jeudi 21 avril 2022

Capricorne, tome 6 : Attaque

Suppression de la littérature subversive et dégradante

Ce tome fait suite à Capricorne, tome 5 : Le Secret (2000) qu'il faut avoir lu avant. Sa première parution date de 2001 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 2 qui regroupe les tomes 6 à 9, ainsi que l'album Le Fragment 


Capricorne, Ash Grey et Astor sont confortablement installés dans des fauteuils du gratte-ciel du 701 Seventh Avenue à New York. La discussion est animée et amusée quand, sans aucun signe annonciateur, une équipe de d'une demi-douzaine de soldats fait irruption : Capricorne se lève et reçoit un coup de crosse dans le torse. Sonné, il est emmené par les soldats. Ils le trainent dans la rue et le font monter de force dans un fourgon où se trouvent déjà une dizaine de personnes qui travaillent dans l'occulte et le surnaturel. Une d'entre eux a identifié le logo porté sur leur uniforme : l'organisation du Concept, une association ou un parti politique, c'est un peu vague. Le fourgon sort de la ville et arrive dans une zone dégagée. Il pénètre dans l'enceinte d'un camp où sont déjà rassemblés environ deux cents prisonniers. Les soldats font sortir les occultistes du fourgon et indiquent que les hommes doivent aller se rassembler d'un côté, et les femmes de l'autre. Granitt, le commandant du camp, arrive sur le grand terrain en plein air où les prisonniers attendent debout en rang. Un soldat s'approche de lui et l'informe : cent-douze hommes et cent quatre-vingt-sept femmes. Le commandant n'est pas étonné : c'est normal, les hommes sont moins tentés par les niaiseries métaphysiques. Raison de plus pour adopter un régime strict envers ces cent-douze égarés.



Le commandant Granitt s'adresse alors aux prisonniers. Il y a deux lignes à ne pas franchir : un, l'évasion, deux la fraternisation. Toute tentative d'évasion entraîne l'exécution immédiate. Toute tentative de pactiser avec les gardiens entraîne la détention individuelle sans lumière ni nourriture. Un détenu intervient pour demander pour quelle raison ils sont là. Les soldats le mettent en joue. Le commandant continue : aujourd'hui a commencé la conquête du monde par le Concept ! L'humanité va apprendre à vivre en se conformant à certaines règles. Il ne s'agit pas de restreindre, mais de libérer, libérer à l'échelle mondiale, tous les hommes. Sauf les prisonniers. Ésotérisme, mysticisme, occultisme ! Des maladies qui dégradent l'espèce humaine ! Des maladies transmises par les voyants, oracles, sorciers, mages, astrologues et autres nécromants ! Les prisonniers sont les virus qui contaminent le cerveau, le cancer qui ronge la raison ! Après ce discours terrible, le commandant rentre dans son bureau. LIBERTÉ ET TRADITION ! Les idées du Concept submergent le continent américain comme un raz-de-marée ! Leurs troupes extrêmement bien entraînées n'ont aucune difficulté, malgré de rares récalcitrances ici et là, à persuader les concitoyens du bienfondé de leur cause.


À la fin du tome précédent, le lecteur avait conscience qu'il avait terminé un premier cycle, celui permettant d'arriver à la fin des événements racontés dans la série Rork. La première page montre les personnages principaux, sans autre référence aux tomes précédents. Dans ce tome, l'auteur reprend l'organisation du Concept et la sphère métalliques avec les pointes qui en jaillissent, deux ingrédients apparus pour la première fois dans le tome 3. Le lecteur pourrait donc quasiment commencer par ce tome 6, sans ressentir l'impression qu'il lui manque des morceaux pour comprendre. Le fil directeur est très simple : un groupe d'individus armés forcent la porte du héros, et l'emmènent de force dans un camp de prisonniers, dédiés aux praticiens du surnaturel. L'histoire est racontée de manière linéaire et chronologique, avec juste l'évocation de l'enfance de Jefferson, le fils du commandant du camp, le temps d'une page. La tension narrative est générée par l'absence d'explication concernant le Concept, sa prise de pouvoir sur tout le territoire des États-Unis, les maltraitances infligées à Capricorne pendant sa détention, et l'éventualité d'une évasion. À quatre reprises, l'auteur intègre un court texte, un facsimilé du journal édité par le Concept, dans lequel ses principes politiques sont exposés.



Tout du long de ce tome, l'artiste met en images les méthodes dictatoriales de l'organisation du Concept, évoquant des photographies ou des reportages de dictatures bien réelles. Ça commence avec le groupe de quatre soldats qui entrent dans le salon en tenue militaire, le fusil prêt à tirer. Ça continue avec le coup de crosse dans le torse d'un civil, sans semonce, ni provocation. Les militaires regroupent les individus arrêtés dans des fourgons où ils sont enchaînés. Les planches 4 & 5 sont occupées par un unique dessin, une vue de dessus du grand terrain au milieu du camp d'emprisonnement, et des baraques autour. Par la suite, le lecteur ne peut que compatir en voyant les prisonniers résignés avancer docilement dans une file, les fusils se lever vers le premier qui manifeste un signe de désaccord, l'intensité de la conviction fanatique du commandant avec une conviction inébranlable dans ses idées, le passage à tabac bien violent du prisonnier incapable de se défendre, le prisonnier abattu en plein milieu du grand terrain vide depuis un mirador, les cadavres alignés allongés à même le sol, les soldats avec un casque masquant une partie de leur visage ce qui les déshumanise et leur sert de barrière entre eux et les actes qu'ils commettant, sans oublier les grosses bottes pour écraser ce qu'ils foulent. Cette imagerie est d'autant plus efficace qu'Andreas ne la surjoue pas, mais reste à un niveau plausible, ordinaire même.


Dans les extraits du courrier du Concept, il développe les thèmes classiques : liberté et tradition, bienfondé de la cause, droit au bonheur et protection de la propriété privée, valeurs traditionnelles de la nation, jeunesse gangrénée, population trop naïve proie des mystiques et voyants, une main ferme et intransigeante, une vie meilleure dans l'ordre et la sécurité, la réorganisation rigoureuse de la vie économique et sociale par une discipline draconienne, la suppression de la littérature subversive et dégradante pour l'image de l'homme, travail, industrie, civilisation, méfaits de la colonisation, l'unification des consciences par une doctrine limpide et positive, par une méditation orientée vers ce qui devrait être (et non ce qui semble être !), ceci à l'exclusion d'autres dogmes, philosophies ou croyances, une cause juste et forte. L'auteur sait mêler des aspirations humaines très basiques, avec une méthode ferme qui nécessite de supprimer les individus rétifs ou rebelles. Andreas a fait le choix d'une dictature de type militaire, peut-être que vingt ans plus tard il opterait pour une forme de coercition sociale et politique plus insidieuse. Il sait trouver les mots justes pour faire ressentir le schéma de pensée qui exclut les non-conformistes : le lecteur réprime un frisson quand le commandant stipule qu'il déteste l'ambiguïté. Il faut rentrer dans le moule, ou sinon…



Le lecteur se retrouve tout autant surpris que les personnages par la soudaineté de cette prise de pouvoir. Il lui faut bien se rendre à l'évidence : les troupes du Concept sont au pouvoir, peu importe comment ils s'y sont pris, ce n'est pas l'objet de ce tome. Comme dans les tomes précédents, il est sous le charme de la narration visuelle : découpage de page en bandes de cases, cases de la largeur de la page, cases en insert, dessins en pleine page, composition en drapeau avec une case de la hauteur de la page et les autres accolées en pile. À plusieurs reprises, il se rend compte comment le découpage de la page accentue la force de la narration. Dès la première page, 10 cases, les 4 premières montrant le bon moment que passent les trois amis, puis une bande de quatre cases pour montrer la soudaineté avec laquelle les soldats pénètrent dans le salon. Dans la planche 17, une magnifique image déformée de Granitt et Capricorne qui se reflètent sur la surface bombée du pot métallique contenant le café, les images décalées au lieu d'être alignées dans une bande pour montrer l'état désorienté de Capricorne qui vient d'être passé à tabac (planche 18), la case qui occupe les deux tiers de la planche 22 avec une vue de dessus de la cour et le prisonnier fauché par une balle en surimpression avec le bas des jambes qui dépassent de la bordure de la case, les exagérations stylistiques sur les visages pour augmenter l'intensité d'une expression, quelques plans fixes pour montrer une action dans sa durée (par exemple l'autopsie en planche 35), l'onomatopée d'un hurlement devant le décor en fond de case et avec les personnages devant l'onomatopée comme si le cri affreux faisait partie intégrante de l'environnement, etc. Dans ce tome encore, le lecteur peut mesurer l'influence des comics américains pour aboutir à une narration visuelle plus efficace, plus percutante. Il prend le temps de savourer 12 pages silencieuses, les images portant toute la narration, en l'absence de mots.


Arrivé à la dernière page, le lecteur constate que ce tome constitue le prologue ou le premier chapitre d'une histoire plus longue, en 4 tomes. Dans le même temps, il éprouve la sensation d'avoir lu un chapitre complet avec un début et une résolution partielle qui appelle une suite. La narration visuelle est toujours aussi personnelle, à la fois dans les visages et dans les compositions de pages. Dans ce tome, Andreas s'en tient à montrer l'effet d'une prise de pouvoir par une force militaire non démocratique, mais avec une propagande séduisante. Le prix à payer ne semble pas énorme : renoncer aux médiums et accepter qu'ils soient rééduqués. L'histoire reste un récit d'aventure, avec une évasion pleine de suspense, une exploration des laboratoires avec Brent Parris, un prisonnier bien mystérieux, et une touche de surnaturel se manifestant par un épisode télépathique. Le lecteur en ressort bien ferré, impatient de découvrir la suite.



7 commentaires:

  1. "Dans les extraits du courrier du Concept, il développe les thèmes classiques" - À ton avis, Andreas a-t-il voulu faire écho, par analogie lointaine, aux textes de loin ayant eu pour but, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, de censurer la bande dessinée en tant que médium ? Je pense notamment à la CCA.

    "Comme dans les tomes précédents, il est sous le charme de la narration visuelle" - Je le suis aussi. Ce n'est pas forcément le type de trait ou de style que j'affectionne, je le dis honnêtement, mais je reconnais volontiers que les planches du bonhomme sont vraiment épatantes. Superbe sens de la perspective dans la dernière image.

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    1. Le courrier du Concept : j'y ai plutôt vu une transposition de la montée du IIIe Reich, et l'installation en douceur de n'importe quelle dictature. Mais peut-être étais-je focalisé sur cette interprétation, fermé à d'autres.

      J'étais content de pouvoir trouver la dernière image pour l'inclure en illustration car cette ouverture de perspective m'a beaucoup plu.

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  2. Merci Présence de continuer à me faire redécouvrir cette série par tes perceptions. En fait tu me donnes encore plus envie de la relire car je n'avais pas eu l'occasion de relire tout Rork, que je possède désormais, j'ai furieusement envie de les lire dans l'ordre donc, en intercalant les tomes de Rork.

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    1. J'avoue tout : j'ai feuilleté les intégrales de Rork, mais je ne les ai pas prises. Je n'ai pas eu le courage d'assujettir ma lecture de Capricorne à la lecture préalable de Rork. Je me suis contenté de lire la fiche wikipedia sur la série Rork, et le résumé de l'histoire en début de tome 5 de la série Capricorne.

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    2. Je te l'ai déjà dit, mais j'ai découvert le personnage de Capricorne dans Rork, ce doit d'ailleurs être sa première apparition, et cet album en particulier fait partie intégrante de mon être, j'ai l'impression de la connaître sur le bout des doigts. Par contre je connais moins les autres Rork que j'ai pourtant lus il y a longtemps. Ce serait donc parfaitement logique pour moi de tout relire dans l'ordre imaginé par Andreas.

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    3. "Le lecteur se retrouve tout autant surpris que les personnages par la soudaineté de cette prise de pouvoir." Clairement. Et le changement de ton est aussi violent que les actes, je me suis retrouvé propulsé dans le camp du Bon la Brute et le Truand.

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    4. En découvrant cette rupture, je me suis dit qu'Andreas indiquait ainsi une coupure nette avec l'intrigue précédente, un nouveau chapitre pour son personnage.

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