mercredi 25 septembre 2024

Tuez la grande Zohra ! T01

C’est puéril ! Personne n’est innocent dans une guerre !


Ce tome est le premier d’un diptyque constituant une histoire indépendante de toute autre. Il vaut mieux disposer de quelques connaissances basiques sur l’époque des faits (1962) pour pleinement apprécier le récit. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Yann (Yann Le Pennetier) pour le scénario, et par Jérôme Phalippou pour les dessins, la mise en couleurs étant l’œuvre de Fabien Alquier. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée. Il se clôt par un dossier de six pages, composée d’un entretien avec le scénariste sur la genèse du projet, de crayonnés du dessinateur, et de photographies sur les attentats de cette époque-là.


Canal d’Orthies, près de Lille, au printemps 1988, un coup de feu retentit dans une péniche amarrée sur le bord. Un groupe de trois jeunes hommes écoute de la musique non loin de là en fumant, ils vont voir ce qu’il en est. Ils montent à bord, et entendent le refrain d’une chanson d’Édith Piaf sur un disque rayé. Ils appellent, mais personne ne répond. Ils découvrent une affiche OAS veille sur un mur, une photographie de El Beida, l’un d’eux comprend que l’occupant doit être un pied-noir. Ils trouvent l’homme assis sur son fauteuil, s’étant fait sauter le caisson avec un pistolet. Sur son bureau devant lui, la photographie d’une jeune fille défigurée à la suite d’une explosion. Ils finissent par se rendre compte qu’ils n’auraient pas dû toucher aux objets. Ils effacent rapidement leurs empreintes, et ils mettent le feu à la péniche, avec la lampe tempête à pétrole. Le feu se propage, ravageant tout à l’intérieur, et la péniche se consume.



À Paris en 1983, Martine Goupil est en train de se faire examiner par une ophtalmologiste. Celle-ci l’informe qu’elle sera aveugle d’ici un an ou deux, cinq maximum. Il n’y a rien à faire pour retirer l’éclat logé dans son œil, au contraire une intervention risquerait d’accélérer l’inéluctable. Elle lui conseille plutôt de profiter de ce répit pour préparer sa future existence. La docteure va lui donner l’adresse d’une association qui procure des chiens d’accompagnement pour non-voyants. Le plus tôt, la patiente et le chien s’habitueront l’un à l’autre, plus facile sera la cohabitation. Ensuite, elle lui prescrit du Bradotex, un collyre anti-inflammatoire. Enfin, elle lui conseille de prendre toutes les dispositions nécessaires à régler toutes les choses prioritaires, qu’elle ne pourra plus accomplir lorsqu’elle sera privée de la vue. Martine Goupil se lève, le visage déterminé, en indiquant que l’ophtalmologue a raison : il y a une chose prioritaire qu’elle doit régler avant. Le premier janvier 1968, dans les studios de l’Office de radiodiffusion-télévision française, Brigitte Bardot est en train d’enregistrer un Scopitone pour la chanson Harley Davidson. Puis, elle est interrogée par un journaliste dans la loge où elle se prépare pour tourner une scène de film : A-t-elle peur de la mort ? Pourquoi a-t-elle refusé de céder au chantage de l’OAS ? En tant que maman, pourquoi a-t-elle refusé de payer malgré les menaces de ces tueurs ? Et même après une lettre de l’OAS, menaçant de la défigurer au vitriol si elle continuait à refuser de céder ?


Pas très facile de se figurer la tonalité de la narration de ce récit d’après la couverture : l’appellation dérivative du président Charles de Gaulle (la grande Zohra), le rendu un peu enfantin de la fillette (laissant supposer une bande dessinée pour un jeune public), la réalité de l’attentat rendu visible par les bris de verre et le souffle de l’explosion, le slogan prometteur de violences aveugles. Le lecteur découvre la première séquence, la plus longue, qui semble correspondre à la fin du récit, à son terme : la mort d’un individu membre de l’Organisation de l'armée secrète (créée le onze février 1961), qui s’est vraisemblablement suicidé, et la photographie de la fillette défigurée, vraisemblablement celle de la couverture. Les trois jeunes hommes ne sont pas très futés, mais la violence est bien réelle avec cette destruction par le feu. La narration visuelle est de nature descriptive et réaliste, avec un degré de simplification dans les représentations, et une forme d’entrain humoristique dans le langage corporel des adolescents. Sans oublier la touche ironique du refrain répété inlassablement, Édith Piaf chantant avec assurance qu’elle se fout du passé. Surprise, la séquence suivante revient dans le passé en 1983, avec la même expressivité des regards, et un diagnostic très dur. Encore plus loin dans le passé, en 1968, avec cette fois-ci Brigitte Bardot (1934-) qui aspire à laisser le passé (OAS et guerre d’Algérie) derrière.



De fait, le lecteur a tôt fait de constater que le scénariste a conçu une structure très particulière pour son récit : vingt-quatre scénettes de une à six pages, passant d’une époque à l’autre, d’un lieu à un autre. Ce montage confère un rythme rapide et soutenu au récit, et incite le lecteur à rester attentif. En effet, il doit suivre la succession de dates pour comprendre lesquelles sont rattachées par un lien chronologique de cause à effet, et lesquelles relèvent plus d’une explication à rebours. En prenant par le commencement, le récit passe ainsi de 1988 à 1983, puis 1968, puis 1964, puis 1961, pour repasser en 1978, puis 1962, 1978, 1962, puis 1987, puis 1962, 1987, 1962, 1964, etc. En fonction de son état d’esprit, le lecteur peut y voir un maniérisme artificiel allant de pénible à insupportable, ou à une présentation inventive propice à rapprocher des faits et établir des liens qu’une simple narration chronologique n’aurait pas mis en lumière. Dans l’entretien avec le scénariste, le journaliste lui demande pourquoi il a fait le choix d’une structure fragmentée en une myriade de séquences temporellement mélangées. Le scénariste répond que : Le récit supposait de suivre le destin de Martine de l’âge de quatre ans jusqu’en 1988 en parallèle avec les attentats commis par l’OAS, ce qui aurait été rapidement déséquilibré puisque ces attentats se situent dans leur grande majorité en 1962. Il continue en indiquant qu’il a alors pensé à s’inspirer de l’éclatement d’un pain de plastic projetant des débris dans toutes les directions… et il trouve que ça fonctionne plutôt bien.


Le lecteur ressent une empathie de bon aloi pour ces trois jeunes gens pas très futés, mais débrouillard. Il comprend bien que les auteurs l’accrochent ainsi avec une scène d’action, une mort violente et un incendie pyrotechnique, il ne demande qu’à découvrir l’enchaînement d’événements dont cette scène semble constituer la résolution. La narration visuelle séduit par la vie qu’elle insuffle dans les personnages, par l’attention portée aux choix des détails dans les éléments de la péniche et les affaires personnelles. L’intégration du refrain qui se répète inlassablement dans la gouttière entre deux bandes de cases fonctionne très bien. Les auteurs sont confrontés aux choix nécessaires pour représenter la violence. Pour l’attentat du huit septembre 1961, ils montrent l’explosion de la bombe et la DS présidentielle sortir d’un mur de flammes. Le résultat est spectaculaire, montrant l’intensité de l’acte terroriste, sans aucune forme d’admiration au vu de l’expression de terreur se lisant sur le visage de tante Yvonne (1900-1979). Le premier attentat est d’abord évoqué rétrospectivement par Djamila Pellazza, puis montré alors que la porteuse de feu dépose la bombe dans le Milk Bar. Le lecteur tourne la page et il voit l’explosion se produire pulvérisant et déchiquetant les consommateurs représentés en ombre chinoise : une vision pudique et terrifiante. Deux pages plus loin, il observe une jeune femme chercher les siens dans les décombres recouverts de cendres, une case déchirante. Les deux occurrences suivantes sont plus désincarnées : le bruit d’une explosion entendu dans un appartement proche par le couple Raymond et Monique, une image consacrée au bâtiment principal d’une très grande propriété qui explose vu de l’extérieur. Enfin il y a la charge des CRS et la mêlée qui s’en suit contre les manifestants en mai 68, le temps d’une fine case de la hauteur de la page. Cette approche remplit sa mission de montrer la violence, de la faire ressentir au lecteur sans l’esthétiser, sans la rendre belle.



Le dessinateur a également pris le parti d’introduire une légère touche d’exagération dans les expressions des visages, dans la taille des yeux, dans leurs mimiques : à nouveau ce dispositif visuel fonctionne bien pour les rendre plus vivants et plus faillibles pour le lecteur. Les séquelles physiques dont souffre Martine Goupil constituent une condamnation sans appel des actes terroristes. Ce qui n’empêche pas les auteurs de développer le fait que c’est plus compliqué que ça. Cette femme ne souffre pas que dans sa chair, mais aussi dans son esprit. Le scénariste le montre par une réflexion anodine en apparence, mais horrible quant à ce qu’elle révèle : quand Martine Goupil épèle son nom. Elle choisit de ne pas se référer au Renard, mais à la goupille de grenade, en précisant sans le L et sans le E à la fin. De la page vingt-et-un à la page vingt-trois, Djamila Pellazza (la poseuse de bombe dans le Milk Bar) intervient dans une conférence, interrogée sur l’estrade par l’animateur, et Martine Goupil se lève dans la salle pour dénoncer la posture qui consiste à se faire passer pour courageuse alors que Pellazza a déposé lâchement des explosifs dans un lieu public pour tuer et mutiler des civils innocents. Nina Chicheportiche intervient à son tour pour accuser la porteuse de feu d’avoir tué sa petite sœur et mutilé son petit frère. La moudjahida répond que personne n’est innocent dans une guerre, que le seul responsable de cette tragédie est l’état français qui a envoyé ses troupes envahir son pays, et qu’elle n’a fait que son devoir de patriote en prenant les armes pour son pays. Les auteurs savent incorporer des touches d’humour discrètes en phase avec le récit : deux lettres grattées sur un cendrier (pour raccourcir Oasis en OAS), la bêtise des conspirationnistes, un massacre de canetons pour des besoins télévisuels, ou encore un couple de français très moyens (Raymond & Monique) qui ne sont autres que les personnages créés par Didier Tronchet en 1984 pour sa série Raymond Calbuth.


Une nouvelle bande dessinée sur les attentats contre le grand Charles, après par exemple Tuez De Gaulle, de Simon Treins & Munch ? Pas vraiment, car le point de vue est celui d’une fillette qui a été victime de l’explosion d’une bombe dans un café à Alger, et qui a grandi. Sous réserve qu’il parvienne à s’adapter à la chronologie sciemment fragmentée, le lecteur profite d’une narration visuelle dure sans être larmoyante, avec une reconstitution solide et discrète (parfois des affiches de concert sur les murs). Il constate rapidement que le récit prend une approche adulte, à la fois en restituant la complexité des décisions pour chaque combattant, à la fois en montrant les conséquences à long terme, aussi bien physiques que psychologiques.



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