lundi 30 septembre 2024

Flora et les étoiles filantes

À partir de quel degré de nécessité perd-on tout sens moral ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication originale date de 2015. Il a été réalisé par Chantal van den Heuvel pour le scénario, et par Daphné Collignon pour l’adaptation, dessin et couleur. Il comprend soixante pages de bande dessinée.


Deux copines, Flora Fontaine et Léa, sont en train de prendre le soleil, par une belle après-midi d’été sur la terrasse de la maison de la première. La seconde complimente son amie sur le fait qu’elle a de la chance de ne pas faire son âge… Mais ça peut lui tomber dessus d’un coup. En son for intérieur, Flora se dit qu’elle n’a même pas eu le temps de savourer le compliment. Elle se disait aussi… Jamais à court d’une vacherie Léa. Et quand elle ne les balance pas, elle les pense. Ça se voit au petit éclat de scalpel dans ses yeux, ça se lit au fil acéré de son sourire. Flora se dit qu’elle doit avoir l’amitié masochiste, elle éprouve toujours une légère sensation d’écrasement avec Léa. Il faut dire que cette dernière a une supériorité indéniable sur Flora : les pieds sur terre et un solide paquet de stocks options. Léa est au top du management, alors que Flora est pigiste et elle écrit des contes pour enfant. Tout est dit. Enfin non. Tout n’est pas dit, il n’y a pas que le pouvoir et l’argent dans la vie ! quoi que… Avec un peu d’argent devant elle, Flora ne vivrait pas dans l’angoisse de perdre son vert paradis pour se retrouver Dieu sait où… Elle se souvient encore de ce rendez-vous chez le notaire lors du divorce, avec son ex-époux. Manu avait accepté de lui céder le bien commun, la maison, pour cent mille euros, et elle avait dû faire un emprunt. Du coup, au moindre pépin, genre on ne lui commande plus d’articles, elle ne peut plus rembourser l’emprunt et adieu ses verts arpents. Elle serait jetée à la rue avec son petit Tommy ! Ou pire ! Elle finirait encagée au sommet d’un clapier, tags et ascenseurs en panne à tous les étages.



Une impossibilité de payer ses traites, et il n’y aurait plus de clairs matins d’été pour aller prendre le premier thé de la journée chez son ami Roxane, sa voisine. Flora ne pourrait plus papoter avec Vénérable, son cher voisin qui adore les petits plats qu’elle cuisine avec les légumes du jardin de cet homme à la retraite. L’esprit de Flora revient au temps présent : elle ressert du thé à Léa, sans se rendre compte qu’elle est en train de verser à côté de la tasse, ce que son amie lui fait immédiatement observer. Flora s’excuse, expliquant qu’elle pensait au fait qu’il lui reste encore cinq ans à rembourser sa maison. Du coup, Léa lui fait observer que ce n’est pas le bon moment pour lui chercher un mec, ajoutant que Flora n’espère tout de même pas trouver un friqué sur internet dans l’espoir qu’il lui paie sa maison. Flora s’emporte car elle n’a jamais eu cette idée, ce qui est vrai mais ça lui donne à réfléchir. À partir de quel degré de nécessité perd-on tout sens moral ? À partir de quel degré de famine, des naufragés perdus dans l’océan se laissent-ils aller à manger le foie de leur voisin ? Elle oublie ça, et elle revient à son profil qu’elle vient de placer sur le site de rencontre que Léa fréquente depuis deux ans.


Le texte de la quatrième de couverture correspond à un dialogue entre Flora et Léa, la dernière faisant observer une étoile filante dans le ciel et suggérant à son ami de faire un vœu. Ce qu’elle fait, en indiquant que ses souhaits sont d’une affligeante banalité : avoir un petit coin où être heureuse et trouver l’amour… comme à peu près sept milliards d’individus, consternant non ? Le lecteur comprend qu’il va découvrir l’équivalent d’un roman intimiste, une femme ayant atteint quarante ans, divorcée, avec un métier peu valorisant parfois créatif, et cherchant à construire un nouveau couple, ou plutôt une nouvelle cellule familiale avec son fils Tommy. Banal, plutôt que consternant, et Flora Fontaine est bien sympathique dans sa normalité. Elle ne souhaite pas vivre dans un petit appartement d’une cité avec une population trop dense et les dégradations qui vont de pair. Elle vit dans l’inquiétude de manquer une traite, et elle s’astreint à conserver un travail abrutissant, et précaire d’une certaine manière. Elle s’est établie en tant que profession libérale, et elle n’a qu’un seul client : elle ne peut donc qu’accepter chaque demande de modification de ses articles, que ce soient les retouches effectuées par Monsieur Ducasse le directeur de la société (convaincu d’ainsi améliorer le texte original), ou de devoir abandonner un article en cours de route pour en faire un autre sur un sujet différent, par exemple laisser tomber l’édito sur les loyers et les charges, pour un papier sur l’isolation thermique.



Cette banalité se retrouve dans l’apparence de la narration visuelle, douce et ordinaire. Les personnages sont représentés avec un degré de simplification : dans le contour de silhouette, dans les doigts, dans les traits de visage, etc. Pour autant, ils disposent tous d’une identité visuelle personnelle, et de caractéristiques physiques : les hanches un peu larges de Flora et des cheveux en bataille, une silhouette plus longiligne pour Léa et des cheveux longs, un corps plus massif pour Roxane, un corps de déesse pour Anitea (une jeune tahitienne, nièce de Roxane). Chacune de ces femmes porte des robes, des modèles différents accordés à leur personnalité. Une seule exception : la policière qui vient prendre la déposition des époux après le cambriolage, et qui est en uniforme. Les hommes présentent également des caractéristiques physiques particulières : la silhouette empâtée et le regard dur de Vénérable (Abraham), l’air vieille France de Monsieur Ducasse avec sa moustache à l’ancienne, Jack et son imposant menton sa forte carrure, Renaud et son beau costume, sa cravate et son bouc. Le lecteur se rend compte que l’empathie fonctionne bien pour ressentir les émotions des personnages, grâce à l’exagération ponctuelle de l’expression d’un visage ou d’une mimique, ou encore d’une posture. L’effet est le plus souvent touchant, plutôt que comique, rendant Flora très proche du lecteur.


Le récit se déroule essentiellement dans la maison de Flora, dans son jardin, et dans le garage de Vénérable qui lui sert d’atelier pour ses bricolages divers. Le dessinatrice alterne entre les cases avec des personnages parlant devant un fond vierge, avec quelques accessoires, et des représentations de l’environnement proche en arrière-plan. Elle apporte suffisamment d’informations visuelles sur chaque endroit et assez régulièrement, pour que le lecteur sache tout le temps où les personnages se trouvent, et que chaque lieu présente assez de caractéristiques qui le rendent unique. Le jardin de la maison de Flora Fontaine avec son mobilier (chaises et table), la facilité d’accès au jardin de sa voisine Roxane et à l’atelier de Vénérable, les différences architecturales de chacune des maisons, les solides arbres aux formes un peu torturées. En fonction de la scène et de la situation, la dessinatrice recourt à des traits de contours noirs un peu épais, ou à des traits de contour de couleur pour les arrière-plans, ou encore à la couleur directe pour certains éléments, apportant ainsi un caractère différent à chaque endroit, à chaque accessoire. En toute simplicité, elle représente des éléments particuliers totalement intégrés dans chaque case, dont le cumul aboutit à une richesse narrative discrète et bien réelle : le décor d’une tasse à café, les tuiles de toit, une variation sur le Radeau de la Méduse, l’intégration d’une vieille carte géographique ouvragée en fond de case, un ptérodactyle en ombre chinoise, une fourche posée contre une petite cabane de jardin, le motif de la jupe d’Anitea, l’ombre d’une personne à une fenêtre la nuit, etc.



Flora Fontaine a découvert que son mari Manu la trompait et il ne s’est pas gêné pour lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur, contre elle : ses cucuteries qu’elle scribouille, ses petits contes qui le font bâiller, ses articles sur la peau d’orange et la cellulite, son blabla pour shampouineuse, son habitude de se badigeonner toutes les nuits avec des échantillons de crèmes à tester pour son magazine, et surtout le panaché de légumes sur la tronche ! En sus d’une telle critique, elle se retrouve avec la contrainte de conserver un travail alimentaire et précaire, et l’épée de Damoclès que constitue l’emprunt à rembourser. Elle semble vivre dans une petite ville calme, voire un village, et il lui faut donc investir du temps pour faire des rencontres. Elle a recours à une application de rencontre, avec l’aide de sa meilleure amie, qui ne s’est jamais mariée. Elle a sous les yeux l’exemple de sa voisine Roxane qui a choisi de ne jamais se remarier. Son autre voisin, Abraham (surnommé le vénérable) réprouve les applications de rencontre, pensant pense au gars qui passe son temps à la supérette des sentiments, estimant que ce n’est pas une occupation d’homme, car un homme, ça part à la chasse ou ça bêche son jardin. Même s’il ne s’entend pas avec Roxane, il la respecte car en voilà une qui ne compte plus sur un Jules pour adoucir ses vieux jours, il lui reconnaît une certaine lucidité : elle a au moins la sagesse de se résigner.


Les autrices savent faire en sorte que le récit s’ouvre à d’autres facettes de la situation de cette célibataire malgré elle. Flora sait apprécier les petits plaisirs de la vie, et la qualité de vie que lui offre sa maison et son entourage. Elle se questionne sur sa volonté de se remettre en couple, sur ce que ça dit de son besoin de sécurité financière (À partir de quel degré de nécessité perd-on tout sens moral ?), sur la quarantaine qui annonce les varices, les charentaises et la descente de matrice, sur ses exigences en faisant défiler les profils sur l’application (bien dédaigneuse de rejeter tous ces braves types dont certains l’appellent Princesse ou Jolie Madame. C’est si agréable quand un homme fait un compliment), sur la possibilité pour son fils de s’entendre avec une nouvelle figure parentale (Roxane a la curieuse manie, dès qu’elle démarre une relation, de demander à son fils si l’heureux élu ferait un beau-père possible). Lorsqu’elle se rend à son premier rendez-vous avec Renaud, le déroulement du repas met en lumière toute la banalité de manger en tête à tête avec une personne qu’on ne connaît pas, et aussi toute l’étrangeté de découvrir ses particularités). Léa pointe le fait que tout homme présentera des bizarreries et que celles de Renaud sont bien anodines. Cela fait s’interroger le lecteur sur ce que Flora recherche chez un homme, point qui n’est pas développé. Enfin, il sourit quand elle est confrontée à l’absence d’appel de sa part, et il sourit à nouveau en découvrant quelle était cette silhouette en ombre chinoise observant le couple dans le jardin, depuis une fenêtre.


Une histoire des plus banales : Flora divorcée retrouvera-t-elle un homme pour se mettre en couple ? Une narration visuelle des plus agréables : douce et expressive, légère et consistante, rendant immédiatement les personnages agréables et sympathiques au lecteur. Le lecteur prend tout suite le parti de Flora Fontaine, lui souhaitant de réussir, et se laissant porter par ses interrogations, les remarques de ses voisins, fondant lui aussi de l’espoir dans ce premier rendez-vous. Très sympathique.



jeudi 26 septembre 2024

Djinn T02 Les 30 Clochettes

Un beau spectacle l’y attendra… digne des mille et une nuits…


Ce tome fait suite à Djinn Tome 1 La Favorite (2001) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le deuxième du cycle ottoman, composé des quatre premiers albums. Sa parution originale date de 2002. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux : 


Dans les années 1950, dans une boutique du souk à Istanbul, Amin Doman s’adresse au marchand : il cherche une femme, attirée par un démon noir. Le vieil homme répond : Ebu Sarki ! Cet homme est le diable !!! Doman indique que le diable ne l’impressionne pas, il est comme les autres, il écoute s’il y va de son intérêt. Le marchand répond que son intérêt à lui, c’est de se taire. Doman sort une grosse liasse de billets de la poche intérieure de sa veste et repose sa question en indiquant que c’est la dernière fois qu’il lui pose : où peut-il trouver Ebu Sarki. Le marchand lâche timidement qu’il y a un vieil homme chez Miyed, il a travaillé pour Sarki dans le temps, il a vu beaucoup de choses. Doman le prévient : il espère que les réponses qu’il obtiendra le satisferont plus que celles de son interlocuteur, sinon le feu pourrait détruire sa boutique en un rien de temps. Il se rend dans l’échoppe indiquée et trouve un très vieil assis à même le sol. Il se rend rapidement compte qu’on lui a coupé la langue, il ne parlera pas, il ne communiquera pas, sous quelque forme que ce soit, il a trop peur… comme tous ceux qui ont servi Ebu Sarki. Amin Doman se lève et sort dans le souk : il a compris qu’il perd son temps, que tous sont morts de frousse, il faut qu’il se débrouille autrement. Il se fait la réflexion que le temps ne semble pas avoir de prise entre ces vieux murs, les fantômes peuvent apparaître.



En 1912, le diplomate Harold Nelson se promène dans le même souk : il cherche une femme, mais il ne sait s’il veut vraiment la retrouver. D’un passage en hauteur, il est observé par Jade et l’intermédiaire Mustapha : elle souhaite savoir s’il mord à l’hameçon. L’homme répond que oui, le photographe Samuel a fait ce qu’il faut pour, il est suffisamment payé pour ça. Nelson retrouve Samuel attablé à une terrasse : il lui indique qu’il cherche le scélérat qui se livre au chantage en s’attaquant à sa femme. Samuel ne se démonte pas, et répond qu’il comprend que son excellence l’ambassadeur a mis Nelson au courant, et lui a montré les photographies au harem. Il ajoute qu’il y a ses entrées, si cela intéresse son interlocuteur. Nelson lui demande combien il lui en coûtera, et ils prennent rendez-vous pour le lendemain. Dans les années 1950, Ibram Malek est venu chercher Kim Nelson : il l’informe qu’elle doit se présenter seule et sans arme, et qu’elle devra subir l’épreuve, c’est-à-dire rester seule sous une tente en plein désert, sans vivres, sans eau, accepter le désert. Elle devra se méfier : si quelqu’un se présente et lui fait des offrandes, elle ne devra pas les accepter tant qu’il n’aura pas prononcé le nom d’Ebu Sarki.


Le premier tome se terminait sur la promesse pour Kim Nelson de rencontrer Ebu Sarki, et pour Miranda Nelson, sa grand-mère, d’être introduite dans le harem du sultan Murati, ce qui lui permettrait de se rapprocher de Jade, la favorite du sultan. Le lecteur se demande quelles épreuves l’une et l’autre devront affronter. Le titre révèle la réponse : l’épreuve des trente clochettes. À quarante ans d’écart, les deux femmes vont se soumettre l’une comme l’autre, à cette épreuve, à la fois dans des conditions différentes, à la fois avec des similitudes. Le récit commence dans les années 1950 avec Amin Doman à la recherche du mystérieux Abu Serki, ou plutôt à la recherche de son trésor. Le décor est magnifique dans cette galerie avec une grande hauteur sous plafond, des centaines de marchandises exposées allant de la vaisselle à des étoffes. Puis retour en 1912, au même endroit, mais cette fois-ci avec Jade & Mustapha, puis Lord Nelson et Samuel. Puis Kim Nelson & Ibram Malek, avant qu’elle ne soit prise en charge par Asherdan qui est chargé de la mise en œuvre et du suivi de l’épreuve des trente clochettes. Puis une rencontre entre l’ambassadeur Sir Hawkings et le sultan Murati. Le lecteur prend progressivement la mesure des différents fils de trame de l’intrigue : sur deux époques racontés en parallèle, avec une demi-douzaine de personnages par époque, et chacun ayant ses propres objectifs, sa propre position sociale.



L’intrigue relative au passé semble toute tracée avec les éléments contenus dans le premier tome : l’épouse du diplomate va finir au harem du sultan, par amour pour Jade. Et c’est ce qui se passe : elle accepte de se soumettre à l’épreuve des clochettes, c’est-à-dire satisfaire trente amants, et il s’agit plutôt de partenaires femmes à une ou deux exceptions près. Elle doit également apprendre à assumer sa nudité face au regard des hommes concupiscents. Ce fil narratif se répartit en quatre séquences, totalisant dix-neuf pages en cumulé. Au cours de l’une d’elle, le photographe Samuel indique à Jade, la favorite du sultan Murati que le mari (Harold Nelson) s’est démis de ses fonctions auprès de l’ambassadeur, que plus rien ne le retient. Il ajoute qu’il est chauffé à blanc, et que c’est le moment de l’introduire à nouveau dans le palais. Jade répond : Un beau spectacle l’y attendra, digne des milles et une nuits. Le lecteur y comptait bien.


Les images et la narration visuelle de l’artiste tiennent cette promesse des Mille et une nuits. Les décors sont splendides : les arches du souk, les Turcs en tenue vestimentaire d’époque, les Européens en costume, les moucharabiehs assurant l’ombre à l’intérieur des pièces et une visibilité pour discrète pour les voyeurs à l’extérieur, les spécificités de l’architecture locale, une très longue barque sur la mer avec un soleil chaud, et enfin le harem. En commençant par la cour intérieure où se tient Jade la favorite du sultan sur son divan aux nombreux coussins par une magnifique lumière, la tenture servant d’ombrière, la table basse, la cage à oiseaux en fer forgé. Et enfin la très salle dans laquelle le sultan Murati reçoit ses invités, en l’occurrence Von Henzig, avec son bassin où l’on peut se baigner, les tentures, les arcades colorées, les riches tapis, les divans, les sofas et les larges fauteuils avec leurs coussins. Le lecteur se régale également des tenues vestimentaires, en particulier celles des femmes : le voile et la broche le retenant dans la première séquence pour Jade, les robes aux voiles semi-transparents de Miranda Nelson et Jade alors que cette dernière remet la ceinture des trente clochettes à la première, la robe tout aussi magnifique de Jade sur la longue embarcation, celle plus décontractée qu’elle porte dans la cour du harem, etc.



Le lecteur a conservé en tête les remarques déconcertantes de l’introduction du premier tome : (1) Tout part du corps, tout ramène au corps, (2) Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes (3) Car qui, du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? Miranda Nelson suit un parcours initiatique, un rite pour pouvoir être intégrée au harem du sultan Murati. Elle accepte de donner plaisir à trente amantes et amants qu’elle n’aura pas choisis, par amour pour Jade. D’un côté, elle est consentante : elle veut réussir les épreuves de cette initiation. D’un autre côté, elle a accepté à l’aveugle des rapports sexuels avec des partenaires qui lui sont imposés, ce qui ne correspond pas à un consentement précaire et révocable à tout moment.


En parallèle, Kim Nelson affronte elle aussi l’épreuve des clochettes. La narration visuelle est tout aussi enchanteresse : après l’abri du souk, la chaleur du désert d’abord en 4*4 puis seule sous la tente avec un soleil implacable, la vision improbable d’une centaine de croyants prosternés dans le sable pour la prière, les montagnes rocheuses où se trouve une forteresse, la terrible rangée de portes derrière lesquelles se trouvent un amant différent, la grande esplanade le long de laquelle court le mur d’enceinte, la salle d’interrogatoire et de torture, l’arrivée d’un hélicoptère. Ces séquences dans les années 1950 sont tout aussi soignées que celles dans les années 1910 : qu’il s’agisse des décors, des ambiances lumineuses, des personnages, de leurs tenues vestimentaires (avec moins de robes) et des accessoires. Là aussi, le consentement de la jeune femme prête à discussion. Triompher de l’épreuve des trente clochettes est un moyen pour parvenir à une fin, mais elle s’est engagée sans savoir de quoi il retourne, et Asherdam lui a sélectionné une enfilade de soudards qui fait froid dans le dos quant à la brutalité avec laquelle ils assouviront leurs pulsions sur la frêle jeune femme qu’est Kim Nelson. Dans le même temps, elle compte bien arranger les règles à sa manière. Au point qu’Asherdam lui fait constater qu’elle n’a pas bien compris lesdites règles du jeu.



Ce tome continue le fil narratif consacré à l’Histoire, à l’allégeance du pouvoir Turc aux autres pays d’Europe, en l’occurrence la dynastie des Hachémites se tournant vers l’Allemagne, délaissant l’Angleterre qui semble vouloir favoriser l’Empire Ottoman. Dans le même temps, le lecteur se sent impliqué dans la situation de chacune des deux jeunes femmes, le ramenant à cette remarque si particulière de la préface du premier tome : Car qui, du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? L’une comme l’autre doit en passer par les fourches caudines de celui ou celle qui fait appliquer les étapes du rite, de l’épreuve des trente clochettes, c’est-à-dire satisfaire sexuellement trente partenaires non choisis, en autant de nuits. Miranda Nelson et sa petite-fille Kim Nelson ont choisi de passer cette épreuve : elles veulent l’une comme l’autre la surmonter, seul moyen pour atteindre le but qu’elles se sont fixé. Le lecteur voit bien qu’elles n’ont pas connaissance de ce qu’implique ce rite, et qu’elles doivent supporter différentes formes d’humiliation dégradante, allant du rasage de leur sexe, à leur nudité exposée aux regards des hommes, comme de simples objets. Elles deviennent des victimes d’un mode de fonctionnement systémique de la société. Dans le même temps, elles font l’apprentissage de compétences sexuelles, devenant des amantes expertes en technique pour donner le plaisir à leur partenaire. Miranda semble également trouver son plaisir dans le bras de ses amantes d’une nuit, apprécier de surmonter des tabous, de gagner en liberté. Kim se comporte de manière plus révoltée, devant subir l’assaut d’hommes qu’elle trouve répugnants, et qui sont de nature à se comporter violemment, à user de violences faites aux femmes. Pour autant, il semble que tout en acceptant ces rapports sexuels non désirés, elle fasse en sorte d’imposer certaines conditions, par exemple d’hygiène et de pratiques. L’une et l’autre semblent subir, et dans le même temps trouver la discipline intérieure qui leur permet de surmonter leur dégout, leur conditionnement culturel, pour rester celles qui décident, un état d’esprit d’une personne active, à l’opposé de la résignation de la victime. Elles considèrent cette épreuve comme le processus qui leur permet de se libérer d’un conditionnement sociétal, de gagner en maîtrise de soi, de prendre l’ascendant sur n’importe quel partenaire dans toute forme de rapport sexuel, d’y fixer les règles qui s’imposent à leur partenaire.


Un deuxième tome très troublant et dérangeant. Le point de vue reste féminin, au travers de Miranda Nelson dans les années 1910, et de Kim Nelson dans les années 1950. La narration visuelle allie délicatesse, sensibilité, esthétisme et clarté remarquable, avec un investissement de l’artiste exemplaire pour donner à voir chacune des deux époques, les lieux et les individus, comme dans un reportage objectif et rigoureusement documenté. L’intrigue confronte les deux jeunes femmes au rite d’initiation d’entrée dans un harem pour devenir une favorite grâce à l’acquisition des talents requis, par la pratique. Le lecteur ressent un profond malaise au cours de ce parcours poussant le consentement dans ses retranchements, à la frontière du sadisme et de la maltraitance. Profondément malsain.



mercredi 25 septembre 2024

Tuez la grande Zohra ! T01

C’est puéril ! Personne n’est innocent dans une guerre !


Ce tome est le premier d’un diptyque constituant une histoire indépendante de toute autre. Il vaut mieux disposer de quelques connaissances basiques sur l’époque des faits (1962) pour pleinement apprécier le récit. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Yann (Yann Le Pennetier) pour le scénario, et par Jérôme Phalippou pour les dessins, la mise en couleurs étant l’œuvre de Fabien Alquier. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée. Il se clôt par un dossier de six pages, composée d’un entretien avec le scénariste sur la genèse du projet, de crayonnés du dessinateur, et de photographies sur les attentats de cette époque-là.


Canal d’Orthies, près de Lille, au printemps 1988, un coup de feu retentit dans une péniche amarrée sur le bord. Un groupe de trois jeunes hommes écoute de la musique non loin de là en fumant, ils vont voir ce qu’il en est. Ils montent à bord, et entendent le refrain d’une chanson d’Édith Piaf sur un disque rayé. Ils appellent, mais personne ne répond. Ils découvrent une affiche OAS veille sur un mur, une photographie de El Beida, l’un d’eux comprend que l’occupant doit être un pied-noir. Ils trouvent l’homme assis sur son fauteuil, s’étant fait sauter le caisson avec un pistolet. Sur son bureau devant lui, la photographie d’une jeune fille défigurée à la suite d’une explosion. Ils finissent par se rendre compte qu’ils n’auraient pas dû toucher aux objets. Ils effacent rapidement leurs empreintes, et ils mettent le feu à la péniche, avec la lampe tempête à pétrole. Le feu se propage, ravageant tout à l’intérieur, et la péniche se consume.



À Paris en 1983, Martine Goupil est en train de se faire examiner par une ophtalmologiste. Celle-ci l’informe qu’elle sera aveugle d’ici un an ou deux, cinq maximum. Il n’y a rien à faire pour retirer l’éclat logé dans son œil, au contraire une intervention risquerait d’accélérer l’inéluctable. Elle lui conseille plutôt de profiter de ce répit pour préparer sa future existence. La docteure va lui donner l’adresse d’une association qui procure des chiens d’accompagnement pour non-voyants. Le plus tôt, la patiente et le chien s’habitueront l’un à l’autre, plus facile sera la cohabitation. Ensuite, elle lui prescrit du Bradotex, un collyre anti-inflammatoire. Enfin, elle lui conseille de prendre toutes les dispositions nécessaires à régler toutes les choses prioritaires, qu’elle ne pourra plus accomplir lorsqu’elle sera privée de la vue. Martine Goupil se lève, le visage déterminé, en indiquant que l’ophtalmologue a raison : il y a une chose prioritaire qu’elle doit régler avant. Le premier janvier 1968, dans les studios de l’Office de radiodiffusion-télévision française, Brigitte Bardot est en train d’enregistrer un Scopitone pour la chanson Harley Davidson. Puis, elle est interrogée par un journaliste dans la loge où elle se prépare pour tourner une scène de film : A-t-elle peur de la mort ? Pourquoi a-t-elle refusé de céder au chantage de l’OAS ? En tant que maman, pourquoi a-t-elle refusé de payer malgré les menaces de ces tueurs ? Et même après une lettre de l’OAS, menaçant de la défigurer au vitriol si elle continuait à refuser de céder ?


Pas très facile de se figurer la tonalité de la narration de ce récit d’après la couverture : l’appellation dérivative du président Charles de Gaulle (la grande Zohra), le rendu un peu enfantin de la fillette (laissant supposer une bande dessinée pour un jeune public), la réalité de l’attentat rendu visible par les bris de verre et le souffle de l’explosion, le slogan prometteur de violences aveugles. Le lecteur découvre la première séquence, la plus longue, qui semble correspondre à la fin du récit, à son terme : la mort d’un individu membre de l’Organisation de l'armée secrète (créée le onze février 1961), qui s’est vraisemblablement suicidé, et la photographie de la fillette défigurée, vraisemblablement celle de la couverture. Les trois jeunes hommes ne sont pas très futés, mais la violence est bien réelle avec cette destruction par le feu. La narration visuelle est de nature descriptive et réaliste, avec un degré de simplification dans les représentations, et une forme d’entrain humoristique dans le langage corporel des adolescents. Sans oublier la touche ironique du refrain répété inlassablement, Édith Piaf chantant avec assurance qu’elle se fout du passé. Surprise, la séquence suivante revient dans le passé en 1983, avec la même expressivité des regards, et un diagnostic très dur. Encore plus loin dans le passé, en 1968, avec cette fois-ci Brigitte Bardot (1934-) qui aspire à laisser le passé (OAS et guerre d’Algérie) derrière.



De fait, le lecteur a tôt fait de constater que le scénariste a conçu une structure très particulière pour son récit : vingt-quatre scénettes de une à six pages, passant d’une époque à l’autre, d’un lieu à un autre. Ce montage confère un rythme rapide et soutenu au récit, et incite le lecteur à rester attentif. En effet, il doit suivre la succession de dates pour comprendre lesquelles sont rattachées par un lien chronologique de cause à effet, et lesquelles relèvent plus d’une explication à rebours. En prenant par le commencement, le récit passe ainsi de 1988 à 1983, puis 1968, puis 1964, puis 1961, pour repasser en 1978, puis 1962, 1978, 1962, puis 1987, puis 1962, 1987, 1962, 1964, etc. En fonction de son état d’esprit, le lecteur peut y voir un maniérisme artificiel allant de pénible à insupportable, ou à une présentation inventive propice à rapprocher des faits et établir des liens qu’une simple narration chronologique n’aurait pas mis en lumière. Dans l’entretien avec le scénariste, le journaliste lui demande pourquoi il a fait le choix d’une structure fragmentée en une myriade de séquences temporellement mélangées. Le scénariste répond que : Le récit supposait de suivre le destin de Martine de l’âge de quatre ans jusqu’en 1988 en parallèle avec les attentats commis par l’OAS, ce qui aurait été rapidement déséquilibré puisque ces attentats se situent dans leur grande majorité en 1962. Il continue en indiquant qu’il a alors pensé à s’inspirer de l’éclatement d’un pain de plastic projetant des débris dans toutes les directions… et il trouve que ça fonctionne plutôt bien.


Le lecteur ressent une empathie de bon aloi pour ces trois jeunes gens pas très futés, mais débrouillard. Il comprend bien que les auteurs l’accrochent ainsi avec une scène d’action, une mort violente et un incendie pyrotechnique, il ne demande qu’à découvrir l’enchaînement d’événements dont cette scène semble constituer la résolution. La narration visuelle séduit par la vie qu’elle insuffle dans les personnages, par l’attention portée aux choix des détails dans les éléments de la péniche et les affaires personnelles. L’intégration du refrain qui se répète inlassablement dans la gouttière entre deux bandes de cases fonctionne très bien. Les auteurs sont confrontés aux choix nécessaires pour représenter la violence. Pour l’attentat du huit septembre 1961, ils montrent l’explosion de la bombe et la DS présidentielle sortir d’un mur de flammes. Le résultat est spectaculaire, montrant l’intensité de l’acte terroriste, sans aucune forme d’admiration au vu de l’expression de terreur se lisant sur le visage de tante Yvonne (1900-1979). Le premier attentat est d’abord évoqué rétrospectivement par Djamila Pellazza, puis montré alors que la porteuse de feu dépose la bombe dans le Milk Bar. Le lecteur tourne la page et il voit l’explosion se produire pulvérisant et déchiquetant les consommateurs représentés en ombre chinoise : une vision pudique et terrifiante. Deux pages plus loin, il observe une jeune femme chercher les siens dans les décombres recouverts de cendres, une case déchirante. Les deux occurrences suivantes sont plus désincarnées : le bruit d’une explosion entendu dans un appartement proche par le couple Raymond et Monique, une image consacrée au bâtiment principal d’une très grande propriété qui explose vu de l’extérieur. Enfin il y a la charge des CRS et la mêlée qui s’en suit contre les manifestants en mai 68, le temps d’une fine case de la hauteur de la page. Cette approche remplit sa mission de montrer la violence, de la faire ressentir au lecteur sans l’esthétiser, sans la rendre belle.



Le dessinateur a également pris le parti d’introduire une légère touche d’exagération dans les expressions des visages, dans la taille des yeux, dans leurs mimiques : à nouveau ce dispositif visuel fonctionne bien pour les rendre plus vivants et plus faillibles pour le lecteur. Les séquelles physiques dont souffre Martine Goupil constituent une condamnation sans appel des actes terroristes. Ce qui n’empêche pas les auteurs de développer le fait que c’est plus compliqué que ça. Cette femme ne souffre pas que dans sa chair, mais aussi dans son esprit. Le scénariste le montre par une réflexion anodine en apparence, mais horrible quant à ce qu’elle révèle : quand Martine Goupil épèle son nom. Elle choisit de ne pas se référer au Renard, mais à la goupille de grenade, en précisant sans le L et sans le E à la fin. De la page vingt-et-un à la page vingt-trois, Djamila Pellazza (la poseuse de bombe dans le Milk Bar) intervient dans une conférence, interrogée sur l’estrade par l’animateur, et Martine Goupil se lève dans la salle pour dénoncer la posture qui consiste à se faire passer pour courageuse alors que Pellazza a déposé lâchement des explosifs dans un lieu public pour tuer et mutiler des civils innocents. Nina Chicheportiche intervient à son tour pour accuser la porteuse de feu d’avoir tué sa petite sœur et mutilé son petit frère. La moudjahida répond que personne n’est innocent dans une guerre, que le seul responsable de cette tragédie est l’état français qui a envoyé ses troupes envahir son pays, et qu’elle n’a fait que son devoir de patriote en prenant les armes pour son pays. Les auteurs savent incorporer des touches d’humour discrètes en phase avec le récit : deux lettres grattées sur un cendrier (pour raccourcir Oasis en OAS), la bêtise des conspirationnistes, un massacre de canetons pour des besoins télévisuels, ou encore un couple de français très moyens (Raymond & Monique) qui ne sont autres que les personnages créés par Didier Tronchet en 1984 pour sa série Raymond Calbuth.


Une nouvelle bande dessinée sur les attentats contre le grand Charles, après par exemple Tuez De Gaulle, de Simon Treins & Munch ? Pas vraiment, car le point de vue est celui d’une fillette qui a été victime de l’explosion d’une bombe dans un café à Alger, et qui a grandi. Sous réserve qu’il parvienne à s’adapter à la chronologie sciemment fragmentée, le lecteur profite d’une narration visuelle dure sans être larmoyante, avec une reconstitution solide et discrète (parfois des affiches de concert sur les murs). Il constate rapidement que le récit prend une approche adulte, à la fois en restituant la complexité des décisions pour chaque combattant, à la fois en montrant les conséquences à long terme, aussi bien physiques que psychologiques.



mardi 24 septembre 2024

Jules Verne et l'astrolabe d'Uranie T02

Ce sont des évolutions, non des révolutions qu’il convient de faire.


Ce tome fait suite à Jules Verne et l'Astrolabe d'Uranie - Tome 1 (2016), dont il constitue la seconde moitié de ce diptyque. Sa première édition date de 2017. Il a été réalisé par Esther Gil pour le scénario et par Carlos Puerta pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène l’écrivain Jules Verne (1828-1905), auteur des voyages extraordinaires. L’édition regroupant les deux tomes se termine avec un dossier comprenant un cahier graphique illustrant un texte de l’autrice comprenant les chapitres suivants : De la réalité à la fiction, Chronologie (faits réels / Faits imaginaires), Pierre-Jules Hetzel, Jules et Paul les deux frères Verne, Estelle Duchesne, Vulkhan Hartmann, Uranie, Le mythe de l’Atlantide, Les Indiens Mohawk, Le Great-Eastern,


Ayant basculé dans les chutes du Niagara, Jules Verne se retrouve sur une passerelle en bois qui s’enfonce dans une caverne qui semble sans fin. Il remarque une lampe de Ruhmkorff accrochée sur la paroi. Il la prend avec lui pour éclairer son chemin. Il constate que l’aiguille de sa boussole s’affole, et il en déduit que cette galerie a dû être creusée dans des roches chargées en minerai de fer. Il va devoir s’en remettre à son seul instinct. Il entame la descente d’un escalier fait de marches grossières taillées dans la roche. Il glisse, chute et se retrouve dans un cours d’eau animé par un vif courant. Il remarque une crevasse dans la roche et se dit que c’est sa seule chance, mais avant de pouvoir nager vers elle, il est emporté sous l’eau par un tourbillon. Il émerge peu de temps après, perdu dans la plus profonde obscurité. Il parvient à gagner la berge et à sortir de l’eau.



Dans la ville de Niagara, Paul Verne marche d’un bon pas, après une nuit horrible, passée à regretter d’avoir abandonné son frère Jules. Il avise deux policiers et se dirige vers eux. Il leur dit qu’il a besoin d’aide pour retrouver son frère. Il continue : il s’est engouffré derrière les chutes du Niagara et… Il est interrompu par un des hommes en uniforme qui se moque de lui : encore un touriste qui se prend pour un explorateur. Il ajoute que Verne doit bien se douter qu’ils ne peuvent pas porter secours à tous les imprudents. Une petite secousse tellurique se fait sentir. Le policier continue : encore moins avec tous ces tremblements de terre. Les policiers s’en vont. Paul verne ressent une douleur à la poitrine et il tombe à terre. Un Indien Mohawk s’approche de lui et l’aide à se relever. Il le qualifie d’homme blanc et lui fait observer que son cœur est fragile. Il confirme que les policiers n’aideront pas Verne : ils sont comme le coyote, ils rôdent en attendant de trouver une charogne, mais ils n’ont aucun courage. Tatanka propose à Verne de l’accompagner s’il veut retrouver son frère. À Paris, Pierre-Jules Hetzel est en train d’examiner la première épreuve de Les enfants du Capitaine Grant, et plus particulièrement les illustrations réalisées par Édouard Riou. L’éditeur complimente l’artiste en lui disant qu’il a admirablement représenté les confrontations entre les indigènes et les Européens.


Jules Verne est au cœur du mystère inattendu, pendant un voyage qui prend donc une tournure extraordinaire, dans un réseau de cavernes souterraines partant des chutes du Niagara, menant peut-être au centre de la Terre. En effet, dans le dossier en fin de tome, la scénariste explicite les différentes références, évidentes ou indirectes, contenues dans le récit, relatives à l’œuvre de l’écrivain. L’éditeur Pierre-Jules Hetzel annonce la première, puisqu’il examine le tirage des épreuves de Les enfants du Capitaine Grant (1868), en présence de son illustrateur Édouard Riou (1833-1900). La seconde s’impose par les images : l’écrivain s’enfonçant dans ces cavernes pour découvrir un monde souterrain très rocheux. Après avoir rencontré Vulkhan Hartmann le maître des lieux, il bénéficie de plusieurs voyages l’un en voiture électrique, l’autre dans un sous-marin. Ce dernier évoque le Nautilus du Capitaine Nemo (Vingt Mille Lieues sous les mers, 1870), avec en prime une créature sous-marine qui donne l’occasion à l’hôte de se lancer dans un commentaire biologique : Des salamandres géantes qui résident habituellement dans les abysses du lac, elles ne peuvent les voir, mais leurs corps sont recouverts d’organes sensoriels avec lesquels elles perçoivent les mouvements dans l’eau. Hatmann continue : La faune cavernicole souffre parfois de gigantisme des profondeurs et son aspect peur rebuter, notamment à cause de la dépigmentation de la peau, principale caractéristique des animaux qui demeurent dans les ténèbres perpétuelles, les proies sont trop rares dans les profondeurs pour qu’elles laissent passer leur chance… L’artiste dépeint des eaux sombres qui ne permettent pas de bien voir ladite salamandre, juste de grandes ombres autour du sous-marin, et les courants affectant les eaux. La référence apparaît facilement au lecteur : Voyage au centre de la Terre (1864).



Dans le dossier en fin d’intégrale, la scénariste indique également que ce voyage sur le paquebot Great Eastern vers les États-Unis fut la source d’inspiration pour le roman Une ville flottante (1870). La vision du futur exposée par Vulkhan Hartmann trouve son inspiration dans Paris au XXe siècle (1860, paru en 1994). De manière plus indirecte, la lampe de Ruhmkorff trouvée par Verne est mentionnée dans Voyage au centre de la Terre. La scénariste mentionne également que Vulkhan Hartmann a été inspiré par le Baron Rodolphe de Gortz en provenance de Le Château des Carpathes (1982) et par le Professeur Schultze, en provenance de Les Cinq Cents Millions de la Bégum (1879). Il emprunte également quelques traits de caractères au Maître du monde, au capitaine Nemo et à Robur le conquérant. Enfin, Estelle Duchesne est évoquée pour son rôle (fictif) de la Stilla, cantatrice étant un personnage également dans Le château des Carpathes. Le récit est imprégné des œuvres de Jules Verne, de manière discrète, sans verser dans la liste artificielle ou dans une sorte de récitation mécanique. La personnalité graphique du dessinateur éloigne également les représentations des clichés et stéréotypes associés aux voyages extraordinaires, que ce soit dans les gravures accompagnant les romans, ou les adaptations cinématographiques.


Le lecteur retrouve les caractéristiques de la narration visuelle, très immersive. L’artiste mêle plusieurs techniques, aboutissant parfois à un effet photoréaliste saisissant, donnant la sensation de regarder une photographie retouchée par un logiciel, alors qu’il s’agit bien à la base d’un dessin. Parmi ces éléments de décors saisissants : les pavés de la ville de Niagara Falls (côté États-Unis), le pavillon rutilant de l’appareil reproduisant la voix de la cantatrice, un escalier métallique en spirale, les portes massives de l’arsenal, l’incroyable représentation de la cité de l’Atlantide, etc. De temps à autre, le lecteur éprouve la même impression au premier regard pour une paroi rocheuse ou pour de la verdure, et il voit, en lisant la case avec plus d’attention, l’équivalent des traits de pinceaux de la composition, qui donnent cette impression. Ainsi, le lecteur éprouve la sensation de voir les différents endroits du gigantesque complexe souterrain et de son réseau de circulation par les yeux de Jules Verne, de pouvoir croire en son existence, et de ressentir le contraste avec les paysages naturels de surface. De même, le mélange de technologie d’époque et de technologie d’anticipation basée sur une électricité facile à produire fonctionne parfaitement sur le plan visuel, apportant ainsi de la consistance et la plausibilité au récit.



La représentation des personnages montre des individus tous singularisés par les traits de leur visage, leur coupe de cheveux, leur tenue vestimentaire, avec une forte proportion d’hommes. L’artiste les fait se détacher des décors en adoptant un mode de représentation moins photoréaliste et plus peint, tout en prenant soin de bien les lier aux arrière-plans par le choix des couleurs. Jules Verne apparaît comme un trentenaire en bonne forme physique, sachant écouter ses interlocuteurs, en particulier très attentif aux explications de Vulkhan Hartmann. Paul Verne apparaît plus inquiet, plus agité, tout en ayant conscience d’avoir un cœur moins résistant comme Tatanka le lui rappelle en l’ayant surnommé Cœur Fragile. Les postures d’Hartmann montrent un individu un peu hautain avec un sentiment de supériorité, explicable par ce qu’il a réussi à accomplir, comparé aux autres hommes. Orpheus, le scientifique des installations d’Hartmann ressemble à une caricature de savant fou, avec sa chevelure blanche mal domptée et sa blouse. Les différents Indiens Mohawk forment un groupe de figurants, avec quatre nommés (Tatanka, Wahkan, Amaraok et Chenoa), aisément reconnaissables à leur tenue.


Avant tout, ce récit constitue une aventure, un voyage extraordinaire, Jules Verne découvrant cette cité souterraine d’anticipation. Il écoute son créateur lui expliquer la technologie qui lui a permis de bâtir et de faire fonctionner toutes ces installations. La scénariste nourrit son intrigue avec la situation géopolitique de l’Europe de l’époque, et ses conflits armés. Vulkhan Hartmann se voit en véritable surhomme ayant maîtrisé l’art de la forge comme jamais personne avant lui, et il a choisi de s’allier à la Prusse pour établir un ordre unifié sur toute l’Europe, préfigurant ainsi l’idéologie nazie. Dans le même temps, il reste très humain, se confiant à Verne : La solitude, l’isolement sont les choses tristes, au-dessus des forces humaines, et il meurt d’avoir cru que l’on pouvait vivre seul. Ce despote développe son empire en soumettant la population locale. De leur côté, les Mohawks ont bien conscience de la folie destructrice des envahisseurs. Wahkan déclare que : Les blancs n’ont aucun respect pour la nature. La scénariste place dans sa bouche les propos de Geronimo (1829-1909) : Quand le dernier arbre aura été abattu, quand la dernière rivière aura été empoisonnée, quand le dernier poisson aura été péché, alors ils comprendront que l’argent ne se mange pas ! De retour à Paris, en visitant l’exposition universelle de 1869, Jules Verne constate : Oui, le palais de l’Industrie voudrait être le temple de la paix, et pourtant, ici, l’œil se heurte un peu partout à une profusion d’arsenaux tous plus formidables les uns que les autres et rivalisant de puissance destructrice.


Dans cette seconde partie de ce diptyque, le lecteur retrouve toute la saveur de la première partie : les dessins peints, entre photoréalisme et impressionniste, l’aventure nourrie par les œuvres de Jules Verne. Il prend grand plaisir à découvrir la cité souterraine, sa technologie rétrofuturiste, son dirigeant avec des principes et une idéologie très rigides. La scénariste et le dessinateur réussissent leur pari : imaginer une aventure de Jules Verne qui rende hommage à ses voyages extraordinaires, qui s’en inspire sans trahir leur esprit, qui évoque ses convictions, ainsi que les circonstances particulières à son époque. Belle réussite.



lundi 23 septembre 2024

Affaires d'Etat - Extrême Droite T04 L'heure des comptes

Les GAL… Ça te dit quelque chose ?


Ce tome est le quatrième d’une tétralogie qui fait partie d’un groupe de trois séries, les deux autres étant Guerre froide qui se déroule dans les années 1960, et Jihad qui se déroule dans les années 1980. Il fait suite à Affaires d'État - Extrême Droite - Tome 03: Commando noir (2022) qu’il faut avoir lu avant. La première édition date de 2024. Il a été réalisé par Philippe Richelle pour le scénario, par Pierre Wachs pour les dessins et par Mauro Gulma & Arancia Studio pour la mise en couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Quelque part en Bourgogne se déroule une livraison très particulière : un tableau de maître, un Van Dyck, livré par Yvan à Alistair Fawkes, en toute discrétion. Ce dernier remet une somme de dix millions de dollars en échange, comme convenu. Le marchand d’art indique que l’acheteur est colombien, et que mieux vaut sans doute ignorer comment il a fait fortune. À Bayonne, en début de matinée, Alice rentre dans l’appartement qu’elle partage avec son père Robert Pommard. Il lui demande quand est-ce qu’elle lui présente ? Elle se joue de lui en demandant qui, ce à quoi il répond le jeune homme avec qui elle a passé la nuit. Elle le fait tourner en bourrique en lui demandant : qu’est-ce qui lui fait croire qu’il est un jeune ? Et que c’est un homme ? Le commissaire sort de chez lui pour se rendre au boulot : il est interpellé par un individu costaud en costume noir qui l’informe que Monsieur Zaccarini souhaiterait lui parler et qu’il l’attend dans sa voiture au bout des arcades. Pommard se plie à l’invitation et ouvre la portière de la Rolls Royce pour converser avec le caïd, tout en lui faisant observer que ce n’est pas une façon de faire. Zaccarini souhaite savoir où la police en est sur l’enquête de la tuerie qui a coûté la vie à Frankie van Herke qui était comme son fils. Le commissaire répond qu’elle avance lentement. Le truand ajoute que si la police ne trouve pas les coupables, il les trouvera et il leur appliquera sa propre conception de la justice.



Depuis son petit appartement de célibataire, l’inspecteur Manconi appelle la gendarmerie de Dax et il demande à son collègue Froissard comment le cadavre brûlé de Juan Abaigar a été identifié. Son collègue lui répond que c’est sa copine Carmen Soler qui l’a fait, et il lui donne les coordonnées. De son côté, l’inspecteur Lévéque mène également sa propre enquête : il a suivi la personne qui fait chanter Johanne Brunet. Il s’agit d’un détective privé appelé Thierry Walaziak. Manconi va consulter son médecin qui lui dit qu’il fume trop et qu’il ne fait pas de sport. L’inspecteur lui demande un arrêt de dix jours, ce que le docteur accepte, tout en lui confiant un procès-verbal pour excès de vitesse, en lui demandant de l’annuler. Manconi appelle Riou pour l’informer de son arrêt de travail, puis il se rend chez Carmen Soler pour prendre contact avec elle, sous un faux prétexte. Éconduit rapidement, il se stationne en planque au bas de son immeuble. À Genève, Alistair Fawkes se présente dans une banque où il est bien connu.


Conclusion de la tétralogie, cela induit que le lecteur attend de pied ferme la résolution des différentes intrigues présentes depuis le premier tome, même si le tome précédent donnait la sensation d’un second cycle. La confiance qu’il a placée dans les auteurs est récompensée. Il apprend ce qu’il advient du tableau de maître qui a été dérobé : le commanditaire du vol, l’identité du propriétaire spolié, et l’usage qui est fait du produit de la vente. Il découvre également qui a commandité la tuerie du bar qui a coûté la vie à Frankie van Herke, qui l’a accomplie avec une telle sauvagerie et un tel professionnalisme, et quel était le motif, ce qu’il advient du tueur. En cours de route, le commissaire Robert Pommard entend parler d’un sinistre individu qui avait abattu un de ses hommes dans le premier diptyque, reliant ainsi les deux entre eux. En cours d’enquête, Aubenas explique à Pommard ce que sont les GAL : groupes antiterroristes de Libération, c’est-à-dire des commandos para-policiers et paramilitaires espagnols, ayant comme objectif la lutte contre l'ETA, sur tout sur le sol français, entre 1983 à 1987. Finalement cette enquête sur la tuerie du bar ramène à l’attentat à la voiture piégée, contre l’amiral Carrero Blanco en décembre 1973, raconté au début du tome 1. De la même manière, le tableau volé ramène à la descente de police chez David Rajsfus en mai 1943 à Paris. Chaque pièce du puzzle trouve sa place, et le lecteur découvre l’image générale dans laquelle tous les faits se tiennent.



La couverture promet une scène d’action spectaculaire : elle a bien lieu, avec la conséquence montrée. Le Capitaine a un doute sur la fiabilité d’un de ses hommes, et il décide de le lever de manière définitive. Comme dans les tomes précédents, le lecteur apprécie la narration visuelle très factuelle et pragmatique. Le Capitaine sonne à la porte de l’appartement de son associé, ce dernier se méfie et s’arme d’un pistolet prêt dans un tiroir, ce qui aboutit à un duel, mais sans le décorum de la grand-rue d’une ville de western. La situation est réglée en trois cases, le mieux préparé a le dessus, et l’affaire est close. La mise en scène et la prise de vue rendent la situation très claire au lecteur qui y croît pleinement. Comme dans les tomes précédents, les auteurs misent sur la plausibilité, et pas sur le sensationnalisme. Le premier acte de violence se déroule hors case : une femme passée à tabac, que Manconi retrouve inconsciente, étendue au sol après les faits, sans voyeurisme. Il en va de même pour la victime d’un contrat : retrouvé étendue au sol avec un trou dans la tête, du travail de professionnel. Enfin la balle qui met fin à la vie du tueur est racontée par M. Zaccarini, sans image montrant la chose. Dans le même temps, le dessinateur se montre très habile pour rendre les scènes d’action crédibles. L’arrivée simultanée de trois voitures au milieu de trois granges isolées servant de base de vie du tueur. L’infiltration pas très habile et encore moins gracieuse de Manconi dans un pavillon, ce qui fait voir à la fois ses compétences en la matière, à la fois le manque de souplesse et d’exercice physique évoqué par son médecin. D’une manière tout aussi incidente et tout aussi intelligente, le lecteur peut voir le même Manconi monter plusieurs étages à pied, perdre son souffle, et laisser passer, en toute connaissance de cause, l’agresseur qui descend, car il sait qu’il n’a aucune chance de pouvoir l’arrêter.


Comme dans les tomes précédents, l’artiste a fort à faire pour rendre visuellement intéressantes des scènes de discussions, et des moments de la vie de tous les jours. Le lecteur commence par constater que le scénariste sait ce qu’il fait, et qu’il écrit des scènes courtes, pour que, même si elles sont statiques, il se produise un changement régulièrement. En narrateur aguerri, le dessinateur montre les interlocuteurs qui se livrent à une occupation en même temps qu’ils parlent : fêter la transaction à dix millions de dollars en s’offrant un petit whisky millésimé, rentrer dans la cuisine et se servir un café tout en parlant, jouer sur les postures et les mimiques quand deux personnages sont assis en face à face, etc. Comme dans les tomes précédents, Pierre Wachs intègre tout naturellement les éléments de contexte historique à ses images : les modèles et marques de voitures, les tenues vestimentaires, les modèles de téléphone avec le cordon en spirale reliant le combiné à l’appareil, un énorme appareil photographique avec son long et lourd téléobjectif, les modèles de lampe d’appartement, le modèle de machine à écrire, l’aménagement d’une cuisine, etc. Et bien sûr, l’absence d’ordinateur de bureau ou de téléphone portable. Le lecteur note inconsciemment qu’il peut régulièrement admirer une vue de ville ou de paysage naturel : les immeubles de quatre étages sur bord de l’Adour à Bayonne, une vue de Genève, les paysages montagneux de l’arrière-pays, la grande place de Bordeaux, et même une belle plage paradisiaque avec un bungalow sur pilotis.



Le lecteur apprécie tout autant de retrouver ces personnages, qui bénéficient d’une scène personnelle de temps à autre, juste assez pour apporter la personnalité nécessaire, que ce soit la taquinerie d’Alice vis-à-vis de son père, un repas en galante compagnie pour celui-ci, la résignation de Manconi à l’annonce de son bilan de santé, ou Riou dans une grande détresse, affalé dans son canapé avec sa femme à côté de lui. Tout de même, arrivé à la fin de ce tome, le lecteur s’interroge sur son rapport avec l’extrême-droite : il n’a plus été question du Parti National (en lieu et place de Front National) ni de son responsable Jean-Maurice Le Guen ex-parachutiste. En revanche, le lecteur observe le lien entre ce parti et les méthodes utilisées dans le sud de la France, impliquant les mêmes bras armés, trempant dans des combines tout aussi alambiquées, où finalement les convictions et les engagements importent peu, du moment que les missions sont payées.


Fin de la tétralogie : le lecteur reste toujours sous le coup de la plausibilité sans faille de la narration visuelle, autant pour sa reconstitution historique discrète et solide, que l’élégance de sa mise en scène qui sait rendre chaque situation visuellement intéressante. Le scénariste mène à leur terme tous fils narratifs, y compris ceux initiés dans le tome 1 et qui semblaient avoir été laissés de côté, au profit d’un deuxième cycle. Le lecteur peut apprécier un sens de l’humour à froid, que ce soit dans les bénéfices que le commissaire Pommard tire de son enquête, ou dans le fait que M. Zaccarini finit par trouver les coupables et par leur appliquer sa propre conception de la justice, exactement comme il l’avait annoncé à Pommard.



jeudi 19 septembre 2024

Les Grands Peintres - Jan van Eyck

Vous savez ce qu’il advient à ceux qui ne tiennent pas leur langue ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une biographie partielle du peintre Jan van Eyck. Son édition originale date de 2015 ; il fait partie de la collection Les grands peintres. Il a été réalisé par Dimitri Joannidès pour le scénario, et par Dominique Hé pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. À la fin se trouve un dossier de six pages, consacré au peintre intitulé Peintre du monde d’après, composé de sept parties intitulées : Des origines mystérieuses, Le perfectionnement de la peinture à l’huile, Van Eyck et le pouvoir, Une révolution esthétique en marche, Aux origines du portrait, Le retable de l’agneau mystique (un destin contrarié), Van Eyck en héritage. La dernière page accueille une chronologie des peintres célèbres, une liste comprenant quatre-vingt-six artistes de Jan van Eyck à Andy Warhol.


Gand, le quatorze septembre 1426, une procession funéraire traverse lentement la ville. Un curieux fait remarquer à un autre qu’il s’agit de Hubert van Eyck. Son interlocuteur se demande ce qu’il va advenir du retable. Un autre encore plaint Joost Vijdt, car il l’avait commandé pour honorer la mémoire de son épouse. Un individu à la mine patibulaire intervient : papa Joost a surtout peur pour ses fesses, il ne pense qu’à ses affaires, car s’il ne finit pas le retable, il sera la risée de tous les puissants avec qui il fait des affaires, il pourra dire adieu à ses rêves d’éternité. Tout en partageant ces commentaires désagréables, il en a profité pour subtiliser la bourse d’un riche notable qui ne s’est aperçu de rien, tout entier accaparé par la procession. Jan van Eyck, le frère du défunt, se trouve dans une carriole à encore quelques minutes de Gand. Il arrive alors que la cérémonie commence tout juste dans la cathédrale. Il se souvient d’un jour d’été de l’an 1400 à Maastricht, alors que son frère était en train de dessiner de lui apprendre comment faire. Hubert avait fait promettre à Jan que s’il devenait peintre, il y mettrait toute son âme. Après la cérémonie, le peintre rallie la ville de Lille pour se présenter au duc de Bourgogne.



Philippe le Bon se déclare sincèrement désolé pour la mort du frère de Jan van Eyck. Ce dernier répond que c’est malheureusement dans l’ordre des choses. Toujours en présence de quelques conseillers et du bouffon, la discussion continue : van Eyck sait qu’il est le peintre du duc tout autant que son espion, mais voilà la mort de d’Hubert l’a profondément perturbé, et l’a poussé à s’interroger sur ce qu’il veut vraiment. Il se dit qu’il ferait peut-être mieux de retourner aux pinceaux. Le duc de Bourgogne répond qu’il a besoin de van Eyck, que son départ pour la terre sainte est prévu le mois prochain. Il promet de donner le double de ce qu’il a promis au peintre. Le bouffon ne perd rien de cet échange. Le lendemain, un geôlier va tirer Koenraad de son sommeil aviné et il le libère. Alors que van Eyck sort de la salle d’audience, le duc se demande s’il va le trahir, il ne serait pas le premier. À Gand, Joost Vijdt réfléchit à comment s’y prendre pour que van Eyck accepte de terminer le retable de l’Agneau, commencé par son frère.


Les auteurs ont choisi une période bien définie pour leur récit : de la mort de Hubert van Eyck en 1426, au retour de Jan van Eyck de son voyage en terre sainte en 1427, soit une année. Le début établit clairement l’enjeu du récit : le décès de son frère conduit Jan van Eyck à s’interroger sur ce qu’il souhaite faire de sa vie, partager son temps entre la peinture et des missions d’espionnage et de diplomatie au service du duc de Bourgogne, ou bien devenir peintre à plein temps. Le scénariste ne donne que très peu d’informations de contexte. Rien sur la commande de Joost Vijdt (1360-1439), c’est-à-dire le retable de l’Adoration de l’agneau mystique, sur la composition de ce polyptique. Rien sur les raisons et les circonstances dans lesquelles Jan van Eyck a rejoint Bruges, et est devenu le peintre de cour au service du duc de Bourgogne. D’un côté, ces informations ne manquent pas pour comprendre l’histoire et son enjeu ; d’un autre côté charge au lecteur de relever par lui-même les quelques éléments de contexte épars. Il comprend bien que le duc de Bourgogne attache une importance capitale à la technique de composition de la peinture dont se sert le peintre, et le chapitre consacré au perfectionnement de la peinture à l’huile dans le dossier de fin permet de mieux comprendre ce qu’il en est. De même le chapitre consacré à Van Eyck et le pouvoir permet de mieux comprendre comment Philippe le Bon en est venu à charger le peintre de missions diplomatiques. Par ailleurs, le lecteur apprend, toujours dans ce dossier, que le peintre avait déjà aidé son frère sur le chantier du retable, avant sa mort.



La couverture montre que le dessin s’inscrit dans une approche descriptive avec un haut niveau de détail, ne serait-ce que pour rendre hommage au retable de l’agneau mystique. Il en va de même dans les pages intérieures : il ne manque aucune pierre sur les murs de la forteresse de Gand, ni sur ceux de la cathédrale, toutes les armoiries sont présentes dans la salle d’audience ainsi que les broderies sur les tentures du trône, les brins de paille dans la geôle de Koenraad, les ferrures sur un coffre, les gravures sur chaque pièce dans un coffre, les planches sur le navire qui emmène van Eyck en terre sainte ainsi que les cordages, les arbres dans une vue éloignée de Grenade, chaque met sur la table de Mohammed al-Mutamassik, les mailles sur la cagoule en cotte de mailles d’un garde, les gravures sur les montant de bois des bancs, les motifs sur les tissus divers et variés, les pierreries sur les couronnes, etc. L’artiste apporte la même minutie pour les tenues vestimentaires, les coiffures, les accessoires, avec une mention spéciale pour le costume du bouffon du duc de Bourgogne. Le lecteur peut donc s’immerger dans cette époque, à différents endroits du globe, que ce soit la cathédrale de Gand, les rues de Bruges, le port de cette même ville, Grenade et ses bâtiments magnifiquement ouvragées, Constantinople et son port.


L’artiste s’inscrit dans une démarche similaire à celle du peintre, à savoir un naturalisme minutieux et d'une grande précision, tout en restant dans le domaine du dessin, avec des traits de contour encrés. Il réalise une mise en couleur également dans le registre naturaliste, avec un savoir-faire remarquable, pour rendre chaque case lisible. Les principaux éléments ressortent, structurant ainsi l’image, permettant de saisir l’objet principal du dessin, et ensuite de détailler chaque élément, par exemple chaque bâtiment de la ville de Constantinople vue depuis le pont d’un navire arrivant au port. À quelques reprises, il met en avant un élément avec un aplat de noir plus copieux : les silhouettes des porteurs de cercueil, la silhouette du duc de Bourgogne tout de noir vêtu, la pénombre régnant dans la geôle, un ciel nocturne chargé de nuages, etc. Par le biais du jeu des nuances d’une teinte, il souligne aussi le relief d’un vêtement, d’un corps, d’une allée, etc. Il réalise également des visions mémorables car le scénariste sait ménager des moments dépourvus de mots : l’étendue des champs à l’approche de Gand, la déambulation dans une ruelle de Bruges avec son sol en terre et les eaux usées s’écoulant au milieu, l’animation dans une taverne en sous-sol, un navire voguant sur une mer calme sous un ciel parsemé de nuages, Koenraad posant en tant que roi pour le retable de l’Adoration de l’agneau mystique, la reprise du reflet du miroir accroché au mur dans l’intérieur bourgeois des époux Arnolfini comme dans le tableau du même nom de 1434 (huile sur toile).



Le lecteur part peut-être avec un a priori sur le choix de narration : beaucoup de texte pour exposer la situation historique de l’époque, et développer différents points de vue sur le grand peintre, de ses années d’apprentissage, aux conditions de réalisation de ses chefs d’œuvre, en passant par sa technique ou ses relations avec les grands de ce monde à cette époque, en particulier ceux du pouvoir temporel. Conscient du nombre de pages limité qui lui est alloué, le scénariste a pris le parti de focaliser son propos sur une année charnière dans la vie de Jan van Eyck, et de s’en tenir aux circonstances concrètes menant le peintre à prendre une décision essentielle quant à la conduite de sa vie. Ainsi certains éléments peuvent sembler trop rapidement évoqués ou juste absents, en particulier le choix d’une huile siccative comme liant pour ses peintures, la composition des tableaux en quatre niveaux (littéral, allégorique, allusif et mystique), l’introduction de la nature dans ses compositions, etc. D’un autre côté, cela permet au scénariste de donner de la place aux dessins, de les laisser raconter sans être surchargés de cartouches de texte en tout petits caractères.


Le lecteur découvre le grand peintre au travers d’une de ses missions en tant que diplomate pour le compte de Philippe le Bon, auprès de Mohammed al-Mutamassik, c’est-à-dire une occupation qu’on n’attend pas pour un artiste. Il peut le voir dans sa relation avec son protecteur qui lui met à disposition une rente, le voir à l’œuvre dans la négociation diplomatique (sans bien savoir quelle langue est utilisée), et peindre. Les auteurs savent montrer ce qui motive Jan van Eyck, et ils mettent en scène un processus psychologique l’amenant à accorder la priorité à son art. D’un côté, le lecteur se rend compte qu’il aurait apprécié plus d’informations contextuelles, et il les trouve dans le dossier de fin. De l’autre côté, la lecture a été celle d’une vraie bande dessinée, plutôt que d’un exposé illustré, insufflant plus de vie aux personnages, avec une narration aérée et fluide.


Une tâche complexe que de donner vie à Jan van Eyck, considéré comme le fondateur du portrait occidental. Le dessinateur raconte ce morceau de biographie sur un an, dans un registre similaire à celui du peintre : descriptif, minutieux et réaliste, donnant ainsi une impressionnante consistance à cette époque, aux lieux et aux personnages. Le scénariste concentre son récit sur cette évolution dans le choix de vie du peintre, tout en mettant en scène un homme à la vie sortant de l’ordinaire.