mardi 2 juillet 2024

Chimère(s) 1887 T06 Nuit étoilée

Mon père n’était qu’une chimère…


Ce tome fait suite à Chimère(s) 1887 - Tome 05: L'Ami Oscar (2016). Son édition originale date de 2018. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Dame Morgil. Cette bande dessinée compte cinquante-et-une pages. C’est le dernier tome de cette hexalogie qu’il faut commencer par le premier tome.


Dans le port d’Amsterdam, il y a… il y a des navires qui arrivent de destinations lointaines. Parfois même de Panama. Oscar et Chimère avaient quitté la chaleur équatoriale pour les brumes de la mer du Nord. Ils débarquent sur le quai et il lui demande si elle se sent prête. Elle répond qu’elle a passé tant de nuits à rêver de le retrouver, maintenant qu’elle y est presque elle a peur. Elle se dit que peut-être qu’il n’avait pas le choix lorsqu’il les abandonnées, sa mère et elle. Il a quand même payé une belle somme pour son éducation pendant des années, même s’il ignorait que l’argent était détourné. Pourtant, elle a peur qu’il soit juste un lâche inconséquent. Ou qu’il soit idiot, méchant ou les deux. Oscar la rassure en lui faisant observer que Madame Gisèle l’a aimé à la folie : c’était forcément quelqu’un de bien. De toute façon, ils vont le savoir bientôt. Chimère dispose de l’adresse et ce n’est pas très compliqué de s’y faire conduire. Une fois devant la porte, c’est elle qui frappe. À la vieille femme qui ouvre, elle explique qu’elle s’appelle Chimère et qu’elle vient de Panama, enfin de Paris et elle lui tend un papier sur lequel est inscrit le nom de son père. La vieille femme répond que c’est la bonne adresse et que monsieur Théo y loue une chambre, mais il est parti pour Paris avant hier. Il ne leur reste plus qu’à prendre également le train pour Paris.



Arrivés sur place, Oscar et Chimère achètent le journal. La une est consacrée au scandale de Panama, la liquidation de la compagnie, des milliers d’épargnants ruinés, une information ouverte pour escroquerie. Elle se rend seule au cinquante-deux de la rue Lepic, alors que la tour Eiffel est presque terminée, deux ans après le début des travaux. Tout doit être prêt pour le 6 mai, date de l’ouverture de l’exposition universelle qui célèbrera le centenaire de la Révolution française. Chimère gravit les marches de l’escalier de l’immeuble jusqu’à l’étage où habite Théo. À sa surprise, une jeune femme enceinte répond à la sonnette et lui ouvre la porte. Chimère pénètre d’autorité à l’intérieur de l’appartement et Théo van Gogh rentre dans la pièce. Elle l’appelle papa, et il comprend qui elle est. Il lui dit qu’il s’est fait tellement de souci pour elle, il est passé chez ces gens, ces bourgeois décadents, il lui assure qu’il ne savait pas. Elle répond sèchement que c’est bien avant qu’il ne passe, qu’elle aurait eu besoin de lui, et Gisèle aussi. Elle constate et lui reproche qu’abandonner une mère et son enfant ne l’a pas empêché d’engrosser une autre femme, et lui demande s’il va leur refaire le même coup. Elle lui crache au visage qu’elle est une prostituée, et sort très en colère. Une fois qu’elle est partie, Théo explique à son épouse qui est Chimère.


La fin : c’est ce à quoi le lecteur s’attend, une forme de clôture et d’accomplissement pour le personnage principal, et aussi pour les personnages secondaires. Il découvre ainsi jusqu’où l’adolescente va dans la recherche de son père. Elle reste toujours aussi nature dans le ressenti de ses émotions, dans ces réactions, ce que montrent bien les dessins. En regardant cette demoiselle, le lecteur peut aussi voir qu’elle a mûri et qu’elle a pris une forme d’assurance : la fin du récit se déroule en 1890 et elle paraît avoir déjà une vingtaine d’années. Il voit comment Gisèle / Olympe essaye de trouver une manière de se rattraper un tant soit peu auprès de sa fille : elle reste fragile, en apparence hautaine pour le cacher, aimante à sa manière pour Chimère. Dans le tome précédent, Oscar avait gagné en assurance un peu, en prise d’initiative beaucoup. Il a pris l’allure d’un bel adolescent, avec une chevelure blonde épaisse et un brin rebelle, tout en perdant à deux ou trois reprises son assurance de façade, son visage montrant alors qu’il met son agressivité à profit pour agir et reprendre l’initiative dans un monde d’adultes trop imprévisible. Le lecteur se rend compte qu’il reconnaît du premier coup d’œil les personnages secondaires : les autres prostituées régulières de la Perle Pourpre qu’il aurait volontiers côtoyées plus, le dévoué Leonard sur qui il aurait bien aimé en savoir plus, la belle et manipulatrice Apollonie, Théo van Gogh et son frère, etc. Autant de personnages à l’identité visuelle bien établie et attachants.



Le lecteur s’attend également à l’aboutissement de l’intrigue principale et des secondaires. Il prend conscience que le récit est construit sur la fil directeur de l’objectif de Chimère de retrouver son père, indissolublement entremêlé avec la bonne marche du la maison close La Perle Pourpre, et le sort des personnes qui gravitent autour de l’adolescente. Il éprouve la sensation que le fil relatif à l’époque est passé en arrière-plan. Ferdinand de Lesseps (1805-1894) est évoqué à l’arrivée à Paris par le truchement de la une d’un journal. Toutefois le scandale de Panama ne passe pas au premier plan : dans les tomes précédents, il était question de l'émission des derniers emprunts de 1888. Ici le crieur de journaux parle de la liquidation de la Compagnie, et de l’ouverture d’une information pour escroquerie, puis le sujet n’est plus évoqué, pas plus que le sort de De Lesseps. En revanche, les auteurs montrent la tour Eiffel achevée, dans les temps. Chimère emmène les filles à l’Exposition universelle de 1889 : l’artiste représente une magnifique voiture hippomobile pour les emmener, la Galerie des Machines avec ces innovations techniques, le honteux village des colonies sauvages avec ses autochtones exposés comme des animaux. Puis vient le moment de monter dans la tour Eiffel, le dessinateur prenant grand plaisir à jouer avec l’assemblage des poutrelles métalliques.


La narration visuelle présente d’autres qualités que la reconstitution d’une époque. Chimère voyage beaucoup dans ce tome et le lecteur se régale des nombreux endroits que le dessinateur l’emmène visiter. Le port d’Amsterdam pour commencer, puis un voyage en train vers Paris, un appartement parisien bourgeois, la chambre de Gisèle, l’arrière-cour de la Perle Pourpre avec une belle charrette, l’atelier de Louis Aimé Augustin Le Prince (1841-1890, un des pionniers du cinéma), le bureau de Chimère, une belle vue du ciel de Paris avec le petit-palais au premier plan et la tour Eiffel en arrière-plan, Saint-Rémy-de-Provence et la maison de santé de Saint-Paul de Mausole, la Seine gelée à Paris. Une autre qualité ravit le lecteur : la mise en scène, en particulier celle des scènes d’action. La première a lieu quand Apollonie se fait courser dans les étages de la tour Eiffel par Oscar : une belle mise à profit de ce décor. La seconde prend la forme d’une fuite en traîneau tiré par des chiens sur la Seine gelée : l’artiste exagère discrètement les effets de mouvement, ce qui rend l’action plus vivante, sans rien perdre de sa dimension tragique, formidable. La dernière se déroule en une page dans un champ de blés dorés : une tension dramatique remarquable, et la résolution inattendue du mystère entourant la mort du grand peintre.



Arrivé au terme de ce dernier tome, le lecteur se trouve mieux à même de considérer les différents thèmes charriés par l’intrigue. Le premier réside dans le portrait d’une fillette devenue adolescente, et accablée par la vie. Or il l’a accompagnée tout le long des six tomes et il a pu apprécier ses défauts, ainsi que sa détermination à (presque) toute épreuve, son refus d’être une victime, sa volonté de retrouver son père alimentée par le traumatisme des circonstances de sa naissance, ses erreurs, sa faillibilité la menant à une addiction, son sens inné de la stratégie que lui envierait tous les adultes, et même son sens des affaires, sa témérité jusqu’à l’inconscience propre à son âge, une forme de révolte, et une empathie sélective pour ceux qui l’ont soutenue émotionnellement. Avec le recul, le lecteur prend la mesure de la complexité du personnage, de son épaisseur, des différentes facettes de sa personnalité formant un tout cohérent, y compris dans des décisions ou des attitudes qui peuvent, en surface, sembler contradictoires. Un personnage qu’il n’est pas près d’oublier. Le monde dans lequel elle évolue est présenté comme étant également complexe : les enjeux économiques et financiers du canal de Panama, le projet à long terme de l’Exposition universelle de 1889 symbolisé par la construction progressive de la tour Eiffel. Cette société est également décrite comme étant impitoyable et singulièrement dépourvue d’empathie et de gentillesse : les adolescentes prostituées, la police qui maintient l’ordre sans le remettre en cause, un tueur en série lâché sur le monde, la loi du plus fort, la corruption, le chantage, etc. Les actes de charité sont inexistants, et ceux de gentillesse sont rares. Incidemment, le lecteur comprend que Vincent van Gogh ait succombé à la folie pour pouvoir créer de si belles choses dans une telle société. Ce qui n’empêche pas la scène finale de laisser entrevoir la possibilité d’un avenir meilleur.


Un dernier tome qui conclut de manière satisfaisante la série : des séquences visuellement mémorables emmenant le lecteur dans de nombreux endroits bien reconstitués, des environnements riches et variés, plusieurs séquences frappantes, et l’aboutissement des différents fils narratifs. Un peu déstabilisé au départ par les caractéristiques des dessins tout public, le lecteur a fini par apprécier la vitalité qu’ils expriment, en cohérence avec celle de Chimère, un personnage aussi attachant que complexe.



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