jeudi 14 avril 2022

Lentement aplati par la consternation

Récit participatif


Cette bande dessinée contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2013. Elle a été entièrement réalisée par Ibn Al Rabin. Elle se présente sous un format plus grand qu'une bande dessinée traditionnelle : 29,7cm de large pour 40cm de haut. Elle comporte 22 pages en couleurs. Elle présente la particularité d'être dépourvu de mots, texte, dialogue.


Un jeune homme en teeshirt blanc sort de chez lui, se rend à un café où il s'installe seul à une table en terrasse. Une jeune femme en robe blanche sort de chez elle et se rend au même café où elle s'installe seule à une table en terrasse. D'autres personnes sont attablées aux autres tables souvent à deux ou à trois. Teeshirt Blanc remarque Robe Blanche et il commence à se dire qu'il l'aborderait bien : se lever, aller prendre place à la chaise à côté d'elle, à la même table, tout en commençant à la baratiner avec des propos amusants et flatteurs, prendre une consommation ensemble, continuer à la baratiner avec volubilité jusqu'elle soit sous son charme et finir par la mettre dans son lit. Il passe à l'acte : il se lève et s'approche de la table en prenant le dossier de la chaise pour la déplacer et en suggérant qu'il va s'installer. Elle répond qu'elle attend une copine en jupe noire qui va justement s'assoir à cette place. Il se met à penser qu'il peut peut-être les emballer toutes les deux et avoir deux femmes nues allongées sur son lit. Un homme à la casquette blanche arrive et Robe Blanche le reconnaît, se lève et lui dit bonjour.




Casquette Blanche s'installe sur la chaise que Teeshirt Blanc avait pris comme cible, et Robe Blanche se rassoit sur la sienne : ils papotent avec entrain comme de vieux amis. Teeshirt Blanc va se rassoir à sa table et commande un demi. Robe Noire arrive à son tour et s'assoit avec ses deux amis après leur avoir fait la bise. Depuis sa table, Teeshirt Blanc commence à envisager Jupe Noire. Chacun des trois amis se fait un film : Robe Blanche imagine Casquette blanche nu étendu sur son lit, lui imagine Jupe Noire nue à quatre pattes sur son lit, et cette dernière imagine Teeshirt Blanc nu son lit. Quant à ce dernier il se rend compte que son corps lui dit que sa vessie est pleine et qu'il faut qu'il se rende aux toilettes. Teeshirt Blanc se rend aux toilettes, mais elles sont fermées. Il toque à la porte pour s'assurer qu'il y a quelqu'un : une voix de femme lui répond que ces toilettes mixtes sont occupées. Il sent que ça commence à presser car il pense à une haute vague déferlante. Jupe Noire arrive à son tour pour passer aux toilettes : elle le voit et se dit que c'est l'occasion rêvée pour commencer à flirter. Elle se dit qu'elle va entamer la conversation sur le mode séduction, mais Teeshirt Blanc va s'en rendre compte. Si elle prend l'initiative, elle court le risque qu'il la prenne pour une fille facile, prête à tapiner. Elle n'a pas envie qu'il la traite de prostituée.



Voilà une bande dessinée très singulière : par sa taille grand format, par son absence de mots, par l'agencement des cases, par l'absence de nom pour les personnages. Le lecteur n'éprouve aucune difficulté à reconnaître chacun des protagonistes alors même que leur représentation est très simplifiée : pas de trait de visage, une bouche ouverte de temps à autre pour émotion plus intense, des caractéristiques de chevelure réduites au strict minimum avec un point noir accolé au niveau du cou au rond noir de la tête pour des cheveux mi-longs, deux traits en U inversé pour des couettes tressées, au plus trois doigts à une main, un petit ovale écrasé pour les pieds, un renflement un peu prononcé au niveau de la poitrine féminine. Pour autant, alors même qu'il n'y a ni prénom ni nom, le lecteur identifie aisément chaque personne par un menu détail, et un attribut vestimentaire, lui aussi représenté de manière minimaliste. Pour autant la direction d'acteurs est impeccable : l'activité ou le geste de chaque personnage est une évidence, ainsi que son état d'esprit quand il l'accomplit.


L'artiste met en œuvre le même minimalisme pour représenter les décors : une simplification s'arrêtant juste avant de passer dans le domaine de l'icône ou du logo. Les véhicules qui passent dans la rue présentent plus de détails que les logos utilisés sur les panneaux du code de la route, tout en restant dans le domaine de la forme générique, par opposition à une représentation photographique : hors de question de reconnaître un modèle ou même une marque. Un tiers des fonds de case sont vides de toute information visuelle. Une fois les personnages attablés, seule la table est représentée par un ovale, et parfois un dossier de chaise par un petit trapèze et deux gros traits pour les montants du dossier. Dans le même temps, le lecteur voit bien des endroits différenciés : la terrasse du café, la porte des toilettes du café, le lit d'une chambre, l'intérieur du café avec le comptoir, une salle de bain avec une baignoire, et même une vue plus complexe de la terrasse, avec le café derrière et une vue de la salle à travers la vitrine, dans une perspective isométrique. Totalement fasciné par ce mode narratif minimaliste, le lecteur n'en revient pas de découvrir un dessin en pleine page sur la dernière planche, avec une vue détaillée des immeubles de la ville.



Dès la première page, le lecteur perçoit que le minimalisme des dessins s'accompagne d'autres outils visuels pour une narration sophistiquée, très construite, et d'une lisibilité remarquable. L'artiste ne compense pas la simplicité des dessins : il en tire parti pour raconter son histoire avec d'autres outils visuels, d'autres effets. Ça commence dès la première planche avec cette disposition des cases en V : le jeune homme venant de la gauche, avec des cases selon une diagonale verticale inclinée plutôt qu'en bande, et la jeune femme arrivant de la droite avec des cases selon une diagonale inclinée dans l'autre sens, les deux se rejoignant en bas de page arrivant à la même terrasse de café. Dans la deuxième planche, le bédéiste montre ce que pense le jeune homme en commençant à flirter avec la jeune femme : il y a un gros phylactère avec les petits ronds le reliant au personnage pour indiquer qu'il s'agit d'une pensée, et à l'intérieur une bande dessinée, les pensées du jeune homme étant retranscrite sous cette forme. Ce dispositif fonctionne à merveille, et il est utilisé à plusieurs reprises : parfois pour plusieurs personnages en même temps dans une grande case avec plusieurs cases de pensée, parfois par un même personnage qui se fait un premier film, puis un second.


Ibn Al Rabin déploie de nombreux outils visuels pour exprimer des états d'esprit ou des jugements de valeur sous une forme visuelle. Alors que les cases sont en nuances de gris, il arrive qu'un phylactère de parole (vide de mode) soit en rose, ou le cadre d'une case en rose. Le lecteur comprend que cela correspond à un langage et un comportement de séduction de la part de la personne, ou à une expression de plaisir. En planche 11, Teeshirt Blanc cherche des embrouilles avec deux autres clients au bar et l'un d'eux fait le constate qu'il parle sous l'emprise de l'alcool, ce que le dessinateur exprime par un phylactère dans lequel Teeshirt Blanc est représenté avec un torse comme une grosse outre remplie d'un liquide jaune, c’est-à-dire de la bière. Teeshirt Blanc se met à les traiter d'homosexuels et la représentation visuelle est instantanément compréhensible, et très drôle. Un peu plus tard, il se vante des exploits sexuels et de sa partenaire qui évoque sa virilité sous la forme d'une tour Eiffel dans son phylactère, pour un bon effet humoristique. Quelques planches plus loin, le lecteur découvre un gros sac dans un phylactère, avec des mouches tournant autour : un sac à m… Indéniablement, la narration visuelle s'avère riche, inventive et intelligente, sachant transcrire les émotions et les états d'esprit des uns et des autres avec clarté et empathie.



Cette manière de raconter fonctionne à plein : il y a un effet ludique qui incite le lecteur à se montrer participatif, à penser aux liens de cause à effet dans son esprit, à se dire qu'il a capté la symbolique d'une représentation, la signification d'un code graphique. C'est à la fois une forme de récompense et de motivation. Dans le même temps, il ne ressent pas sa lecture comme un jeu, mais bien comme la découverte d'une histoire, avec un jeune homme qui veut pécho, une jeune femme qui veut pécho également. L'usage d'images en guise propos et de flux de pensée donne à voir la représentation mentale du personnage, la façon dont il envisage son action, et par voie de conséquence, le décalage avec la représentation que s'en fait son interlocuteur et son intention personnelle. Il se dessine également une image des comportements sociaux acceptables pour faire connaissance et plus si affinités, ainsi qu'une mise en lumière de ceux qui ne sont pas acceptables, ou tout du moins qui produisent des émotions négatives. L'auteur pointe du doigt l'abus d'alcool comme mauvais conseiller, ainsi que les vantardises comme vouées à se confronter à la réalité, au désavantage du fort en gueule. Les avanies subies par Teeshirt Blanc montrent également une forme de comportement condamné à se répéter, les retours de bâton confortant l'individu dans ses ressentis négatifs vis-à-vis des individus avec qui il interagit, un cercle vicieux.


Une bande dessinée qui sort des sentiers battus par son format double d'un album traditionnel, et par une narration muette (sans mots) avec des personnages très simplifiés sans nom. Une tranche de vie d'un individu pitoyable, dans un récit choral, avec une inventivité narrative de chaque planche, et une mise en lumière du point de vue différent de chaque personne interagissant dans une même situation.



2 commentaires:

  1. "Elle présente la particularité d'être dépourvue de mots, texte, dialogue." - Je reconnais la qualité de l'exercice, mais je me connais, et je ne pense pas que j'aurais suffisamment d'intérêt pour la démarche et donc pour lire une telle œuvre. Tant pis pour moi, sans doute.

    "Ibn Al Rabin" - Je lis qu'il a été l'un de "représentants de la bande dessinée minimaliste francophone des années 2000". Je ne savais pas qu'il existait un courant, ou une école de bande dessinée minimaliste, et encore moins chez les francophones. Je me dis que le phénomène a sans doute touché aussi la bande dessinée anglo-saxonne.

    Comment as-tu découvert cet auteur ? J'ai vu qu'il y avait un entretien assez long sur Du9 - bien trop long que j'ai envie de le lire dans son entièreté, en tout cas. J'avoue que j'ai abandonné au bout de deux ou trois questions.

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    1. Au contraire de toi, je suis très sensible à cet exercice de style qui me semble particulièrement ardu si le récit ne reste pas en surface avec que des actions.

      La bande dessinée minimaliste francophone : voilà une terminologie qui me fait prendre conscience que je ne me suis posé aucune question quant à la compréhension par un non francophone, ou plutôt un lecteur qui ne serait pas de culture française. J'aurais pourtant dû avoir cette curiosité de me demander si c'est intelligible par un américain ou autre, si les situations et les icones ont un sens universel, ou plus large que français.

      J'ai découvert cette BD dans la bibliothèque d'un lecteur de Babelio. Je n'avais pas connaissance de cet entretien sur Du9. Merci beaucoup, j'y cours de suite.

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