lundi 1 juillet 2024

Le chant des Asturies (2)

Cette histoire de Révolution, c’est mauvais pour le commerce.


Ce tome fait suite à Le Chant des Asturies (1) (2015) qu’il faut avoir lu avant. Sa première édition en version originale, date de 2017. Il a été réalisé par Alfonso Zapico pour le récit et les dessins, la traduction a été réalisée par Charlotte le Guen. Son édition en français date de 2023. Il comprend deux cent quarante-six pages de bande dessinée, en noir & blanc avec des nuances de gris. Il se termine avec un dossier de six pages : images d’un passé industriel et révolutionnaire, c’est-à-dire des photographies des ruines d’Oviedo après le passage des mineurs, les mines de Pozo Polio à Mieres, la construction d’un chevalement, la cathédrale d’Oviedo (des statues arrachées et couchées sur le sol), une équipe de mineurs devant l’entrée de la mine de l’Entregu, le chevalement de la mine Pozu Espinos et l’entrée de la mine de Grupo Mariana à Mieres, un groupe de mineurs, des femmes et enfants des houillères, des gardes d’assaut en plein combat sur la plage de Gijón, un autre groupe de mineurs.


Les rebelles de l’UHP (Unios Hermanos Proletarios) ont réquisitionné des véhicules, et armés ils se dirigent vers la ville d’Oviedo. À bord d’une voiture, Apolonio discute avec sa fille Isolina :il est fâché contre Tristán Valdivia qu’il a invité sous son toit, sans savoir qu’il était le fils du marquis Amadeo Valdivia. Il n’en veut pas à sa fille, mais s’il revoit ce Tristán, il le tuera. Pendant ce temps, le marquis et son fils arrivent aux portes d’Oviedo : ils doivent s’arrêter pour un contrôle de sécurité à un barrage de police. Amadeo Valdivia se fait connaître, et le policier l’autorise à passer. Ils pénètrent en ville et le marquis constate : pas d’explosions, ni de tirs, on n’entend rien. Il continue : Y a-t-il quelque chose qui fait plus peur qu’une ville silencieuse. Ils arrivent devant l’immeuble dans lequel il est propriétaire d’un appartement. Il indique à son fils qu’il n’a pas pris d’argent, ni d’actions, mais il a les clés de l’appartement de la capitale, cela fait des années qu’il n’est pas venu. Il continue : la mère de Tristán aimait beaucoup cette maison, lui il la déteste, la maison et toute cette ville. Il ne sait pas pourquoi.


Amadeo Valdivia s’assoit et il téléphone au gouverneur. Il veut savoir ce qu’il peut bien se passer. Le gouverneur répond que oui, dans les bassins miniers il y a eu des émeutes, mais ce sont des foyers isolés. Il est ravi que le marquis soit en sécurité, et il espère régler cela bientôt. Il n’y a pas à s’inquiéter, la Garde civile prendra le contrôle de la situation. Toutefois alors qu’il prononce ces paroles rassurantes, un militaire vient lui apporter les dernières nouvelles : la caserne de Mieres est tombée, au moins quarante morts, ils ont détruit le siège du syndicat catholique à Aller, la communication avec la caserne de Moreda est perdue, il n’y a pas non plus de nouvelles du poste de Carborana. Et ça continue : les casernes de Laviana et El Entrego ont sauté, toutes les communications sont perdues. Le gouverneur se reprend et termine la conversation avec le marquis en indiquant que la police et la Garde civile sont en alerte, il n’y a pas de quoi se préoccuper.


Les mineurs de la vallée de Montecorvo de Camino se sont armés et se dirigent vers Oviedo, la capitale de la région. Qu’il connaisse l’histoire de cette révolution ou non, le lecteur sait ou se doute que le temps des affrontements armés est venu. Pages douze et treize, il voit des hommes à terre, des soldats morts, la preuve visible des premiers morts, même s’ils restent anonymes, comme des personnes couchées par terre. Page seize, il en va autrement : un rebelle atteint un soldat en pleine tête, ce mort reste anonyme. S’en suivent des échanges de coups de feu en pleine rue, vus d’assez loin. Page vingt-sept, un mineur tire à bout portant sur la tête d’un soldat qui s’est rendu, de dos : l’horreur mortelle devient plus concrète. Page deux-cent-trente-quatre, un des personnages principaux est abattu par un tireur d’élite, et sa tête éclate. Ce dessin en pleine page achève de rendre la mort dans ces affrontements, très concrète et très personnelle. Ce sont des êtres humains qui meurent, qui s’entretuent, d’un côté pour faire la révolution, de l’autre pour défendre l’ordre établi. Entre temps, d’autres échanges de coups de feu ont eu lieu, des tirs au canon, un lancer de grenade, etc. D’autres scènes sont tout autant accablantes : l’exécution d’un curé à qui les rebelles ont fait creuser sa propre tombe et qui sait pertinemment quel sera son sort, ou encore un corbeau qui énuclée un cadavre à terre.



Comme pour le premier tome, le lecteur peut ressentir une forme d’appréhension à se plonger dans un contexte historique dont il ne connaît pas grand-chose, et qui risque d’être chargé en informations. Toutefois dès les premières pages, il retrouve les caractéristiques de narration : des dessins lisibles au premier coup d’œil, des personnages aux traits simplifiés et un peu exagérés, des informations données par les dialogues de manière fluide, une lecture agréable, jamais pesante. Comme dans le premier tome, l’artiste réalise sa reconstitution historique sans en avoir l’air. Le premier dessin occupe une double page, et le lecteur peut voir trois véhicules d’époque, un paysage typique de la région avec une maison, son jardin potager, les arbres et les prés, et même une vache en ombre chinoise. Tout au long de ce deuxième tome, le lecteur apprécie de découvrir les bâtiments de la ville Oviedo : immeubles bourgeois, restaurant de quartier, usine d’armes, prison, bâtiment du Conseil de gouvernement de la Principauté des Asturies, la cathédrale San Salvador, le théâtre détruit par un incendie, etc. Dans une séquence hors Oviedo, le lecteur peut voir le bâtiment abritant le ministère de la Guerre, où Francisco Franco Bahamonde (1892-1975) a rendez-vous avec le ministre.


De la même manière, le lecteur peut être sensible aux détails figurant dans une case ou dans une autre : le style des meubles dans l’appartement du marquis de Montecorvo, un modèle de lampe de bureau, le téléphone mural avec un cornet à porter à l’oreille, l’uniforme des gardes civiles, l’aube du prêtre, la nappe à carreaux du restaurant, la forme du micro du journaliste radio, le fauteuil roulant de la grand-mère Florencia, le porte-voix métallique, la poupée et le landau de la petite fille Margarita, etc. Page six, il voit un exemple plus marqué de la manière dont l’artiste peut jouer avec les proportions quand les deux voitures de la case du bas semblent un peu trop grandes par rapport au bâtiment au premier plan à gauche dans cette image. Cet usage peut également se retrouver dans quelques expressions de visage de manière sporadique. S’il y prête attention, il constate que l’artiste utilise des mises en pages diversifiées : un dessin en double page pour commencer, des travelling avant jusqu’à un gros plan sur un visage, un personnage en pied sur un fond blanc pour faire ressortir sa fragilité ou son incongruité, des gouttières noires au lieu d’être blanche pour signifier un moment horrible ou une scène qui se déroule la nuit, des pages sans dialogue ni texte d’aucune sorte, des découpages en trois bandes de trois cases, ou deux bandes de deux cases, ou trois cases de la largeur de la page, quelques dessins en pleine page, une discussion de nuit entre deux soldats représentés uniquement en ombre chinoise, une statuette de la vierge jetée par la fenêtre et représentée à six moments de la chute sur une page banche sans bordure, etc. Page cent-dix, Isolina est accoudée au balcon regardant le vide et répondant à la page suivante avec Tristán accoudé à un autre balcon ailleurs dans la ville regardant également dans le vide. Page deux-cent-douze et deux-cent-treize, un oiseau vient se poser sur la rambarde à côté de Tristán regardant dans le vide, évoquant une scène du tome un, où lui et Isolda contemplent un oiseau s’envolant librement.



La révolution est en marche : d’un côté les mineurs qui se soulèvent et qui marchent armés vers la capitale de la province, de l’autre les policiers et les militaires qui doivent rétablir l’ordre, au milieu des civils malmenés dans leur quotidien. L’auteur ne fait aucun angélisme, ni ne pare les uns ou les autres de romantisme. Les révoltés ont récupéré des armes à feu qu’ils utilisent pour détruire et pour tuer, dernier et seul recours pour faire entendre leur voix, leurs revendications, leur souffrance d’individus exploités. Les forces de l’ordre répondent en conséquence, et contre-attaquent pour mater les fauteurs de trouble. Le scénariste fait dire à certains des premiers qu’ils ne savent pas trop ce qu’il adviendra après la destrution, étant partis pour combattre, mais sans plan établi. Il met en scène les limites d’une gouvernance par différents comités d’autant de syndicats. Lors d’une discussion nocturne entre deux révoltés, il met en lumière leur attachement et leur préférence pour leur vallée, pour leur village, pour leur pâté de maison, pour leur famille très proche, à chaque fois en indiquant que ceux en dehors de ce périmètre de plus en plus restreint ne méritent ni leur amitié, ni leur confiance, c’est-à-dire en les excluant. Côté ordre établi, les individus armés de montrent tout aussi sans pitié, tuant ceux qu’ils considèrent des ennemis, sans s’interroger sur les causes de la révolte. Les combats sont montrés comme étant meurtriers, sans pitié, tuant des êtres humains. Le scénariste n’oublie pas le rôle des femmes, qu’elles soient armées et combattantes comme Isolda, ou resté à effectuer les tâches à la ferme. Il évoque aussi ceux qui préfèrent se mettre au vert en attendant que ça passe, pour revenir après en toute sécurité.


Le lecteur s’attend peut-être à suivre une série d’affrontements, menant à la prise de lieux stratégiques, à la mise à bas des institutions, et à leur remplacement par des comités ou organes révolutionnaires. Il peut alors se trouver déstabilisé de découvrir que la majeure partie de ce tome comprend des échanges dans des situations inattendues. Côté rebelle : Apolonio et Isolina réquisitionnent et occupent un appartement bourgeois où logent toujours Elvira, son père Pompilio et sa grand-mère Florencia, sa fille Margarita, discutant avec de leurs actions révolutionnaires, mais aussi du quotidien. Ce qui aboutit à un contraste saisissant entre la vie des familles de mineurs et celles de ces petits bourgeois. De l’autre côté, Amadeo Valdivia et son fils Tristán échangent avec le gouverneur de province, dépassé par les événements, les subissant pendant que les gradés militaires gèrent la situation au moins pire. Par la finesse de la narration, il apparaît que la conscience de Tristán Valdivia, exalté par une idée de la justice sociale, ne lui permet pas de rester du côté des nantis. De son côté, Apolonio fait le constat de ce qu’il a à perdre par la révolution, et remet en cause son action préférant rentrer chez lui.


C’est bien beau de partir faire la révolution, et tout à fait compréhensible comme ultime recours contre une oppression systémique (l’exploitation capitaliste) : le temps est venu d’en faire l’expérience concrète. L’auteur montre cette expérience pragmatique : la lutte armée des révoltés s’exerçant contre les structures en place, la défense de l’ordre par la police et l’armée. La narration visuelle s’avère facile à lire tout en étant très consistante et diversifiée, faisant œuvre de reconstitution historique, montrant des êtres humains pris dans ces combats armés, ainsi que les rencontres entre des individus que la structure de la société n’aurait jamais fait se rencontrer normalement.



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