Comment imaginait-il son rédempteur ?
Ce tome contient une évocation biographique de l’écrivain Jorge Luis Borges (1899-1986). L’édition originale en langue espagnole date de 2017 en Colombie. Il a été réalisé par Õscar Pantoja pour le scénario, par Nicolás Castell pour les dessins et les couleurs. La traduction a été effectuée par Benjamine des Courtils, et l’adaptation française par Emmanuel Proust. Il compte cent-trente-cinq pages.
1926, la maison de la rue Tronador : Anglaise, innombrable et un ange. Jorge Luis Borges et sa petite sœur Norah Lange arrivent à pied de nuit vers une grande demeure. Elle fait observer que les lumières sont éteintes, il en déduit qu’ils sont sûrement sortis. Elle propose de passer par la porte de derrière. La porte du sous-sol est béante : ils y descendent, bien que Jorge ait des problèmes de vue. Ils remontent à l’intérieur par l’escalier. Il n’y a personne, Norah se demande ce qu’elle va pouvoir se mettre. Elle rétorque à son frère que c’est la réception la plus élégante du mois, elle doit porter quelque chose de spécial. Il ne l’écoute que distraitement, il admire la maison, elle est devenue son refuge. Elle va se préparer et elle choisit une belle robe de soirée verte. Pendant ce temps-là, il observe les livres dans la bibliothèque, puis il prend une photographie de de sa sœur dans un cadre, posée sur une étagère. Elle revient dans la pièce, magnifique dans sa tenue de soirée. Elle lui demande comment il la trouve, il répond qu’elle est un ange. Il lui propose d’aller à pied à la soirée. Il aime bien se promener dans Buenos Aires, ses rues ressemblent à de vieux patios, mais c’est elle qui l’inspire. Il pense que tout écrivain a une muse, un univers dont il s’inspire. Elle rétorque que ce n’est pas elle, elle écrit aussi, et elle ne veut inspirer personne. Ils reprennent leur marche.
Jorge et Norah arrivent à l’adresse où se tient la soirée. Ils rentrent dans la demeure. Dans la grande salle, le poète Girondo se tient debout devant l’assemblée attablée et il fanfaronne : La littérature est un prétexte ! Une imposture ! Ce qui compte, c’est vivre, jouir, bomber le torse. Il continue : il est un ivrogne, et aussi un génie, mais un génie avant tout. Norah demande à son frère de lui présenter le poète, ce qu’il fait. Elle est sous le charme. Après quelques verres et de la musique, Girondo et Norah sortent et prennent la voiture du poète. Jorge les voit partir et il reste en arrière. 1900, la bibliothèque du père. Le tout jeune Jorge est sur les genoux de sa mère, qui tient un livre. Son père indique à Jorge que voilà où est sa place dans cette maison, il sera écrivain, dans le meilleur des cas ils le seront tous les deux. Quelques années plus tard, le jeune Jorge va prendre un tome dans la bibliothèque : Les Aventures de Huckleberry Finn, de Mark Twain. Il lit le livre posé sur une table, avec à côté une assiette de gâteaux et une boisson chaude. Sa petite sœur vient lui demander ce qu’il est en train de faire. Il répond qu’il veut traduire un conte, l’histoire d’un prince et d’une hirondelle, écrit par Oscar Wilde. Elle aime bien cet auteur. Un peu plus tard, elle revient lui demander d’arrêter de lire, pour aller jouer avec Quilos et Moulin-à-vent, leurs deux amis imaginaires.
Découvrir un écrivain par une bande dessinée biographique : une proposition aguichante, surtout si les auteurs s’aventurent un peu au-delà d’un déroulé chronologique factuel, et mettent en lumière le lien entre la vie et l’œuvre de l’auteur. Les titres des dix chapitres montrent en effet une chronologie légèrement réarrangée : 1926 La maison de la rue Tronador, 1900 La bibliothèque du père, 1954 Un coucher de soleil singulier, 1927 La blessure infinie, 1934 L’hôtel à Adrogué, 1934 Le rêve, 1939 La divine comédie, 1944 L’univers infini, 1960 Les grands-mères, 1960 La bibliothèque. Les auteurs font en sorte que Jorge Luis Borges soit immédiatement identifiable du début à la fin, quel que soit son âge. D’un autre côté, le lecteur ressent rapidement que la narration s’appuie sur une connaissance préalable de l’écrivain. Les auteurs n’évoquent pas son œuvre, ni par ses titres d’ouvrage, ni par leurs thèmes. Il vaut mieux disposer d’une connaissance superficielle de son recueil Fictions (1944, et des nouvelles Tlön Uqbar Orbis Tertius, Les ruines circulaires, La Bibliothèque de Babel), et le recueil L’Aleph (1967, en particulier les nouvelles La demeure d’Asterion, L’Aleph), pour saisir certains passages comme celui sur le Minotaure, l’obsession pour les bibliothèques, ou encore le concept de possibilités infinies.
Pour autant, le lecteur ne se sent pas trop intimidé pour débuter sa lecture. Les auteurs ont choisi de mettre en exergue une citation très explicite sur leur approche de la vie de l’auteur, en s’appuyant sur ses propres mots : En définitive, toute littérature est autobiographique, tout est poétique lorsqu’il est question de destin et qu’il se laisse entrevoir. D’un certain point de vue, ils montrent des moments clé de la vie de Jorge Luis Borges : sa relation possessive avec sa sœur Norah et l’abandon qu’il ressent quand elle vit sa vie à elle. Les différentes bibliothèques qui ont laissé une marque indélébile dans son esprit, influençant son imaginaire à jamais, à commencer par celle de son père. La liberté de son imagination en inventant deux amis imaginaires avec sa sœur, et en inventant des aventures avec eux. Les vacances familiales dans la pampa. Le jouet Kaléidoscope. La cécité qui s’installe progressivement. En revanche, il faut être familier de sa biographie pour reconnaître une bibliothèque municipale quand il y travaille en 1938, puis la bibliothèque nationale quand il en devient le directeur en 1955.
Toujours de ce premier point de vue, la narration visuelle facilite l’accès au récit. L’artiste réalise des dessins descriptifs et réalistes. Il utilise un trait de contour assez fin, et assuré pour détourer chaque forme. Il s’investit dans la représentation des environnements pour leur donner une réelle consistance : les différentes habitations, aussi bien vues de l’extérieur que les pièces en intérieur. Le lecteur regarde aussi bien cette grande maison avec un étage que l’ameublement de son salon, une vue du ciel du quartier de Buenos Aires traversé à pied que la décoration de la grande salle ou se tient la réception donnée en l’honneur de Girondo, les automobiles garées dans la rue, le tigre dans sa cage, une grande gare avec une ligne de tramway devant, le paysage ouvert et désertique de la pampa, les quais bondés d’une gare, une armurerie où Borges va acheter un revolver, l’intérieur d’une voiture de tramway, l’immense salle de lecture de la bibliothèque nationale, etc. Les personnes sont également représentées de manière réaliste, sans exagération anatomiques, si ce n’est des silhouettes parfois un peu allongées. La mise en couleurs montre un monde un peu terne, ou plutôt un peu assombri, à l’exception de belles journées ensoleillées comme à la campagne pour les vacances, ou en pleine rue.
D’un autre point de vue, le récit de cette vie porte la marque des thèmes principaux de l’écrivain, y compris des éléments fantastiques. Le mode de représentation du dessinateur se prête très bien à ces éléments : l’imagination des enfants alors qu’ils accompagnent leurs deux amis imaginaires, la révélation de la nuée infinie des anges alors que Jorges s’apprête à se suicider, le cadavre du Minotaure dans son labyrinthe, la découverte de la cité des immortels et d’Argos, l’apparition de Norah en plein désert, la vision de l’Aleph, la perception de l’immensité de l’univers par Jorge Luis encore enfant. Ainsi les auteurs réussissent à faire apparaître le lien organique entre la vie de l’auteur et son œuvre, la nature autobiographique de celle-ci. D’une certaine manière, ils mettent en lumière quelques-unes de ses sources d’inspiration, illustrant le fait que personne ne crée à partir de rien, tout en faisant également ressortir le caractère unique de ce que l’écrivain a fait de ces matériaux.
D’une autre manière, il est possible de considérer que les auteurs sont partis à rebours : en ayant connaissance de l’œuvre de Jorge Luis Borges, ils interprètent les éléments biographiques connus pour leur faire porter un sens prédéterminé. Par ce truchement, ils font ressortir les circonstances de la vie qui leur semblent avoir le plus de poids sur l’individu qu’est Borges. Cela amène le lecteur à considérer ces circonstances à s’interroger sur leurs conséquences, sur l’impact qu’elles auraient pu avoir sur sa propre vie. Le lien très fort qui unit Jorge Luis à sa petite sœur, jusqu’à la voir comme sa muse, et à devenir possessif. La valeur que son père donne aux livres au travers de la taille imposante des meubles de sa bibliothèque aux étagères chargées de livres, empreinte psychique et émotionnelle renforcée par les propos de sa mère. La perception que la vie ne tient qu’à des détails, qu’elle pourrait être différente, partir dans de nombreuses autres directions si les circonstances étaient différentes. Dans le même temps, cela implique que le déroulement de la vie vécue écarte toutes ces autres potentialités, qu’il convient de découvrir ce cheminement unique comme au travers d’un labyrinthe. Les auteurs parviennent même à faire ressentir le trouble généré par la répétition des caractères MCV : chaque lettre pouvait influencer la suivante, et la valeur de MCV sur la troisième ligne de la page 23 n’était pas la même que si elle se trouvait sur la première ligne de la page 71…
Pour évoquer la vie de Jorge Luis Borges, les auteurs prennent le parti de partir des éléments contenus dans son œuvre, pour interpréter sa biographie à travers ses thèmes de prédilection. S’il n’est pas familier de l’œuvre de l’écrivain, le lecteur pourra rester dubitatif devant des scènes dont certains éléments semblent parachutés, avec une narration visuelle parfois planplan. S’il connaît quelques-uns des thèmes de l’écrivain, le lecteur ressent immédiatement une familiarité avec cet éclairage qui fait sens, et la cohérence de la narration visuelle lui apparaît, tout à fait adaptée pour mettre sur le même plan les faits concrets et la vie intérieure de l’écrivain.
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