Régis, j’ai passé une super journée avec toi !
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de tout autre. Son édition originale date de 2017. Il a été réalisé par Didier Tronchet pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il comprend quatre-vingts pages de bande dessinée.
Quelque part en Ardèche, les époux Lemaire sont montés en voiture, en partance pour leurs vacances. Régis Lemaire conduit et il est en train de répondre au téléphone à un client. Il explique à son prospect que leurs tarifs incluent toutes les taxes. Il continue tout en conduisant : Ce qui n’exclut pas une remise clientèle en cas de commande groupée de matériel forestier ou travaux publics. Il précise qu’il sera à l’heure pour la démonstration, il est en route, il sera là dans dix minutes sur le chantier à la sortie de Mont-Regard. Pendant ce temps-là, son épouse Valérie regarde par la fenêtre mi lassée, mi résignée. Son mari raccroche et lui assure qu’après, ils seront en vacances ! Il continue : il va quitter sa cravate et sa veste de croque-mort. Et hop, il enfilera sa chemise de vacances, avec les palmiers, car les palmiers ça fait vacances, c’est la femme de ménage qui la lui a rapportée de Gambie. Et ensuite, il la rassure : tout est bien organisé, elle le connaît. Il a les réservations de tous les hôtels pour chaque nuit, avec les adresses et les téléphones, il a tout mis dans la pochette jaune. Il doit y avoir aussi tous les papiers d’identité, assurances et permis de conduire. Il lui demande si elle a bien pris la pochette jaune. Elle réfléchit et lui répond que non. Il s’en trouve tout dépité : il a passé des heures à tout préparer, elle ne respecte pas son travail. Elle le reprend : son travail, mais elle croyait qu’ils étaient en vacances.
Valérie change de conversation et demande à s’arrêter car elle a soif. Il répond que non : ils roulent, ils roulent. Toutefois il a prévu quelques rafraîchissements dans la glacière, où est-elle d’ailleurs la glacière ? Son épouse répond qu’elle doit être avec la pochette jaune. Qu’importe, on ne le prend pas au dépourvu : il a un plan B. Là, dans la boîte à gants : il y a une bouteille avec une paille. Il lui indique que c’est de la grenadine. Elle lui répond qu’elle sait ce que c’est que de la grenadine, il ne faut pas la prendre pour une idiote. Il se reprend : d’accord, mais elle n’en a pas bu depuis combien de temps ? Depuis l’enfance, non ? Pour lui, la grenadine, c’est comme la madeleine de Proust, un parfum d’hier. Il a l’impression que quand on boit de la grenadine, on retourne immédiatement à l’enfance. Il s’interrompt brusquement et regarde à côté de lui sur le siège passager. Il fait un écart de route vers la gauche, redresse trop brutalement vers la droite, et va légèrement heurter le talus sur le côté. Il s’arrête. Il descend de voiture, et il fait quelques pas devant. Il revient et va ouvrir la portière côté passager. Il demande à la passagère qui elle est. Une jeune demoiselle, d’une dizaine d’années, lui répond que c’est elle, Valérie. Régis Lemaire éprouve toutes les peines du monde à comprendre.
L’auteur a commencé sa carrière dans le début des années 1980, époque à laquelle il a lancé des séries comme Raymond Calbuth, Les damnés de la terre, puis Jean-Claude Tergal. Le lecteur appréciant son œuvre s’intéresse tout naturellement à un nouvel album, la couverture intrigante (un homme sous l’influence d’une femme), avec des caractéristiques graphiques, comme une mise en couleurs expressionnistes, une utilisation narquoise d’un plan en contreplongée pour accentuer la dramatisation, et une façon très particulière de représenter les visages pour l’homme. Pas de doute, c’est du Tronchet. Malgré l’exagération et la simplification des formes propre à ce bédéiste, le lecteur constate rapidement qu’il plonge dans une narration à la veine réaliste, racontant une histoire, un événement après l’autre, dans un enchaînement basique et très C’est comme ça. L’histoire repose uniquement sur deux personnages principaux, les époux Lemaire, avec très peu de seconds rôles, le patron monsieur Bolivar et l’ami Alain qui n’apparaît jamais dans une case, qui brille surtout par le fait qu’il ne réponde pas au téléphone. La mise en couleurs se situe dans un registre plutôt agréable et coloré : des jaunes clairs pour la belle luminosité du soleil, associés avec les verts de la végétation, et le bleu de l’ombre. Deux passages dérogent à cette palette : du rose pour des courses dans un supermarché, et une teinte ocre pour la visite chez le docteur Patrick Perrin. Enfin, l’auteur situe clairement son récit : dans la région de Saint-Agrève, une commune française de l’Ardèche, d’une population d’environ deux mille trois cents habitants.
Le lecteur accepte bien volontiers de faire le voyage avec Valérie et Régis : deux époux pas désagréables, ayant bien réussi leur vie. Lui est chef de vente dans les machines-outils, avec une proposition de promotion par son patron, littéralement en cours de route, pour prendre la tête du service prospection ; elle est responsable de communication dans un grand groupe pharmaceutique. Ils n’ont pas d’enfant et donc pas les responsabilités qui accompagnent cet état : ils peuvent jouir de la vie comme bon leur semble. Elle donne l’impression d’être une belle femme, simple avec son teeshirt à rayures bleues horizontales, une belle chevelure noire, un visage fin et doux, malgré son air discrètement résigné, regrettant on ne sait quoi. La silhouette de monsieur est plus solidement charpentée, un beau gaillard. Son visage présente des particularités graphiques fortes : un nez épaté, une bouche qui va d’un côté du visage à l’autre, avec des dents apparentes entre les lèvres, des yeux très écartés du nez, un menton aussi large que le front, une coiffure improbable avec une mèche d’un volume tout aussi peu probable. Le lecteur retrouve également la propension de l’artiste à donner des gros doigts boudinés à ses personnages, voire des bouts de doigt carrés. Des yeux qui ne tiennent pas tout à fait dans l’ovale du visage, des tout petits pieds, des nez trop allongés pour les hommes (le père de Valérie, le docteur Patrick Perrin, les deux policiers). Et pourtant ces libertés prises avec l’anatomie s’amalgament pour former un tout harmonieux, ou en tout cas cohérent et expressif.
L’artiste aborde les décors et les accessoires avec la même approche personnelle : hétéroclite si le lecteur s’essaye à considérer chaque élément d’une case un par un, très cohérente s’il absorbe l’ensemble de chaque case. Dans le dessin en pleine page d’ouverture, la voiture semble représentée de manière naïve, les maisons pas tout à fait assez détaillées, les arbres tracées à gros traits ; pour autant le lecteur ressent bien cette atmosphère particulière de route de campagne, la douce chaleur, une zone boisée. Dans les pages suivantes, la voiture ressemble encore plus à une petite voiture jouet pour enfant d’un modèle un peu grossier. Il n’y a pas de marquage au sol sur la chaussée. Pour autant, le lecteur éprouve bien l’impression d’être sur la route avec les clôtures de fil de fer barbelé et leurs piquets, les grandes étendues d’herbe, les arbres en bordure de route ou dans le lointain, le paysage vallonné, etc., puis les vaches. Il ne pense même pas à s’étonner de l’absence de fossé sur les bas-côtés. Lors des passages en zone urbaine, il identifie aussi bien les fermes en campagne, que les maisons en ville. Les rayonnages du supermarché présentent des formes grossières, et en même temps il se dit qu’il pourrait pousser son caddie dans ces allées pour choisir ses produits. Il en va de même pour la pharmacie. Le chapiteau de la fête américaine apparaît tout aussi plausible, avec les dizaines de voitures stationnées sur les pelouses. Le bord du lac comprend aussi bien des piqueniqueurs que des plagistes, ou encore des canoës à louer et des pédalos. L’artiste fait tout aussi fort quand Valérie et Régis s’arrêtent au bord de la route pour piqueniquer, avec des arbres représentés à l’aquarelle en fond, uniquement la forme globale l’arbre et des coups de pinceau en vert plus foncé pour le tronc et les branches principales.
Le lecteur suit donc ce couple dans une succession de scènes s’enchaînant de manière quasi enfantine, une situation chassant la précédente, au cours d’une unique journée. Valérie se désaltère avec la grenadine, ce qui provoque un événement fantastique, et toute la journée bien programmée de Régis déraille. Le voilà obligé de gérer une enfant, ce dont il n’a aucune expérience. Il ne sait comment faire face à ses envies, à ses facéties, à ses caprices. Ses obligations professionnelles s’en trouvent malmenées et impossibles à honorer. Les autres adultes le soupçonnent du pire en constatant qu’il ne sait pas s’occuper de cette enfant, qui ne doit donc pas être la sienne. Il ne parvient pas à établir une communication constructive avec elle, totalement à la merci de ses sautes d’humeur et de ses revirements. Par la force des choses, il ne peut que céder et essayer de la contenter de son mieux, en renonçant au déroulement de ce qu’il avait prévu avec des préparatifs rigoureux. Le lecteur peut prendre le récit au premier degré, comme un adulte se confrontant à l’entrain et à la fougue d’un enfant, ce qui l’oblige à se remettre en question, à renoncer à la voie toute tracée qu’il a lui-même bâtie. Il peut aussi envisager cette histoire comme un conte : voilà que Régis Lemaire est devenu un parent d’un instant à l’autre, et qu’il doit faire l’apprentissage express de la responsabilité d’une fillette, et dans le même temps renoncer à une vie planifiée, une route tracée d’avance, pour s’adapter à l’imprévu et l’apprécier.
D’un côté, la magie de la narration visuelle fonctionne à plein, les différentes idiosyncrasies et libertés avec une représentation académique formant un tout harmonieux, et générant des ressentis authentiques chez le lecteur. En outre, le déroulement linéaire du récit permet d’obtenir de plein gré, le surplus de suspension d’incrédulité consentie du lecteur. D’un autre côté, la linéarité et la tonalité prosaïque et premier degré peuvent déstabiliser le lecteur s’apparentant à de la fadeur ou du simplisme. L’intention apparaît progressivement, peut-être un peu trop simple, avec un potentiel de développement pas entièrement réalisé.