jeudi 19 septembre 2024

Les Grands Peintres - Jan van Eyck

Vous savez ce qu’il advient à ceux qui ne tiennent pas leur langue ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une biographie partielle du peintre Jan van Eyck. Son édition originale date de 2015 ; il fait partie de la collection Les grands peintres. Il a été réalisé par Dimitri Joannidès pour le scénario, et par Dominique Hé pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. À la fin se trouve un dossier de six pages, consacré au peintre intitulé Peintre du monde d’après, composé de sept parties intitulées : Des origines mystérieuses, Le perfectionnement de la peinture à l’huile, Van Eyck et le pouvoir, Une révolution esthétique en marche, Aux origines du portrait, Le retable de l’agneau mystique (un destin contrarié), Van Eyck en héritage. La dernière page accueille une chronologie des peintres célèbres, une liste comprenant quatre-vingt-six artistes de Jan van Eyck à Andy Warhol.


Gand, le quatorze septembre 1426, une procession funéraire traverse lentement la ville. Un curieux fait remarquer à un autre qu’il s’agit de Hubert van Eyck. Son interlocuteur se demande ce qu’il va advenir du retable. Un autre encore plaint Joost Vijdt, car il l’avait commandé pour honorer la mémoire de son épouse. Un individu à la mine patibulaire intervient : papa Joost a surtout peur pour ses fesses, il ne pense qu’à ses affaires, car s’il ne finit pas le retable, il sera la risée de tous les puissants avec qui il fait des affaires, il pourra dire adieu à ses rêves d’éternité. Tout en partageant ces commentaires désagréables, il en a profité pour subtiliser la bourse d’un riche notable qui ne s’est aperçu de rien, tout entier accaparé par la procession. Jan van Eyck, le frère du défunt, se trouve dans une carriole à encore quelques minutes de Gand. Il arrive alors que la cérémonie commence tout juste dans la cathédrale. Il se souvient d’un jour d’été de l’an 1400 à Maastricht, alors que son frère était en train de dessiner de lui apprendre comment faire. Hubert avait fait promettre à Jan que s’il devenait peintre, il y mettrait toute son âme. Après la cérémonie, le peintre rallie la ville de Lille pour se présenter au duc de Bourgogne.



Philippe le Bon se déclare sincèrement désolé pour la mort du frère de Jan van Eyck. Ce dernier répond que c’est malheureusement dans l’ordre des choses. Toujours en présence de quelques conseillers et du bouffon, la discussion continue : van Eyck sait qu’il est le peintre du duc tout autant que son espion, mais voilà la mort de d’Hubert l’a profondément perturbé, et l’a poussé à s’interroger sur ce qu’il veut vraiment. Il se dit qu’il ferait peut-être mieux de retourner aux pinceaux. Le duc de Bourgogne répond qu’il a besoin de van Eyck, que son départ pour la terre sainte est prévu le mois prochain. Il promet de donner le double de ce qu’il a promis au peintre. Le bouffon ne perd rien de cet échange. Le lendemain, un geôlier va tirer Koenraad de son sommeil aviné et il le libère. Alors que van Eyck sort de la salle d’audience, le duc se demande s’il va le trahir, il ne serait pas le premier. À Gand, Joost Vijdt réfléchit à comment s’y prendre pour que van Eyck accepte de terminer le retable de l’Agneau, commencé par son frère.


Les auteurs ont choisi une période bien définie pour leur récit : de la mort de Hubert van Eyck en 1426, au retour de Jan van Eyck de son voyage en terre sainte en 1427, soit une année. Le début établit clairement l’enjeu du récit : le décès de son frère conduit Jan van Eyck à s’interroger sur ce qu’il souhaite faire de sa vie, partager son temps entre la peinture et des missions d’espionnage et de diplomatie au service du duc de Bourgogne, ou bien devenir peintre à plein temps. Le scénariste ne donne que très peu d’informations de contexte. Rien sur la commande de Joost Vijdt (1360-1439), c’est-à-dire le retable de l’Adoration de l’agneau mystique, sur la composition de ce polyptique. Rien sur les raisons et les circonstances dans lesquelles Jan van Eyck a rejoint Bruges, et est devenu le peintre de cour au service du duc de Bourgogne. D’un côté, ces informations ne manquent pas pour comprendre l’histoire et son enjeu ; d’un autre côté charge au lecteur de relever par lui-même les quelques éléments de contexte épars. Il comprend bien que le duc de Bourgogne attache une importance capitale à la technique de composition de la peinture dont se sert le peintre, et le chapitre consacré au perfectionnement de la peinture à l’huile dans le dossier de fin permet de mieux comprendre ce qu’il en est. De même le chapitre consacré à Van Eyck et le pouvoir permet de mieux comprendre comment Philippe le Bon en est venu à charger le peintre de missions diplomatiques. Par ailleurs, le lecteur apprend, toujours dans ce dossier, que le peintre avait déjà aidé son frère sur le chantier du retable, avant sa mort.



La couverture montre que le dessin s’inscrit dans une approche descriptive avec un haut niveau de détail, ne serait-ce que pour rendre hommage au retable de l’agneau mystique. Il en va de même dans les pages intérieures : il ne manque aucune pierre sur les murs de la forteresse de Gand, ni sur ceux de la cathédrale, toutes les armoiries sont présentes dans la salle d’audience ainsi que les broderies sur les tentures du trône, les brins de paille dans la geôle de Koenraad, les ferrures sur un coffre, les gravures sur chaque pièce dans un coffre, les planches sur le navire qui emmène van Eyck en terre sainte ainsi que les cordages, les arbres dans une vue éloignée de Grenade, chaque met sur la table de Mohammed al-Mutamassik, les mailles sur la cagoule en cotte de mailles d’un garde, les gravures sur les montant de bois des bancs, les motifs sur les tissus divers et variés, les pierreries sur les couronnes, etc. L’artiste apporte la même minutie pour les tenues vestimentaires, les coiffures, les accessoires, avec une mention spéciale pour le costume du bouffon du duc de Bourgogne. Le lecteur peut donc s’immerger dans cette époque, à différents endroits du globe, que ce soit la cathédrale de Gand, les rues de Bruges, le port de cette même ville, Grenade et ses bâtiments magnifiquement ouvragées, Constantinople et son port.


L’artiste s’inscrit dans une démarche similaire à celle du peintre, à savoir un naturalisme minutieux et d'une grande précision, tout en restant dans le domaine du dessin, avec des traits de contour encrés. Il réalise une mise en couleur également dans le registre naturaliste, avec un savoir-faire remarquable, pour rendre chaque case lisible. Les principaux éléments ressortent, structurant ainsi l’image, permettant de saisir l’objet principal du dessin, et ensuite de détailler chaque élément, par exemple chaque bâtiment de la ville de Constantinople vue depuis le pont d’un navire arrivant au port. À quelques reprises, il met en avant un élément avec un aplat de noir plus copieux : les silhouettes des porteurs de cercueil, la silhouette du duc de Bourgogne tout de noir vêtu, la pénombre régnant dans la geôle, un ciel nocturne chargé de nuages, etc. Par le biais du jeu des nuances d’une teinte, il souligne aussi le relief d’un vêtement, d’un corps, d’une allée, etc. Il réalise également des visions mémorables car le scénariste sait ménager des moments dépourvus de mots : l’étendue des champs à l’approche de Gand, la déambulation dans une ruelle de Bruges avec son sol en terre et les eaux usées s’écoulant au milieu, l’animation dans une taverne en sous-sol, un navire voguant sur une mer calme sous un ciel parsemé de nuages, Koenraad posant en tant que roi pour le retable de l’Adoration de l’agneau mystique, la reprise du reflet du miroir accroché au mur dans l’intérieur bourgeois des époux Arnolfini comme dans le tableau du même nom de 1434 (huile sur toile).



Le lecteur part peut-être avec un a priori sur le choix de narration : beaucoup de texte pour exposer la situation historique de l’époque, et développer différents points de vue sur le grand peintre, de ses années d’apprentissage, aux conditions de réalisation de ses chefs d’œuvre, en passant par sa technique ou ses relations avec les grands de ce monde à cette époque, en particulier ceux du pouvoir temporel. Conscient du nombre de pages limité qui lui est alloué, le scénariste a pris le parti de focaliser son propos sur une année charnière dans la vie de Jan van Eyck, et de s’en tenir aux circonstances concrètes menant le peintre à prendre une décision essentielle quant à la conduite de sa vie. Ainsi certains éléments peuvent sembler trop rapidement évoqués ou juste absents, en particulier le choix d’une huile siccative comme liant pour ses peintures, la composition des tableaux en quatre niveaux (littéral, allégorique, allusif et mystique), l’introduction de la nature dans ses compositions, etc. D’un autre côté, cela permet au scénariste de donner de la place aux dessins, de les laisser raconter sans être surchargés de cartouches de texte en tout petits caractères.


Le lecteur découvre le grand peintre au travers d’une de ses missions en tant que diplomate pour le compte de Philippe le Bon, auprès de Mohammed al-Mutamassik, c’est-à-dire une occupation qu’on n’attend pas pour un artiste. Il peut le voir dans sa relation avec son protecteur qui lui met à disposition une rente, le voir à l’œuvre dans la négociation diplomatique (sans bien savoir quelle langue est utilisée), et peindre. Les auteurs savent montrer ce qui motive Jan van Eyck, et ils mettent en scène un processus psychologique l’amenant à accorder la priorité à son art. D’un côté, le lecteur se rend compte qu’il aurait apprécié plus d’informations contextuelles, et il les trouve dans le dossier de fin. De l’autre côté, la lecture a été celle d’une vraie bande dessinée, plutôt que d’un exposé illustré, insufflant plus de vie aux personnages, avec une narration aérée et fluide.


Une tâche complexe que de donner vie à Jan van Eyck, considéré comme le fondateur du portrait occidental. Le dessinateur raconte ce morceau de biographie sur un an, dans un registre similaire à celui du peintre : descriptif, minutieux et réaliste, donnant ainsi une impressionnante consistance à cette époque, aux lieux et aux personnages. Le scénariste concentre son récit sur cette évolution dans le choix de vie du peintre, tout en mettant en scène un homme à la vie sortant de l’ordinaire.



mercredi 18 septembre 2024

Bruce J. Hawker T02 L'orgie des damnés

En cas d’échec… On ne verserait pas de larmes sur leur sort.


Ce tome est le deuxième d’une heptalogie. Il fait suite à Bruce J. Hawker : Cap sur Gibraltar (1985). Cet album a été réalisé par William Vance (1935-2018) pour le scénario et le dessin, et par Petra Coria pour les couleurs. Il a été prépublié dans les numéros 326 à 334 du journal de Tintin en 1981. La première édition en album date de 1986. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.


La mer, éternellement à l’assaut des rochers… Une péninsule ouverte sur l’océan sans fin… Battue par tous les vents du large… Telle est cette côte… La côte de la mort ! Costa del muerte, ainsi l’appellent les vaillants pêcheurs galiciens qui l’affrontent jour après jour… Les mouettes volent au-dessus des flots, prêtes à plonger pour attraper leur nourriture. Les vagues continuent de déferler, agitées. Un navire approche : un homme sur le pont a remarqué le manège des volatiles : les rieuses, la côte doit être proche. Il converse avec un autre marin, ils ont vu les nuages noirs sur l’horizon, les mouettes ne traîneront pas dans le coin, ces gloutonnes, car le temps se gâte. Les nuages courent trop vite, c’est signe de tempête. Dans les entrailles du bâtiment, une cale fréquentée par une bande de rongeurs avides. Dans cette cale obscure, les cinq derniers officiers du H.M.S. Lark, suite au désastre de Cadix, ont été condamnés aux galères, on les emmène vers le Ferrol. Il ne leur reste que quelques heures de répit… Il faut agir… et vite !



Lui, c’était le commandant du H.M.S. Lark, Bruce J. Hawker. Bruce, fils d’une mère inconnue. Hawker, nom de son père adoptif. Le drame de ce gars : certains galonnés n’aiment pas remercier leurs subalternes, c’est choquant, ça ! Bien qu’il leur eût sauvé la peau, lui, un bâtard ! Bof, de toute façon, ça lui est égal. C’est le plus audacieux des cinq prisonniers. Ensuite son second, Lieutenant George Lund., un vieux loup de mer qui a participé à plusieurs grandes batailles. Malgré son courage, cet homme n’a jamais reçu le commandement d’un bâtiment, on ne sait pas pourquoi. Richard Burns, sous-lieutenant, souvent trahi par ses nerfs. Fils d’un imbécile qui l’a abandonné dans un orphelinat. Gentil garçon, mais… quel gaffeur ! James Jackson, lieutenant des Royal Marines. Il ne dit jamais rien, mais il pense trop… surtout à sa bouteille de gin. Il commandait une section d’homards sur le Lark. Enfin, le dernier, Percy Reeves, aspirant… Jeune, bouillant et indiscipliné, il fonce dans le tas, sans savoir pourquoi ! Il n’a pas eu la chance de voir le rocher. Alors là, vraiment… une belle brochette ! On comprend pourquoi l’amirauté leur avait confié cette mission impossible… En cas d’échec… On ne verserait pas de larmes sur leur sort. Hawker tire comme un beau diable sur ses chaînes et il parvient à faire céder l’attache dans le bois du navire. Il ne leur reste qu’à attendre ce putois de Sanchez qui viendra vérifier que les prisonniers se tiennent à carreau, à l’estourbir et à récupérer son trousseau de clés.


Le héros se trouvait en bien fâcheuse posture en fin, du tome précédent : enchaîné à fond de cale, avec quatre autres de ses compagnons Richard Burns, George Lund, James Jackson, Percy Reeves, tous condamnés aux galères du roi d’Espagne Charles IV. Ils sont ainsi incarcérés dans une frégate qui sous une légère brise, a quitté le port de Cadix pour rallier le port où ils doivent être jugés. Ce tome se passe entièrement à bord pendant la traversée, pendant trente-deux pages dans les entrailles du navire, et pendant les quatorze autres à l’air libre dont dix sur l’océan. L’artiste s’en donne ainsi à cœur joie avec les humeurs de la mer. Ainsi des vagues déchiquetées se brisent sur la côte de la mort, avec des gerbes torturées, et la vague créée par l’étrave du navire, pour le plus grand intérêt des mouettes rieuses prêtes à fondre sur leurs proies pour se nourrir. Quelques pages plus loin, la tempête a éclaté, la mer est démontée alors que Bruce J. Hawker est sur un frêle youyou. Les vagues s’entrechoquent avec fracas, les embruns saturent l’air. Planche quarante le soleil se lève sur ce tumulte, dans une magnifique composition tendant vers l’abstraction, jusqu’à un apaisement progressif. Le récit se clôt sur une case de la largeur de la page occupant la moitié de la hauteur : un navire qui vogue vers l’horizon sur un océan apaisé, le héros étant emmené vers son destin.



Le pauvre héros a échoué dans sa mission, il a été désigné comme un coupable idéal, et il refait donc le chemin en sens inverse, cette fois-ci à fond de cale. L’intrigue se focalise sur ce laps de temps durant lequel le lieutenant va chercher à s’échapper avec l’aide de ses quatre compagnons. Le scénariste montre l’enchaînement d’actions entreprises par le héros, qui se confronte aux aléas imprévisibles, à commencer par les réactions des membres de l’équipage espagnol, mais aussi les humeurs imprévisibles de la mer, et peut-être d’autres navires dans les parages. Cela peut sembler un peu maigre comme intrigue, mais aussi constituer une ossature propice à des scènes d’action spectaculaire, en plus du caractère imprévisible de la mer. Le lecteur peut anticiper certaines surprises : les efforts des prisonniers pour se libérer, l’arrivée inopportune d’un garde qui ne se rend pas compte de ce qui l’attend, un bouleversement inattendu qui va égaliser les chances entre les évadés et le reste de l’équipage. L’auteur ajoute une animation au sein du navire pour distraire l’équipage.


En auteur complet, William Vance imagine des scènes qui correspondent à ses goûts d’artiste. Outre les superbes images de mer, il investit un temps significatif pour représenter le navire espagnol, avec ses gréements. Après avoir empli ses poumons avec l’air du grand large, le lecteur se retrouve à fond de cale pendant six pages Le dessinateur associe des aplats de noir copieux aux contours irréguliers et déchiquetés dans la majorité des cases, et parfois des fonds vides avec un camaïeu vert de gris pour rendre compte de la faible luminosité. Au court de cette scène, Vance choisit donc les éléments visuels qu’il met en avant : le bazar dans la cale (tonneaux, cordages, toiles déchirées, débris divers inidentifiables), les rats explorant tranquillement à la recherche de nourriture, une lampe tempête, les planchers de bois, les poutres. Étrangement cela donne parfois la sensation d’un grand volume très long, assez inattendu dans un navire. Il en va de même dans la batterie (entrepont où loge l’équipage du vaisseau.) où les marins assistent avec enthousiasme à la fiesta Gitana.



L’artiste campe des personnages relativement typés. Les héros sont beaux, avec une imposante chevelure argentée (ou peut-être blonde) pour Hawker, et des visages un peu burinés pour ses compagnons. Ils sont bien découplés, tout en conservant une carrure réaliste et plausible. En regard, les Espagnols se reconnaissent d’abord par leur uniforme, tout comme les Anglais par la suite, tout en présentant un visage plus dur et patibulaire. Il y a une exception : Paco, le jeune homme qui est amené à danser avec la gitane Rawena. Par comparaison, les Anglais ont l’air plus distingués, avec des uniformes plus stricts, et des visages évoquant une société plus rigide. En planche onze, le lecteur découvre que le navire abrite une troisième population, dont Rawena, une femme magnifique, ensorcelant littéralement les soldats espagnols par ses talents de danseuse. Le lecteur succombe immédiatement sous son charme, et se doute que le héros sera tout aussi sensible que lui, tout en conservant son flegme tout britannique. Certes les personnages restent plus esquissés que développés sur le plan psychologique, pour autant la direction d’acteurs et le dessin en font des adultes plausibles.


La première page consacrée au vol des mouettes rieuses au-dessus de la mer démontée assure le lecteur que le créateur prend un vrai plaisir à cet environnement maritime. Il se laisse également facilement prendre par l’ambiance régnant dans la cale, puis dans la batterie. Il prend le temps de savourer la case occupant les deux tiers supérieurs de la planche onze avec cette composition alliant un combat de coq au premier plan avec un spectateur certainement parieur totalement fasciné par le spectacle, et Rawena en train de danser au troisième plan, avec le reste des spectateurs en arrière-plan. Après un duel au couteau bien tendu grâce à la mise en scène, il admire la capacité de Bruce J. Hawker à neutraliser un homme armée grâce à de la poudre. Le narrateur enchaîne ainsi des moments visuels ou des actions mémorables : la violence de la curée alors que l’horreur s’est emparée de la batterie, la fuite périlleuse à bord du youyou sur une mer très agitée, le jugement sans appel d’un capitaine anglais prononcé à l’encontre de Bruce J. Hawker.


Deuxième voyage en mer pour Bruce J. Hawker, placé sous des auspices peu favorables. L’auteur choisit une action ramassée sur une poignée de jours, se déroulant entièrement en mer. Il montre l’océan sous plusieurs jours, avec un art consommé et un vrai plaisir. L’intrigue s’avère linéaire et prévisible pour une bonne partie, le plaisir de lecture se situant dans ce savant dosage entre aventures classiques et une implication sans faille qui apporte une saveur personnelle à chaque scène.



mardi 17 septembre 2024

Boomers

Les cimetières sont plein de gens qui avaient d’autres projets.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Bartolomé Seguí, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-onze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par l’auteur, évoquant la création d’un certain nombre de personnages (Lola, Ernesto, Rita, Héctor, César…) dans les années 1980, et le commentaire de la coscénariste occasionnelle. Elle fait observer que les personnages évoluent avec le temps, ce qui les rend plus humains, faisant croire qu’ils ne dépendent ni d’une main créatrice ni du regard du lecteur pour continuer à exister, même une fois le livre refermé.


Ernesto, un homme d’une soixantaine d’année, est assis le dos contre arbre dénudé, sous une pluie battante, en train de regarder le fleuve à quelques mètres de là. Des éclairs luisent régulièrement, et le tonnerre tonne. Ses pensées vagabondent. Les tempêtes exercent comme un étrange magnétisme. Comme un air de déjà-vu. Loin, très loin. Une trace, dans nos mémoires de l’époque où nous n’étions qu’une présence insignifiante dans un monde trop grand pour nous… D’une époque où tout trouvait une explication par le surnaturel. Regarder la pluie. Écouter le clapotis des gouttes et le grondement du tonnerre, puis retrouver ce regard émerveillé et empli de déférence… S’abandonner aux forces de la nature malgré les dangers a quelque chose de relaxant. Un peu comme se sentir dans le ventre de sa mère au milieu des bombardements. Comme la paix que ressent un condamné à mort lorsqu’il n’a plus à lutter pour sa survie. Tout cela est à la fois si réel et si paradoxal… Enfin de compte, Ernesto comprend l’avertissement de Sabina : Là où on a été heureux, on n’aurait pas dû essayer de revenir…



Ernesto se met à l’abri sous le petit toit d’un panneau d’informations. Il entend son téléphone sonner dans la petite voiture. Il s’assoit sur le siège du conducteur, et il voit qu’il s’agit d’un appel de son épouse Lola. Il décide de ne pas répondre. Il se souvient de leur discussion il y a quelques jours quand il lui a annoncé son intention de prendre des jours de vacances seul. Elle avait été un peu surprise se demandant s’il y avait une autre femme, s’il faisait sa crise de la quarantaine. Il l’avait rassurée : il a besoin de temps pour lui, pour réfléchir un peu, se préparer à ce qui les attend, mettre de l’ordre dans ses priorités. Il souhaitait aller en Irlande. Finalement, il se retrouve à conduire sous la pluie dans l’île de Majorque. Ses pensées reprennent leur flux : Que faire quand on ne se sent nulle part à sa place ? La connaissance des coutumes, seule, ne garantit pas de s’intégrer. Parfois, c’est même le contraire. Faute de savoir s’adapter aux mœurs, on devient une sorte d’apatride sentimentalement. Et encore, si ce n’était qu’une question de géographie… Mais que faire quand ce sont les codes de son époque qui deviennent étrangers ? Quand ce qui se passe autour de soi ne nous concerne plus… Est-il possible de perdre le sens du temps présent ?


Boomer : une personne avec un train de vie confortable et qui s'oppose moralement aux changements sociétaux portés par les jeunes générations. Donc l’auteur invite le lecteur à suivre un boomer, Ernesto, soixante ans, encore un travailleur actif, qui vit avec son épouse Lola, et qui voient, lui et elle, régulièrement leurs amis, personnes de leur âge. Effectivement, ils ne semblent pas avoir de soucis financiers, sans non plus rouler sur l’or, un appartement en ville, et de quoi, s’offrir régulièrement des vacances. En apparence, ils ne souffrent pas de maladies incapacitantes, mais ils évoquent l’énergie et le temps passés à prendre soin de leur santé. Le lecteur ressent une forme de confort dans la narration visuelle. L’artiste adopte un registre réaliste et descriptif, avec un bon niveau de simplification, utilisant des traits de contour un peu gras, passant de temps à autre en technique de couleur directe pour quelques éléments d’une case. Ses personnages disposent d’une apparence qui attire la sympathie : plutôt débonnaires, sans trace d’aigreur ou d’agressivité, sereins et calmes, comportement qui est pour partie dicté par leur âge. Ils portent des vêtements confortables, plutôt des pantalons, polos et chemises, avec une femme qui porte des robes. Ils ne semblent pas avoir de passion dévorante, ou de hobby envahissant, ni d’animosité entre connaissances de longue date, ou entre époux.



La narration visuelle emmène le lecteur dans la banalité du quotidien : un petit modèle de voiture deux places aisément reconnaissable, la standardisation des modèles de téléphone portable, le port du teeshirt qui se généralise à toutes les strates de la société, les mêmes types de bar pour touristes avec leur terrasse, les appartements dans des immeubles sans personnalités, la grande pièce avec la table et les chaises d’un côté le canapé de l’autre, le métro pour aller au boulot, la plateforme mondiale de vidéo à la demande, etc. Dans le même temps, Ernesto et les autres vivent dans des lieux bien identifiés avec leurs particularités : un modèle de chaise, une calèche pour touristes dans une rue, une émission télévisée de dating spécifique à l’Espagne, les stores déroulant à l’extérieur des fenêtres, le motif d’un tapis, une ornementation d’inspiration méditerranéenne sur un bâtiment, un oiseau des pays chauds, etc. Tout du long, le lecteur apprécie l’approche douce de la mise en couleur : pas de tons criards, pas de tons trop sombres, un art consommé de l’atmosphère ombragée, sans soleil trop agressif.


De séquence en séquence, le lecteur peut voir qu’il s’agit de personnes autour de la soixantaine : pas de gestes brusques, pas de dépense d’énergie inutile, des fauteuils et un canapé confortables. Les personnages vivent à un rythme posé : Ernesto le souligne alors qu’il travaille chez lui en se faisant la remarque qu’il aime ce qu’il fait, mais il supporte de moins en moins de travailler sous pression. Aujourd’hui, il sait qu’une tâche achevée ne cède pas la place à plus de temps libre, mais à une autre urgence. Son choix de voiture, petite et deux places, montre qu’il ne recherche plus la vitesse ou à en mettre plein la vue. L’intérieur du couple est fonctionnel et bien pensé, faisant passer le confort avant le luxe. Ernesto préfère faire son voyage seul et à son rythme, plutôt que d’enchaîner les rendez-vous, ou les endroits à visiter ou encore les activités. Les amis prennent place bien assis à table pour un repas qui dure, afin de profiter de la conversation. Dans un chapitre de trois pages, Ernesto déambule tranquillement dans les rues d’une ville touristique, et il se rend vite compte qu’il a besoin de sortir du flux de la foule, pour se retrouver dans une petite ruelle sans animation, ses mouvements et les expressions de son visage montrant bien ce qu’il en est.



Bon, ben, voilà qui semble moyennement passionnant d’assister à des considérations plus ou moins originales, venant de personnes en fin de carrière professionnelle, évoquant l’éventualité de la retraite (65 ans si tout va bien en Espagne), le fait qu’ils ne comprennent plus complètement le monde qui les entoure, et les contraintes de devoir surveiller sa santé. D’un côté, leurs discussion permettent à l’auteur de passer en revue bien des sujets attendus : le temps qui file (une année se résume à Noël, Pâques, l’été et Noël à nouveau…), une forme de détachement grandissant (quand ce se passe autour ne concerne plus l’individu), les énièmes mascarades politiques (en particulier un habile décalage de la fenêtre d’Orverton), l’opinion qui prévaut sur l’information, les évolutions dans les villes (les villes sont des mécanismes vivants, il faut accepter le changement), les corps vieillissant qui font penser à ceux des parents, le temps qu’il reste avant la retraite, les enterrements et les souvenirs qu’il reste des défunts (amenant à envisager ce qu’il restera après sa propre mort), la raréfaction ou l’absence de rapports sexuels et même la disparition de la libido, la société qui valorise le jeunisme (alors qu’il s’agit d’une valeur éphémère), le chemin parcouru et le vertige de laisser passer les années qu’il reste encore sans en tirer le meilleur parti (de laisser le temps s’écouler sans douleur ni gloire), le monde qu’on laisse aux générations suivantes (à commencer par ses enfants).


Le lecteur ressent qu’il s’agit du discours d’un auteur ayant atteint la soixantaine, et qui parle de ses préoccupations, en étant dans l’acceptation et non dans la résignation. L’auteur se montre moins virulent que Carlos Giménez dans C’est aujourd’hui : il a déjà fait le chemin dans son esprit de la brièveté du chemin qui reste devant lui. D’ailleurs, cela constitue le point de départ de ce récit : tout simplement mettre de l’ordre dans ses priorités. Dans le même temps, il a conscience que le monde ne lui appartient plus, que son temps est passé. Il met en scène comment la conscience du temps qui est compté, voire peut-être plus court que prévu en fonction de l’état de santé et de la perte d’autonomie, provoque une prise de recul et un lâcher prise. Ernesto se sent et se voit s’éloigner des préoccupations contemporaines du monde, comme s’il perdait le sens du temps présent, qu’il devenait un apatride temporel.


Un titre utilisant un mot à a mode dans la première moitié des années 2020 : une accroche qui éveille la curiosité du lecteur, ainsi qu’une forme de jugement négatif irrépressible associé à l’expression Ok boomer. Il prend beaucoup de plaisir à faire connaissance avec Ernesto, son épouse Lola et leurs amis. La narration visuelle se révèle être parfaitement dosée entre banalité du quotidien, consistance de ces environnements banals, et équilibre entre ce qui est représenté et ce qui est sous-entendu. Le lecteur retrouve les constats et petites récriminations associés à des personnes de cet âge. Il voit également par les yeux de l’auteur : il peut se mettre à sa place et comprendre pourquoi il envisage le monde ainsi, ce que les décennies accumulées ont modifié dans sa façon de considérer le monde, et sa position dans celui-ci.



lundi 16 septembre 2024

ReV

Vous ne connaissez pas la légende de l’aventurier impatient ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Édouard Cour pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée.


Le noir total. Une voix désincarnée accueille Gladis d’un bonjour, auquel elle répond timidement. La voix lui demande si elle souhaite personnaliser son pseudonyme et son avatar. Réponse timide par la négative. Les choix sont enregistrés. Elle n’a plus qu’à patienter. Chargement terminé. Bon voyage, Gladis. Blanc total. Une sorte de de noyau est en train de se former à base de lignes fines et irrégulières. Le corps de Gladis est formé, avec un bassin inexistant, une tête en forme de bol enflammé, des cuissardes noires et des gants longs noirs également. Elle se retrouve dans une sorte de grand hall de gare, avec de nombreuses personnes présentes, à la silhouette plus ou moins bien définies. Un jeune homme élancé et blanc, avec une chevelure folle, l’aborde. Désemparée, elle lui explique qu’elle est perdue, elle découvre complétement ce… truc. Il consulte une petite tablette flottante, juste au-dessus de sa main : première connexion en effet. Il se présente : Mr_iO. Il reconnaît que c’était un peu brutal comme accueil, mais les nouveaux sont si rares, maintenant. Il lui souhaite la bienvenue dans Rev. Peut-être serait-elle intéressée par une partie coopérative du coup ? Gladis souhaite en savoir plus. Il explique : C’est simple. Il y a deux types de coopérations. Active ou passive. En gros, soit il participe, soit il la suit en simple observateur. Il lui propose la passive pour ne pas trop dénaturer sa première partie. Mais il ne veut pas s’imposer si elle préfère rester seule.



Gladis sent qu’un peu d’aide ne lui ferait pas de mal. Son filleul l’a tannée pour qu’elle essaie, mais il ne lui a pas expliqué grand-chose. En revanche, il avait raison, l’immersion est troublante. Mr_iO reprend la parole : ça vaut le détour, ReV est parfait pour s’initier aux psymulations. Pas besoin d’aptitudes particulières pour y jouer ; il n’y a qu’à choisir un chemin, le reste suivra. Elle se dit que puisqu’ils sont dans une gare, sa première intuition serait d’aller voir ce qui se passe sur les quais. Elle indique que c’est très étrange comme sensation tout de même, elle demande à son guide s’il joue souvent à ces trucs virtuels. Il répond que certains diraient même un peu trop. Il ne joue plus qu’à ReV ces derniers temps. Il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés qu’elle contient quelque chose de plus. Elle a beau être une des premières psymulations, elle reste encore la plus mystérieuse. Comment fonctionne-t-elle ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Ils pensent que la clé de ces mystères est dissimulée ici même, dans sa structure ! Gladis trouve ça intéressant, mais elle voit mal comment elle pourrait lui être utile. Elle a rarement joué à autre chose qu’à Tetris, et elle était loin d’être douée.


Ça commence facile et en douceur : une femme Gladis s’initie à une simulation vidéoludique, dans un environnement ouvert. Une promenade dans une réalité virtuelle, dépourvue d’intrigue au sens premier du terme, avec un guide, ou tout du moins un accompagnateur plus expérimenté qu’elle. Le lecteur suit donc une personne qui découvre un jeu vidéo, ce qui d’entrée de jeu installe un double niveau de lecture, à la fois la découverte du jeu appelé Rev, à la fois la manière dont Gladis le perçoit. Mr_iO qualifie ce jeu de psymulation, un amalgame de Psychologique et de Simulation. Le lecteur en déduit qu’il s’agit d’une version améliorée d’un simple de jeu de type de simulation de vie de type bac à sable sans objectif, et de jeu fonctionnant avec une Intelligence Artificielle (IA) s’adaptant aux caractéristiques du joueur pour créer un environnement conçu sur mesure, des réactions découlant des choix du joueur, mais aussi de sa façon de jouer, avec malgré tout une notion de progression. En effet, l’accompagnateur indique bien qu’il faut commencer, jusqu’à découvrir une situation ou un personnage qui déclenchera une première épreuve, et donc de l’expérience à acquérir et par voie de conséquence un premier niveau. En effet, Gladis et Mr_iO commencent par voyager à bord d’un train (puisqu’ils partent d’une gare, logique), puis il se produit un événement inattendu, un changement de décor, et une sorte de test. Le lecteur découvre les règles du jeu et les possibilités de celui-ci en temps réel avec la joueuse. Comme il accepte que l’environnement puisse changer du tout au tout soudainement, comme dans un rêve.



Plongée dans un monde virtuel et partagé, créé par une intelligence artificielle servant de moteur à cet environnement vidéoludique : l’artiste a adopté une esthétique très différente de celles associées à un monde créé par informatique, froid ou reluisant. Chaque case apparaît assez chargée, mêlant des éléments dessinés avec un trait de contour encré, aplats de noir aux formes irrégulières et parfois effilées, hachures pour la texture et le relief, trames mécanographiées, présence de la couleur pour des camaïeux denses avec quelques zones en couleur directe. À l’opposé de visuels aseptisés ou photoréalistes, des dessins avec une qualité organique et vivante. Dans le même temps, le dessinateur met à profit la liberté rendue possible par un monde totalement imaginaire. À commencer par la représentation de Gladis : celle-ci reprend bien une silhouette anthropoïde avec une touche féminine dans des hanches un peu larges et un haut de vêtement qui semble recouvrir une paire de seins. Pour autant, les jambes semblent un peu longues dans leur moitié inférieure, il manque une partie du torse juste au-dessus du bassin où se trouve uniquement une petite sphère noire d’une dizaine de centimètres de diamètre. Les longs gants agissent comme un élément visuel accordé aux cuissardes noires. La tête revêt une forme des plus singulières : elle flotte au-dessus du tronc, en l’absence de toute forme de cou. Elle ressemble à une forme de grand bol sans anse, avec deux yeux noirs collés devant, et un long nez d’une trentaine de centimètres, tendu vers l’avant. Le récit ne permet pas de donner un sens particulier à cet appendice nasal si long, à moins de considérer qu’il s’agit d’un manche, en conséquence de quoi la tête de Gladis correspondrait plus à un louche qu’à un bol. Cette forme permet à un personnage de déposer quelque chose dans ce récipient, ou autrement dit de mettre une idée dans la tête de Gladis.


Par comparaison, Mr_iO apparaît plus normal : un corps masculin allongé, quelque peu dégingandé, avec une belle tignasse blonde abondamment fournie, une tunique blanche uniforme avec un simple trait reliant quelque point sur le devant. Le lecteur observe que ce personnage flotte à quelques centimètres au-dessus du sol, ses pieds ne touchant pas terre, comme pour souligner qu’il n’est que simple accompagnateur, non participant, sans être complètement un personnage non joueur puisqu’il donne un ou deux conseils appliqués à Gladis. Le lecteur attend de voir à quoi ressembleront les autres personnages : des formes humanoïdes pas totalement définies dans le monumental hall de gare, deux individus dans des tenues orange avec un collier d’explosif pour les terroristes, un tout petit bout de femme de cinquante centimètres de haut, des robots aux formes diverses certains inspirés du rétrofuturisme, une ombre noire en costume avec un attaché-case, des personnages à tête de gastéropode, un roi doré avec un troisième œil au milieu du front, une divinité d’inspiration hindoue, etc. Chaque individu comporte en lui une touche fantasmagorique plus ou moins marquée, pouvant être prédominante, ou juste réduite à une bizarrerie anatomique de la tête. Les différents lieux oscillent également entre une forte proportion de réalisme avec quelques éléments oniriques (le hall de gare, la suite de l’hôtel), ou des lieux qui relèvent plus du conte (la forêt avec ses arbres gigantesques, la caverne avec son petit peuple de champignons), du récit fantastique (le couloir d’hôtel avec son tapis à motif, la cité souterraine enfouie sous celle en train de se construire par-dessus, le jardin sans fin avec sa grille aux motifs géométriques, etc.).



Le lecteur se prête bien volontiers au jeu, en personnage non joueur, simple spectateur. Il ressent rapidement l’arbitraire des événements (les terroristes dans le train), les transitions abruptes sans réel lien logique (passer d’une poursuite en forêt à un couloir d’hôtel), et la quête découlant de découvrir le jeu, sans en connaître les règles, celles-ci semblant peu nombreuses et très accommodantes, tout en impliquant une forme de progression. Les actions et les choix de Gladis montrent une personne curieuse et attentionnée : elle souhaite explorer cet environnement ludique, elle prend en charge Fungho, une sorte d’enfant champignon doté d’une forme de conscience. Elle ne joue pas comme un personnage d’action, pas de force surhumaine, pas d’exploit physique, pas d’agressivité, tout juste une gifle bien méritée en page soixante-six. Elle fait preuve d’initiative et d’intuition, et elle sait réfléchir. Elle se retrouve plutôt désemparée pour trouver un sens à ce qui lui arrive. Au milieu du récit, Mr_iO lui en dit un peu plus sur son propre objectif : il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés que cette psymulation contient quelque chose de plus. Ils ont observé que ReV suit une structure narrative très précise pour générer les expériences, celle du monomythe ou du voyage héroïque. Il développe cette notion au profit de Gladis : le livre Le Héros aux mille et un visages (1949), de Joseph Campbell (1904-1987). Cette remarque incite le lecteur à prendre lui aussi du recul : à envisager les tribulations de Gladis sous un autre angle : surmonter les épreuves de la vie (telle qu’elle est mise en scène dans ce monde virtuel) jusqu’à une révélation, rechercher le sens de la simulation virtuelle comme on peut chercher le sens de la vie, la raison d’être de la réalité, considérer la relation de Gladis avec le fungho comme la relation de l’être humain au monde végétal, ou aussi voir cela comme une relation entre un enfant et sa mère, etc.


Cela l’amène également à envisager certaines remarques à partir d’un autre point de vue. L’un des occupants de la suite de l’hôtel évoque une œuvre d’art qu’il va propulser vers un trou noir : une façon d’envisager chaque production artistique comme un projet destiné à l’oubli plus ou moins rapide, une démarche vaine. Gladis & Mr_iO rencontrent un individu qui se livre à un travail d’archéologie dans la ville basse : des ruines qui vont être ensevelies pour supporter l’architecture de la ville du dessus, des vestiges qui deviennent inaccessibles aux futures générations. Il est possible d’y lire une réflexion sur les souvenirs qui deviennent eux aussi inaccessibles au fur et à mesure du temps qui passe, des nouvelles expériences qui transforment l’individu. Il est également possible d’y voir une réflexion sur l’Histoire : les productions des nouvelles générations recouvrent celles des précédents, les plongeant dans l’oubli. Il y a aussi ce constat que la ou les révélations dont un personnage peut faire l’expérience sont entièrement personnelles et ne peuvent pas servir à un autre personnage car il n’en aura pas la même interprétation et donc la même perception. Ce qui n'empêche pas Gladis d’accéder à l’infra-ReV et à un créateur, et de lui poser trois questions comme les règles lui autorisent… À moins bien sûr que ce ne soit une construction fictionnelle de son esprit, dans le cadre de la psymulation.


Observer une jeune femme qui joue à un jeu vidéo de type réalité virtuelle immersive : voilà qui ressemble à une expérience particulièrement passive pour le lecteur. L’auteur met en œuvre une narration visuelle originale, inventive, consistante et organique, qui plonge le lecteur dans ces environnements à teneur onirique variable toujours en décalage avec la réalité. D’emblée, le récit mêle un enjeu d’avancer dans les étapes du jeu qui sont créées sur mesure pour Gladis, et de de trouver dans le déroulement de ces événements un sens. Comme fonctionne la psymulation ReV ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Pourquoi créer quelque chose de si complexe s’il n’y a que ça à trouver ? Cette découverte ressemble plus à un point de départ qu’à une solution.



jeudi 12 septembre 2024

Djinn T01 La favorite

Tout part du corps, tout ramène au corps.


Ce tome est le premier d’une série qui en compte treize et trois hors-série. C’est également le début du cycle ottoman, composé des quatre premiers albums. Sa parution originale date de 2001. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par le scénariste.


Au début des années 1960, Kim Nelson, une jeune femme se trouve à Ankara, dans un café. Elle est à la recherche d’un djinn, d’une ombre… celle de sa grand-mère… De ses racines aussi, elle suppose. C’est un voyage qui sera long. Un voyage dont elle ne reviendra pas intacte. On ne revient jamais intacte lorsqu’on se frotte à un djinn… Assis en face d’elle, son interlocuteur Kémal lui explique qu’il n’a rien trouvé : les dossiers manquent. Il s’est renseigné auprès de ses collègues, en vain, personne n’a pu l’aider. Elle lui demande à qui elle doit s’adresser maintenant. Il répond qu’il connait un libraire dans la vieille ville, chez Thesos. Il possède de vieux documents, très rares, c’est surprenant parfois ce que l’on découvre chez lui. Elle pense que ça vaut peut-être le coup de tenter, mais que c’est décourageant. Il se lève et lui indique qu’il la tiendra au courant. Il s’en va, elle se lève et laisse un pourboire. Alors qu’elle passe devant lui, un jeune homme, bien fait de sa personne, lui dit que chez Thesos n’est pas la bonne adresse. Surprise, elle se retourne. Il continue : il y a mieux si elle veut obtenir des informations, il pense à la photographie qui se trouve dans son sac à elle. Il ajoute : quand elle est entrée, quelqu’un l’a bousculée, c’était lui, mais il cherchait autre chose, et il lui rend la photographie en question.



Jade reprend son bien d’un geste vif en le traitant de voleur. Ibram Malek explique que cela permet de gagner du temps, et son temps est précieux. Cette photographie, c’est le début d’une piste pour elle. Il ignore quels sont ses motifs, et il ne s’en soucie guère d’ailleurs, mais il peut l’aider à remonter cette piste. Il devine que l’homme représenté, sur ce document, c’est le sultan Murati. Elle acquiesce et demande s’il peut la renseigner à son sujet. Il répond qu’il peut lui répéter ce que l’on apprend dans les livres, mais il suppose qu’elle désire en savoir plus. Il lui dit qu’il viendra la chercher ce soir, à son hôtel, qu’elle se fasse belle car ils iront à la maison clause de Dame Fazila. Kim Nelson est troublée, elle aurait dû gifler cet homme, le renvoyer. Au lieu de cela, le soir-même dans sa chambre d’hôtel, elle se surprend à l’attendre, et lorsque le téléphone sonne, elle répond simplement qu’elle est prête et qu’elle descend. Assis à une table du hall désert de l’hôtel, il lui demande si elle est prête, prête à payer de sa personne. Il se rendent dans un établissement de bain et il lui dit de se déshabiller. Si elle veut remonter le temps, il ne s’agit pas de tricher. Il faudra qu’elle se montre telle qu’elle est : corps et âme, car elle sera jugée. Mais il pense qu’elle pourra s’en tirer, et elle peut se rassurer, il l’accompagnera.


Dans son introduction, le scénariste développe plusieurs thèmes. Le premier est relatif au corps : Tout part du corps, tout ramène au corps. Corps exposés dans les harems, corps déchirés sur les champs de batailles. Corps convoités, corps abandonnés. Le second correspond à la période et l’endroit dans lesquels il a choisi de situer son récit : la Turquie en 1912, vue à partir du même pays cinquante ans plus tard, en particulier en connaissant les conséquences de l’alliance avec l’Allemagne. Enfin, il évoque la mythologie des harems, avec ces clichés, et sa conviction que : Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes. Il pose la question provocatrice : Car qui du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? Quant à l’amour triangulaire, il cite le romancier Jun'ichirō Tanizaki (1886-1965) et la réalisatrice Liliana Cavani (1933-). Le lecteur familier de l’œuvre du scénariste sait que l’Histoire lui sert de trame de fond et qu’il s’autorise à réarranger la vérité historique pour servir son récit, indépendamment de la qualité des recherches de son travail préparatoire. Il a agi ainsi dans plusieurs de ses séries comme Croisade (8 tomes, 2007-2014) avec Philippe Xavier ou Double Masque (6 tomes, 2004-2013) avec Martin Jamar. Le lecteur ressent bien que cette série s’inscrit dans cette veine-là : absence de personnages historiques, mise à part une référence à Enver Pacha (1881-1922), lieux imprécis à part pour Ankara.



Une couverture peinte magnifique, qu’il s’agisse de la première édition avec Jade agenouillée sur son divan dans des tons brun et orange, ou allongée sur un voile vert, avec des touches jaunes. Les dessins à l’intérieur sont réalisés de manière traditionnelle : des formes détourées par des traits encrés noir, et une mise en couleur de type aquarelle. L’artiste réalise des dessins dans un registre réaliste et descriptif : un détourage minutieux, avec un trait fin et délicat, quelques aplats de noir élégants, une grande attention au détail. Le lecteur commence par découvrir cette vision d’Ankara à partir du fleuve. Le lecteur observe la finesse du tracé des bâtiments ainsi que la belle couleur bleutée qui l’habille. Puis vient l’intérieur du café, avec des murs de ton brun et ocre, les tables et les chaises bien sûr, ainsi que étagères, et plus discret une peinture d’un homme et son âne sur le mur du fond. La dessinatrice prend le temps de représenter chaque lieu, lui donnant un cachet spécifique : la vue d’ensemble de la façade de l’hôtel, puis celle sur les toits d’un quartier populaire baignant dans le même bleu de la nuit. Le lecteur est ensuite surpris par les salles vide de l’établissement de Dame Fazila, avant de passer dans une grande salle évoquant un hammam avec de délicates bandes de vapeur, les tables de massage dans une autre partie, et enfin une chambre privée avec son divan et ses coussins moelleux.


Ainsi l’artiste donne à voir les différents lieux correspondant à l’imaginaire ou à la mythologie que souhaite développer le scénariste en 1912, à partir de clichés et de lieux communs, avec une constance qui finit par les rendre tangibles et plausibles. Les felouques sur le fleuve dans une belle lumière dorée, au milieu d’un vol d’oiseaux blancs, la piscine du harem, le magnifique bureau du sultan Murati avec ces meubles ouvragés et ses colonnes murales, sa pièce de réception en terrasse également emplie de coussins, la grande tente avec ses superbes tentures en plein désert, le temple dans la pénombre avec ses cobras, pour finir par la présentation d’une femme au harem. Le lecteur est tout aussi aux anges au temps présent du récit : ce café interlope, la riche demeure d’Amin Doman au bord de la mer avec sa terrasse et ses persiennes, la librairie de Thesos regorgeant d’ouvrages, les maisons en bord de fleuve vues à partir d’un canot à moteur, etc. Le lecteur regarde également avec un œil curieux les personnages. Les hommes : Kémal assez trapu et vaguement inquiétant par son manque de franchise et la force que l’on devine en lui, Ibram Malek grand et bel homme bien découplé, le magnifique masseur noir au hammam, le vieux sultan Murati bien conservé avec sa barbe blanche, Amin Dorman grand et fort également dans son costume de marque avec cravate, Harold Nelson beau militaire dans son uniforme militaire, le photographe Samuel avec son visage trop souriant pour être honnête.



Bien évidemment, le lecteur accorde la même attention aux personnages féminins : Kim Nelson et Miranda Nelson au corps jeune et longiligne, évoquant parfois des adolescentes, et Jade au corps de trentenaire athlétique, Dame Fazila sa cigarette à la bouche, la peau un peu desséchée, vraisemblablement la soixantaine. Bien sûr, le thème du harem suscite des stéréotypes visuels dans l’esprit du lecteur et les auteurs tiennent cette promesse, comme l’écrit le scénariste dans son introduction. Des corps exposés, des corps désirés et désirables. Kim Nelson a vite fait de se retrouver nue sous les mains du masseur, dès la page neuf, qui va glisser une main entre ses cuisses. Jade apparaît nue assise sur le divan du sultan Murati, Djoua est en train de se baigner nue dans la piscine du harem. Puis Jade et Miranda vont se baigner nues dans la piscine du sultan. L’artiste dessine ces corps de manière frontale, sans s’attarder sur les parties génitales, celles des hommes n’étant pas représentées. Il s’agit donc plus d’une forme d’érotisme sensuel et léger, sans être hypocrite. Le lecteur ne sait trop quoi penser de Kim : une jeune femme à demi consciente des dangers auxquels elle s’expose, vraisemblablement consciente de son pouvoir de séduction et refusant le rôle de victime tout en étant prête à expérimenter en étant à la frontière du consentement. De son côté, Jade apparaît comme une séductrice et manipulatrice usant sciemment de ses charmes avec expertise. Miranda découvre le plaisir de la chair, la volupté des relations charnelles, prête à beaucoup de choses par amour. Le lecteur repense aux deux phrases présentes dans l’introduction. Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes : une déclaration très affirmative, une généralité qui soufre des exceptions, et en même temps, au vu du chiffre d’affaires de l’industrie pornographique, un cliché qui tient la route. La deuxième phrase apparaît beaucoup plus pernicieuse : Car qui, du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? Difficile de prendre parti pour le tortionnaire contre la victime, même si le lecteur comprend bien qu’ici les femmes sont attirées par des individus de pouvoir (un autre cliché) et que leur soumission devient une forme de défiance, de mise à l’épreuve d’elle-même, et de processus choisi d’émancipation, allant à l’encontre des normes sociales explicites et implicites en vigueur.


La couverture promet que cette manifestation surnaturelle d’un djinn va s’incarner dans une femme que la sensualité rendra irrésistible, une séductrice exceptionnelle, un charme fatal. Le scénariste commence par évoquer un cadre historique précis, puis privilégie l’aventure, entre enquête, intrigues de palais et de couloirs du pouvoir, initiation sensuelle à la frontière trouble du consentement. La dessinatrice montre des lieux pleinement tangibles et consistants, des personnages dignes d’acteur de cinéma, des vrais moments de sensualité. Le lecteur tombe sous le charme.



mercredi 11 septembre 2024

Oh, Lenny

Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Aurélien Maury pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend environ trois cent vingt pages de bande dessinée.


Quelque part au bord de la mer, une petite fille rousse marche dans le sable, au milieu des rochers avec un filet dans la main droite et un seau dans la main gauche. Elle repère un crabe, et le suit pour le pêcher. La bestiole pénètre dans une grotte et se retrouve coincée par une grande flaque, elle se retourne pour faire face à la fillette. Mais un tentacule la saisit par derrière, et une grande pieuvre brise le crabe et le mange, puis s’enfonce dans l’eau sous les yeux de June. Il s’agit peut-être d’un rêve et elle est ramenée à la conscience par son compagnon Brad qui lui demande si elle n’aurait pas vu ses clefs, car elles ne sont pas dans sa veste. Il peste que s’il arrive à l’heure à cet entretien, cela relèvera du miracle. June se lève et lui indique qu’elles sont sur la table. Il râle qu’à tous les coups, il va se prendre les bouchons. Il éternue fortement, sous l’effet d’une allergie. June lui fait son nœud de cravate, lui suggère de se détendre un peu, et le rassure en lui affirmant qu’il va très bien s’en sortir. Il répond qu’il pense que c’est trop gros pour lui. Elle l’embrasse, le regarde partir, referme la porte. Elle se tourne et elle voit un chat de gouttière de l’autre côté du carreau de la fenêtre : le matou a attendu le départ de l’homme pour se faire remarquer. Elle lui ouvre la fenêtre et le laisse rentrer dans l’appartement. Puis elle se prépare et elle sort dans la rue. En marchant, elle passe devant une personne à la rue à la barbe blanche, avec son chien à côté de lui. Elle tapote le chien qui a l’air mal en point en demandant de ses nouvelles. Elle indique qu’après le travail elle rapportera un stimulant pour l’animal ; l’homme en profite pour lui demander un pack, et des chips aussi.



June arrive à la clinique animale où elle travaille. Elle salue son responsable et elle va s’occuper du serpent, car il répugne son collègue. Elle s’enquiert de l’état du chien qui avait été percuté par une voiture la veille : il lui répond que le bulldog a été mis au congélateur ce matin. Elle se rend dans la pièce où les chiens attendent en cage, elle s’assoie et elle pleure dans son coin. Un peu plus tard, un client entre et indique qu’il aimerait faire dégriffer son chat, car ce petit voyou a saccagé leur fauteuil. Sans se retourner, June se montre surprise que le monsieur ne savait pas que les chats avaient des griffes. Devant son étonnement, elle continue : quand on aime les animaux, on ne cherche pas à les estropier, en principe. Le client pensait que c’est sans danger pour l’anomal. Puis, il se reprend : la clinique propose cette intervention sur son site, du coup quel est le problème de June, pourquoi l’agresse-t-elle ? Elle rétorque que lui aurait peut-être besoin d’une ablation des tympans s’il ne supporte pas d’entendre ce qui ne lui plait pas. Il répond qu’elle est tarée et qu’il va ailleurs. Elle lui conseille de plutôt adopter une peluche : elle n’abîmera pas ses beaux meubles.


Une entrée en matière de cinq pages, peut-être un souvenir d’enfance, peut-être un rêve révélateur de l‘inconscient. Le lecteur retient la notion d’un prédateur aquatique, tuant et dévorant un animal terrestre doté d’une carapace résistante. La narration visuelle apparaît simple et évidente, avec très peu de mots, entre deux et cinq cases par page. Elle revêt une apparence très proche de celle de la ligne claire, avec parfois une nuance de couleur venant rehausser un aplat dans une zone délimitée par un trait de contour, et de rares traits à l’intérieur des zones délimitées pour indiquer un pli de vêtement ou de tissu, ou un petit relief sur la peau de Lenny. Les dessins s’inscrivent dans un registre descriptif, avec des contours simplifiés, tout en comprenant un bon niveau de détails. Cela induit une lecture facile et rapide des cases et des pages, très satisfaisante dans la mesure où le lecteur éprouve la sensation d’avancer rapidement dans sa lecture. La sensation correspond à une vision évidente : tout s’identifie simplement, avec une perception facile de la réalité, comme s’il n’y avait rien de compliqué. Dans le même temps, chaque environnement s’avère consistant, élaboré. Dans un dessin en pleine page, l’artiste représente, en vue de dessus inclinée, le pavillon dans lequel le couple emménage, avec son petit jardinet, son petit abri de jardin, le patio, la rue de la zone pavillonnaire avec un élargissement pour le demi-tour, l’éclairage public, le trottoir dallé, les haies en bordure de propriété, les pavillons alentour.



Le lecteur tourne les pages à une allure rapide, enregistrant automatiquement les informations visuelles, présentées simplement, évidentes dans leur cohérence, tout en relevant certains détails, en s’immergeant dans certains endroits. Des petits trucs anodins : les plantes dans l’appartement, les déchets au sol sur le trottoir, le chat sur l’escalier de secours, les éléments présents dans le bac à compost du pavillon, la bétonnière qui reste bien visible dans le minuscule jardin, le panneau publicitaire pour la maison parfaite, les déchets dans la boue du tunnel où June trouve Lenny, le poster de Wapiti Island National Park, la fumée dégagée par le fer à repasser resté trop longtemps sur la chemise, le caractère très fonctionnel et épuré du bureau de Brad, la structure métallique du pont au-dessus de la rivière, les sous-vêtement très basique dépourvus de toute ornementation de June, la décoration plus personnelle chez les parents de June, etc. D’un côté, tout est fait pour donner l’impression que rien ne dépasse, d’une banalité à toute épreuve, sans pour autant être uniforme. De l’autre côté, chaque élément apporte une information, contribue à rendre tangible chaque lieu, à en dire un peu sur la personnalité des uns et des autres.


D’un autre point de vue, la narration visuelle transporte le lecteur dans chaque endroit, avec des vues souvent dépaysantes, parfois saisissantes, et certaines déstabilisantes. À nouveau, le déroulement linéaire et posé donne une impression de calme, d’évidence et d’ordinaire quotidien. Pour autant, le récit commence sur une plage, puis passe dans un appartement moderne et confortable. Après le déménagement, les époux sont installés dans un pavillon fonctionnel et agréable avec un étage. Le lecteur tourne la page et il découvre un dessin en double page, sans aucun mot, une vue de dessus d’une partie du lotissement, des dizaines de pavillons identiques sagement alignés le long des voies de desserte, une vision sans commentaire, l’auteur laissant le lecteur libre de son ressenti. Deux pages plus loin, June découvre Brad et son frère Kent en train de réaliser une dalle béton dans le jardin pour installer un barbecue, scène aussi normale que révélatrice sur les aspirations de chacun des époux. Puis June se retrouve seule dans le pavillon, alors que Brad est parti pour travailler dans le jardin, une occasion d’admirer plusieurs pièces ainsi que la vue depuis la véranda. Par la suite, le lecteur accompagne June qui conduit à travers un paysage naturel, vers l’océan, par une belle journée ensoleillée, un trajet en voiture apaisant et relaxant. Vient enfin le séjour sur un grande île, dans une cabane isolée, et comme le dit Charles Winters, le père de June : Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne.



Au départ, la situation apparaît également simple : Brad jeune homme dynamique sur une pente professionnelle ascendante, réussissant à vaincre son appréhension de ne pas être à la hauteur, épaulé par sa compagne qui assure certaines tâches ménagères (peut-être toutes), qui le soutient, et qui travaille elle-même dans une clinique vétérinaire. En revanche, elle apparaît doté d’une forte capacité d’empathie, sans avoir les outils pour gérer les émotions qui la submergent. Dès le départ, il semble que sa vie quotidienne soit entachée par cette souffrance émotionnelle et qu’un changement soit nécessaire. Le déménagement en pavillon met en évidence qu’elle suit son compagnon et que celui-ci sait ce qu’il souhaite, dont un barbecue dans le jardin. Le moment où il coule une dalle de béton avec son frère constitue une incarnation même de l’état d’esprit plus ou moins conscient de June qu’elle se laisse porter par les aspirations de son compagnon, réagissant par uniquement quand elle ressent que ça ne lui convient pas.


La découverte de Lenny par June dans une grande canalisation apporte un nouvel élément dans sa vie, un changement qu’elle investit à sa manière. L’auteur ne donnant pas d’indication sur la nature de cette créature, le lecteur y projette ses interprétations en fonction des réactions de June, de la manière dont elle se conduit avec Lenny. L’analogie immédiate réside dans un animal à sauver, qui pourra être un animal de compagnie, peut-être domestiqué. La narration visuelle montre l’attention que la jeune femme prodigue à cet être vivant, s’adaptant aux réactions de Lenny, entre attachement à un animal et dévouement à un très jeune enfant. Le regard du lecteur change à l’occasion d’une morsure, mais pas le comportement de June. Il se produit alors un décalage entre ces deux perceptions : le constat du lecteur sur un comportement nocif, celui de la jeune femme chez qui l’amour prime dans sa relation avec Lenny. À partir de là, le lecteur se sent libre d’envisager cette relation de différentes manières : besoin de maternité, reproduction du schéma relationnel qu’elle entretenait avec Brad avant son nouveau poste, alternative à la vie préfabriquée de Brad, amour désintéressé, don altruiste de soi, mais aussi une occasion d’exprimer sa propre part d’animalité, et pourquoi pas une interprétation d’ordre psychologique comme la manifestation d’une névrose chez June, et une façon pour elle de projeter ses attentes sur Lenny. Ainsi se trouve mis en évidence une raison d’être différente chez elle. La présence de Lenny et sa relation avec elle permettent à June d’exprimer ses envies, de les concrétiser, mais toujours grâce à l’entremise d’un autre (Lenny en l’occurrence). D’ailleurs, pour pouvoir vivre de manière différente, avec Lenny, loin de Brad, elle retourne dans un lieu de villégiature de son enfance, une cabane appartenant à ses parents, une forme de retour en arrière. Il s’agit alors d’une période hors du temps, à l’écart de la société. Cependant, June vit toujours en fonction d’un autre, Lenny, s’adaptant à ses attentes pour y répondre, acceptant une pratique engendrant de la souffrance chez elle pour s’assurer qu’il reste, un comportement entre emprise et syndrome de Stockholm, révélateur de son incapacité à poser des limites, autrement dit un manque d’estime de soi.


La couverture semble contenir la promesse d’une aventure en plein air, peut-être au grand large, avec une jeune femme en héroïne, rousse comme un célèbre reporter du Petit Vingtième. Le début évoque plutôt une comédie dramatique du quotidien, avec une narration visuelle de type Ligne Claire, d’une lisibilité immédiate et très agréable. Un élément fantastique vient apporter la possibilité d’une autre vie pour l’héroïne, plus épanouie, moins matérialiste, plus en accord avec ses émotions. Toutefois il y a un prix à payer, et June accepte de passer d’une dépendance à une autre. Régulièrement le lecteur repense au sort du crabe dans les tentacules de la pieuvre, comme une métaphore de ce que la jeune femme consent pour accéder à une forme de sérénité.



mardi 10 septembre 2024

Jules Verne et l'astrolabe d'Uranie T01

Le sol tremble… La nature se meurt…


Ce tome est le premier d’un diptyque racontant une histoire indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Esther Gil pour le scénario et par Carlos Puerta pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène l’écrivain Jules Verne (1828-1905), auteur des voyages extraordinaires.


Nantes, à l’été 1839, Jules Verne est encore un jeune garçon qui aime se promener sur les quais. Adulte, il revoit cette Loire dont une lieue de ponts relie les bras multiples, ses quais encombrés de cargaisons sous l’ombrage de grands ormes et la double voie de chemin de fer, les lignes de tramway ne sillonnent pas encore. Des navires sont à quai sur deux ou trois rangs. D’autres remontent ou descendent le fleuve. Pas de bateaux à vapeur, à cette époque, ou du moins très peu : mais quantité de ces voiliers dont les Américains ont heureusement conservé et perfectionné le type avec leurs clippers et leurs trois-mâts goélette. En ce temps-là, on n’avait que les lourds bâtiments à voile de la marine marchande. Que de souvenirs ils lui rappellent ! En imagination, il grimpait dans les haubans, il se hissait à leurs hunes, il se cramponnait à la pomme de leur mât. Quel désir Il avait de franchir la planche tremblotante qui les rattachait au quai et de mettre le pied sur leur pont ! Mais, avec sa timidité d’enfant, il n'osait pas. Pourtant, il avait déjà vu faire une révolution, renverser un régime, fonder une royauté nouvelle, bien qu’il n’eût que deux ans alors, et il entend encore les coups de fusil de 1830 dans les rues de la ville où, comme à Paris, la population de la ville se battit contre les troupes royales.



Un jour, cependant, il se hasarde et il escalade les bastingages d’un trois-mâts, dont le gardien faisait son quart dans une buvette du voisinage. Le voilà sur le pont. Sa main saisit une drisse et la fait glisser dans sa poulie ! Quelle joie ! Les panneaux de la cale sont ouverts ! Il se penche sur cet abîme. Les odeurs fortes qui s’en dégagent lui montent à la tête, ces odeurs où l’acre émanation du goudron se mélange au parfum des épices ! Il se relève, il revient vers la dunette… Il y entre… Elle est remplie de senteurs marines qui lui font comme une atmosphère d’océan ! Voilà le carré avec sa table de roulis qui ne roula pas – hélas – sur les tranquilles eaux du port. Voilà les cabines aux cloisons craquantes, où il aurait voulu vivre des mois entiers, et ces cadres étroits et durs, où il aurait voulu dormir des nuits entières ! Puis, c’est la chambre du capitaine, ce maître après Dieu ! Un bien autre personnage à son sens que n’importe quel autre ministre du roi ou lieutenant-général du royaume ! Il sort… Il monte sur la dunette… Et là, il a l’audace d’imprimer un quart de tout à la roue du gouvernail ! Il lui semble que le navire va s’éloigner du quai, que les amarres vont être larguées, ses mâts se couvrir de toile, et c’est lui qui va le conduire en mer !


Une étrange gageure que de choisir un tel écrivain pour lui faire vivre une aventure, alors que ses propres livres en sont remplies, et qu’elles résonnent encore dans l’esprit des lecteurs contemporains. Effet, ce récit ne relève pas de la biographie, même s’il respecte les dates du voyage que Jules Verne effectua aux États-Unis : le 16 mars 1867, il embarque sur le Great Eastern à Liverpool pour les États-Unis, avec son frère Paul. Il s’inspirera de cette traversée pour son roman Une ville flottante (1870). La scénariste intègre d’autres éléments biographiques : l’appartenance de l‘écrivain à la société de Géographie (société savante française créée en 1821), la rédaction d’un dictionnaire de géographie avec Théophile Lavallée (1804-1867) : La Géographie illustrée de la France et de ses colonies. Elle évoque deux membres de sa famille : son épouse Honorine du Fraysne de Viane (1830-1910) et leur fils Michel (1861-1925). Le lecteur le voit converser avec son éditeur Pierre-Jules Hetzel (1814-1886), dans les rues de Paris. Son roman Les Aventures du capitaine Hatteras (1964) est évoqué à plusieurs reprises. Le récit s’inscrit dans le contexte historique de l’époque. Celui-ci est référencé par Hetzel qui évoque les travaux du baron Georges Eugène Haussmann (1809-1891) en termes très durs (Il est en train de défigurer notre Paris ! Il se prétend urbaniste, mais il n’est qu’un technocrate au service du pouvoir !). L’Exposition universelle de 1867 est également évoquée à l’occasion de ses préparatifs, en particulier le pavillon des industries qui présente un modèle de canon prussien se chargeant par la culasse et pouvant lancer des projectiles d’une centaine de kilos, jusqu’à huit kilomètres de distance. Dans la dernière partie du récit, un journaliste évoque l’unification du Canada-Uni, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse en une fédération qui portera le nom de Dominion du Canada.



Une vraie aventure : tout commence avec le regard émerveillé d’un enfant, pour l’appel du large, accompagné par les dessins qui montrent l’ampleur du port dans Nantes, avec ces grands navires aux mâts montants haut dans le ciel, l’affairement des dockers, les pêcheurs en arrière-plan dans la dernière case de la première page, le chargement des cales, les coursives, la luxueuse cabine du capitaine. Les dessins de nature photoréaliste génèrent une sensation d’immersion tactile. Puis le récit passe au temps présent de l’histoire, c’est-à-dire janvier 1867, avec une toujours un amalgame sophistiqué et élégant entre des éléments photoréalistes (par exemples les bâtiments), et des éléments plus esquissés comme les pierres d’un bâtiment qui a été démoli à l’occasion des travaux du baron Haussmann. Cela agit comme un retour à la normalité du quotidien, tout en conservant la forme d’exotisme correspondant à une époque révolue. Quelques pages plus loin, les deux frères Verne se trouvent devant l’immense navire à bord duquel ils vont effecteur la traversée de l’océan Atlantique. Plus tard, les deux frères prennent le train au départ de New York pour se rendre à Niagara, avec les magnifiques (mais pas très confortables) bancs en bois dans le wagon rendus également de manière photographique, et les paysages plus évanescents qui défilent de l’autre côté de la vitre.


Comme dans les romans de Jules Verne, la scénariste intègre des vrais morceaux de nature encyclopédique, en quantité moindre toutefois. Le lecteur apprécie la vue du port de Nantes et les commentaires assortis, puis la visite du navire, tout aussi didactique, pour finir avec le magnifique gouvernail en bois. Puis elle consacre une page à vanter les mérites du navire Great Eastern, avec un commentaire fourni : […] Avec ses deux cent onze mètres de longueur et une capacité d’embarquement de quatre mille passagers, le Great Eastern est un véritable chef d’œuvre de construction navale. Il peut transporter près de douze mille tonnes de charbon, soit la quantité nécessaire pour aller en Australie et revenir sans escale pour le ravitaillement. Le navire est en effet doté de trois modes de propulsion : hélice, roues aubes et voiles, cette dernière étant destinée à prendre le relais en cas d’éventuelle pénurie de charbon. […] Là encore, l’artiste s’investit de manière remarquable pour montrer ce navire, en particulier une case avec la charpente du pont, et la roue à aubes pas encore habillée, puis la salle des machines dans une chaleur rendue par une ambiance orangée. Pour autant, les auteurs évitent de donner l’impression d’un recopiage d’encyclopédie, et laissent la place aux voyages. La traversée de l’Atlantique et sa tempête, le long voyage en train et l’attaque des Indiens armés de tomahawks.



La première séquence évoque l’aventure et le voyage à venir, et met en place le McGuffin, le bidule après lequel le héros va courir. Enfin pas tout à fait, parce qu’on ne revoit pas ce fameux astrolabe d’Uranus par la suite. En lieu et place, la curiosité de Jules Verne est éveillée par un mystérieux passager qui reste invisible à bord, et par la manifestation du spectre d’une femme qui a jadis touché son cœur. Aussi, le moteur de l’intrigue se trouve composé de deux thèmes. Le premier, le plus manifeste réside dans le voyage : il a été initié par Paul Verne, très enthousiaste à l’idée d’aller en Amérique, de répondre à l’appel des grands espaces, de fuir la grisaille de Paris et de partir au loin respirer l’air de la mer, cette atmosphère d’embruns qui valent tous les parfums du monde. Le second thème s’avère inattendu : le souvenir de la cantatrice Estelle Duchesne qui interprétait La Stilla dans un opéra dont les Verne furent les spectateurs au théâtre lyrique. Une chimère poursuivie par Jules Verne qui se déclare effrayé rien qu’à l’idée d’écrire le mot amour, en parlant à son éditeur Hetzel. Une femme qui hante toujours sa mémoire : il n’a trouvé refuge que dans le silence car il lui faut taire l’effroyable souffrance qui ronge son âme, et garder ses tourments secrets comme l‘était leur amour, rien ne peut soulager sa peine pas même la pauvre Honorine, sa fidèle épouse. Le récit se fait alors poignant dans les deux pages consacrées à ladite Honorine et à leur fils Michel, semblant signifier que Jules Verne court après quelque chose qui se trouve dans son foyer.


D’un côté la promesse de partir en voyage avec Jules Verne ; de l’autre le risque que ces aventures ne soutiennent pas la comparaison avec les voyages extraordinaires. La narration visuelle apporte immédiatement une consistance remarquable à ce récit, permettant au lecteur de se projeter à cette époque aux côtés des personnages. La narration rend hommage à plusieurs caractéristiques des ouvrages du romancier, sans les singer, sans trop en faire. L’intrigue repose sur la quête d’un mystérieux objet générant des promesses d’ailleurs, tout en faisant apparaître que l’antidote à la souffrance romantique qui ronge Jules Verne se trouve peut-être à portée de main au Crotoy.