esprit du lecteur, doute nécessaire pour le récit fonctionne.


Cette histoire plonge le lecteur dans l'incertitude. L'intrigue part d'un point simple : comment une épouse défunte peut se trouver sur un cliché pris après sa mort ? Il n'y a finalement que peu de personnages, certains bizarres comme les deux femmes de ménages, la plupart très normaux. La narration visuelle a visiblement été conçue en étroite collaboration entre le scénariste et le dessinateur, montrant une réalité prosaïque et banale, mais avec des moments déstabilisants, et avec un montage qui joue sur l'association d'image (Que représente ou qu'incarne ce chien sauvage qui aboie ?), sur les motifs récurrents, avec fluidité, sans systématisme. L'état d'esprit du lecteur alterne entre la curiosité de participer à l'enquête, et l'incertitude quant au positionnement du récit, par exemple surnaturel ou non. Il est pleinement satisfait par la résolution et repense à la manière dont Simon Davenport s'est représenté son épouse.



2 commentaires:

  1. "Place du Sablon" ? Un petit éditeur bruxellois ?
    J'ai l'impression qu'il y a un peu de Boileau-Narcejac, peut-être de Hitchcock, dans cette BD.
    Je me demande si Taymans exprime son idéal (physique) féminin à travers ses personnages. Ici, de Sylvia à Caroline Baldwin, il n'y a qu'un pas. C'est la même femme - et la même robe ?
    Quoi qu'il en soit, j'ai l'impression que tu es resté sur ta faim, non ?

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    1. J'aime bien ta remarque sur la ressemblance avec Caroline Baldwin : j'avais également trouvé qu'il resservait le même physique féminin.

      Globalement l'histoire m'a bien plu, même si j'aurais aimé un peu plus de profondeurs dans les mécanismes psychologiques.

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