Un criminel repenti est plus utile qu'un pêcheur mort.
Ce tome fait suite à Le Lama Blanc -Tome 5 - Main fermée, main ouverte (1991) qu'il faut avoir lu avant. Ces 6 tomes forment une saison complète et il faut avoir commencé par le premier. La parution initiale de celui-ci date de 1992. Il comporte 54 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs.
Les rapaces volent dans le ciel et les pauvres paysans du village qui accueillit Gabriel encore enfant travaillent une terre aride, sèche et craquelée, se demandant pourquoi ils s'acharnent à labourer cette terre maudite. Un ancien répond qu'ils sont les enfants de cette terre, et que si elle meurt, ils mourront aussi. L'un d'eux aperçoit un homme qui vole dans le ciel. Conformément à sa décision, Gabriel Marpa revient une dernière fois à cet endroit où il a détruit le village en provoquant des tremblements de terre, et où il a soulevé la terre, la rendant stérile, et massacrant tous les animaux. Il apparaît comme un individu émacié, assis dans la position du lotus, volant dans les airs. Les paysans s'en prennent à lui, lui jetant des cailloux, le ridiculisant en pointant du doigt qu'i a consacré tous ses efforts à devenir un saint pendant que, eux, meurent de faim. Gabriel prend conscience qu'ils ont raison. Il décide de mettre pied à terre, et leur déclare qu'il leur vient en aide. Il est identifié par tante Detchéma et oncle Késang qui indiquent aux paysans que c'est lui qui a détruit le village, leurs récoltes et leurs bétails : c'est un magicien noir. Les villageois se ruent sur lui et commencent à le rouer de coups de bâton. L'un d'eux a l'avant-bras transpercé par une flèche. C'est Péma qui l'a décochée et qui se rue sur Detchéma pour la frapper.
Gabriel Marpa intervient. Il lui demande de l'épargner. Grâce à la méchanceté de cette pauvre femme, il a connu la misère. C'est grâce à la misère qu'il a connu le grand éveil. Péma et lui sont dans une quête qui est située à l'opposé de celles que suivent la plupart des êtres de ce monde. Il faut avant tout apprendre à pardonner. Ces paysans ont raison : il a détruit ce pays en provoquant une catastrophe, en provoquant la grêle et par voie de conséquence la sécheresse. Le temps est venu de réparer les préjudices et non de les châtier. Que cesse la haine ! Gabriel Marpa se tient bien droit, il écarte les bras et il en appelle aux esprits de l'eau, aux esprits du feu. Le vent se lève, les nuages s'amoncellent, les éclairs déchirent le ciel. La pluie se met à tomber abondamment. Les animaux reviennent, les plantes renaissent. Ils arrivent de partout : les moutons, les chèvres, les yacks, tout le bétail disparu. L'orge pousse à vue d'œil. Les paysans sont comblés et ils repartent vers leurs habitations. Péma constate qu'aucun d'eux n'a été capable de remercier Gabriel. Ce dernier demande à Péma de le conduire à sa mère Atma, et il ordonne à Detchéma et Késang de les suivre. Après quelques heures de marche, Gabriel se tient devant le cadavre desséché de sa mère : il ne reste que la peau sur les os.
Gabriel Marpa est en pleine possession de ses pouvoirs, sa gloire étant révélée, dans un état de plein Éveil. Que lui reste-t-il à accomplir ? Il lui reste à revenir dans le monde matériel, et à prendre sa place dans la société civile. Il est venu le temps des hauts faits et des miracles. Il renoue avec les paysans qu'il avait maltraités, à nouveau pas dans une approche de culpabilité catholique, mais avec une reconnaissance de son acte criminel qui les a plongés dans la misère. Il ne fait pas pénitence, ou acte de d'expiation : Gabriel Marpa vient faire amende honorable et réparer ses torts, comme un individu responsable mettant à profit ses capacités extraordinaires. Il ne demande pas pardon à un dieu, mais vient en aide à son prochain. Son attitude capte l'attention du lecteur, encore sous le coup de l'acte barbare qu'il a commis dans le tome précédent : la suite de son comportement n'est pas celui d'un croyant catholique repenti. De ce point de vue, le scénariste reste dans une culture bouddhique avec le principe que les mauvaises actions ne peuvent pas être effacées (elles doivent être équilibrées par une quantité équivalente d'actions bonnes et utiles). L'individu observe les règles morales et religieuses de bonne conduite pour se libérer du cycle des réincarnations. La réalité matérielle n'est qu'illusions. L'homme saint ne recourt jamais à la violence, et faire du mal aux autres est faire du mal à soi-même, du fait de l'interdépendance universelle entre les êtres vivants. Ainsi, si les religions du Livre et la religion bouddhique partagent des valeurs morales communes, le lecteur ressent bien que l'usage des mots Saint, Miracle dans le contexte de cette histoire prend un sens différent car la culture est différente. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut estimer que la notion de pardon fait plus sens dans le contexte du bouddhisme, avec l'exemple du sort que Gabriel Marpa réserve à Tsöndu, celui qui a tué ses parents. Quelques pages auparavant, parlant de lui, un moine déclare qu'un criminel repenti est plus utile qu'un pêcheur mort. Ici ce sont les êtres humains qui pardonnent, et pas Dieu.
Gabriel Marpa a acquis la pleine maîtrise des pouvoirs qui accompagnent son statut d'homme saint. Il en acquiert encore un autre au cours de ce tome. Il est maintenant un individu à l'apparence assez maigre, à la longue chevelure négligée, uniquement vêtu d'un pagne. L'artiste le représente de manière descriptive et factuelle, ne jouant que sur la couleur quand il réalise un miracle. Le lecteur voit donc un simple être humain, avec des capacités extraordinaires. Visiblement, il maîtrise son métabolisme au point de ne plus souffrir du froid, ce qui était déjà le cas dans le tome précédent. Il lui suffit d'étendre les bras pour faire pleuvoir, et il dispose toujours de cette faculté de sortir de son corps sous forme d'ectoplasme spirituel, et même de faire apparaître d'autres formes ectoplasmiques. Les dessins sont en phase avec le choix du scénariste de présenter les capacités extraordinaires de Gabriel, comme des sortes de superpouvoirs, sans s'appesantir sur leur logique de croyance, ou sur les tenants de la Foi bouddhique. D'un côté, cela reste dans la continuité des tomes précédents : de l'autre, le lecteur voit un individu doté de capacités surnaturelles, parce que c'est comme ça, ce qui peut s'avérer un peu frustrant.
Dès la scène introductive, Bess a plus à représenter que des zones désertiques rocheuses et des paysans en haillons. Il commence par mettre en scène le conflit entre le saint descendant littéralement du ciel pour revenir parmi le commun des mortels. La mise en scène est remarquable dans sa gestion de l'espace, du placement des personnages du relief montagneux, de l'intervention des différents protagonistes : tension narrative, lisibilité parfaite, enchaînement des actions logique et naturel. Lors des miracles (pluies et retour du bétail), le lecteur se rend compte que l'artiste continue à jouer sur les couleurs, s'écartant du naturalisme pour souligner le caractère extraordinaire de cet individu qui devient jaune pâle, ou le ciel qui devient violet quand les éclairs se déchaînent. La scène suivante est tout aussi extraordinaire, alors qu'il ne reste plus que quatre personnages dans cette zone montagneuse désertique, et que Gabriel découvre le cadavre de sa mère. Gabriel réalise une autre forme de miracle, ce qui se reflète dans le comportement de Detchéma et Késang, dans leur langage corporel, autant que dans l'expression de leur visage. La scène suivante est extraordinaire : Gabriel fait face aux moines soldats du monastère de Chapkori. L'artiste adapte sa narration visuelle en conséquence, en particulier le découpage, usant aussi bien d'un nombre élevé de cases par page (jusqu'à 11), que d'une case panoramique étalée sur deux pages en vis-à-vis pour rendre compte du massacre. Une fois l'autorité de Gabriel Marpa restaurée dans le monastère, Bess représente à nouveau la caverne contenant le cristal et les huit cercueils de pierre. Comme la fois précédente, il ne se contente pas de vagues formes de pierre pour aller plus, il investit le temps nécessaire pour montrer chaque roche, sans oublier les cordes tendues avec les tissus accrochés dessus. La suite est tout aussi remarquable sur le plan visuel, que ce soit l'architecture du monastère et l'aménagement des pièces intérieures, ou les scènes de rassemblement des moines.
Le lecteur peut se projeter dans chaque lieu pour une sensation de pleine immersion, et avoir l'impression de côtoyer les personnes présentes. Il se laisse porter par le scénario curieux de découvrir les nouvelles épreuves que Gabriel Marpa va affronter, en plus du parachèvement de son ascension spirituelle. Rétrospectivement, il se dit que le scénariste mène fort logiquement son récit à son terme. Il se demande comment Gabriel va pouvoir gérer l'affrontement inéluctable contre les moines soldats bien déterminés à l'occire, comment il va traiter le tulkou imposteur et le lama illégitime. À nouveau, Jodorowsky se montre un conteur extraordinaire, que ce soit dans la mise en scène du combat qui permet au lecteur de croire à ce qui arrive aux moines soldats, à la fois dans la façon de mettre en scène les valeurs morales associés au bouddhisme, en particulier le pardon, avec cette très belle maxime : Un criminel repenti est plus utile qu'un pêcheur mort. Il mène ainsi son récit à son terme avec une clôture très habile, à la fois ouverte sans avoir à expliciter ce qu'il advient de Gabriel Marpa, à la fois historique avec l'annonce de l'invasion du Tibet par les forces militaires chinoises, à la fois de manière cyclique en bouclant sur la scène d'ouverture du premier tome avec une élégance rare.
Le lecteur referme ce dernier tome de la première saison, repus et content. Il ne s'attendait pas forcément à une narration visuelle aussi aboutie et intemporelle : Georges Bess réalise une reconstitution historique remarquable, avec des personnages plausibles et naturels, et des mises en scène claires et exprimant avec conviction le propos du scénariste. Alejandro Jodorowsky raconte une histoire déconcertante, celle d'un enfant blanc qui devient un saint homme, accédant au degré le plus élevé de l'éveil bouddhique, sans trop développer la Foi associée, tout en évoquant les valeurs morales avec pertinence, et en conservant les miracles spectaculaires. Le lecteur n'a d'autre choix que d'accepter cette forme s'apparentant au roman d'aventures, tout en reconnaissant que le dogme principal de l'interdépendance universelle est présent du début à la fin. Une histoire originale qui n'a pas pris une ride et qui se lit avec un plaisir immédiat, sans nécessiter de recontextualiser l'œuvre dans la production de l'époque.
"le lecteur se rend compte que l'artiste continue à jouer sur les couleurs" - Je vois ça en observant les planches que tu proposes en extraits, effectivement. Quelle palette de tons, ce Bess, mais quelle palette de tons ! Et quels contrastes, aussi !
RépondreSupprimer"l'invasion du Tibet par les forces militaires chinoises" - Tiens, j'ai lu sur Wikipédia que ça s'est passé en 1950. Va savoir pourquoi (sans doute est-ce parce que je n'étais pas né au moment des faits, tout simplement) : je croyais que ça s'était déroulé bien plus tard que ça, sans doutes dans les années soixante-dix ou quatre-vingt.
"Une histoire originale qui n'a pas pris une ride et qui se lit avec un plaisir immédiat, sans nécessiter de recontextualiser l'œuvre dans la production de l'époque." - Une preuve supplémentaire - si c'est encore nécessaire - que l'on peut combiner divertissement et qualité. Tu parles d'ailleurs de roman d'aventures quelques lignes plus haut.
Quand je repense à ces couleurs, je suis encore plus étonné qu'elles ne fassent pas datées. D'un côté, je vois bien qu'elles sont héritées des BD de SF des années 1970 ; d'un autre côté, elles n'ont pas ce côté kitsch parce que Bess n'en fait pas de trop, n'essaye pas d'épater. Avant de lire cette BD, j'aurais été bien incapable de dater l'invasion du Tibet par la Chine, merci wikipedia pour vérifier ce qu'il en est en rédigeant l'article. Par la force des choses, j'en suis venu à consulter la page de Tenzin Gyatso qui a 86 ans. Je ne peux pas m'empêcher de me demander comment va se passer sa succession, dans un monde toujours plus matérialiste et scientifique… J'ai été très surpris de ne pas ressentir cette impression de lire quelque chose qui a vieilli.
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