jeudi 4 juillet 2024

Fox, tome 6 : Jours corbeaux

Ceci pour assurer une bonne connexion avec les électrodes du casque.


Ce tome est le sixième d’une heptalogie, il fait suite à Fox T05 Le club des momies (1996). Sa première édition date de 1997. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Jean-François Charles pour les dessins, et Christian Crickx pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-huit pages de bandes dessinées. La série a bénéficié d’une réédition intégrale en deux tomes en 2005, puis en un tome en 2024.


Dans une cellule de prison, Jacobi, un Afro-américain écoute le résultat de son appel : son recours en grâce a été refusé, le Président a rejeté les conclusions de ses avocats. Maman Audrey attend. Il y a longtemps qu’elle ne s’est réchauffée au contact d’un humain. Et qu’il n’ait crainte ! Elle s’occupera bien de lui. Elle lui fera jaillir une pluie d’étincelles dans la tête et il se retrouvera aux pieds du Seigneur comme un petit enfant solitaire qui en a assez d’avoir peur et froid. Dans une chambre de motel, un Amérindien écoute son interlocuteur au téléphone qui lui donne rendez-vous dans deux jours, pour l’argent et le passeport. Hôtel du Loup Blanc. Chambre 354, seul et sans arme. Il raccroche sachant que c’est un piège, il doit prévenir Lucky. Il compose le numéro, mais personne ne décroche. Le téléphone sonne dans le vide dans une maison : Lucky gît dans une mare de sang au milieu de son salon, les sonneries continuant de retentir. Une voiture file sur la route alors que la neige tombe : le conducteur et le passager savent qu’ils doivent se dépêcher car le temps est compté. Ils ont les papiers : ils se trouvent dans la mallette, tout est en règle, Moe a fait du bon boulot. Dans une église, une femme âgée prie pour qu’ils réussissent, pour qu’ils sauvent son fils, avant demain à l’aube. Dans un bureau, trois agents ont du mal à contenir leur impatience : il reste encore quinze heures avant l’exécution.



Deux gros hélicoptères de l’armée survolent le mont Rushmore. Un soldat se tient prêt à tirer avec la mitrailleuse. Les autres sont assis avec leurs lunettes de vision nocturne déjà ajustées, et leur mitraillette à la main. Le capitaine demande au passager dont le visage est masqué par des bandages s’il n’a pas de problème avec sa voix. Son interlocuteur répond qu’il est prêt à faire son travail. Les hélicoptères entament leur descente vers une maison isolée. Dans la salle de la chaise électrique, un policier pénitentiaire explique à un nouveau, l’effet de la chaise sur le condamné. Puis il précise qu’elle est surnommée Audrey parce que la première personne à s’y être assise était une charmante dame du nom d’Audrey Palmer. L’instrument n’était pas encore prêt à l’époque : elle y est restée 17 minutes, un record. Les hélicoptères finissent leur descente, et le mitrailleur tire sur la maison, abritant un père, une mère et leurs deux enfants. Ailleurs un sénateur n’arrive pas à se concentrer sur un parcours de golf, inquiet du résultat de la mission. Les occupants de la maison ont réussi à en sortir, blessés, à monter dans leur voiture, et ils fuient. Pour esquiver les tirs, le conducteur braque soudainement, et la voiture dérape dans la neige, finissant dans une congère, à la merci des balles.


Après une histoire en un épisode pour le tome cinq se situant en Écosse, les auteurs réalisent un diptyque, se déroulant aux États-Unis, avec une séquence dans le Dakota du Sud, dans le massif des Black Hills. Une autre séquence impliquant l’Amérindien se situe dans un désert où poussent des cactus, donc plus au sud. En outre, le lecteur se souvient que la série se déroule dans les années 1950. Les auteurs racontent donc une nouvelle aventure, qui semble indépendante des précédentes, si ce n’est pour la présence de deux personnages récurrents, en plus du personnage principal. Un autre pays qui n’a rien à voir avec la France ou avec l’Égypte, et une forme narrative également différente. Le scénariste joue avec plusieurs fils narratifs, ne donnant pas les noms de tous les personnages, ni les lieux, ni les liens entre eux. Le lecteur se doute que ces connexions seront révélées progressivement.



Tout débute avec Jacobi qui sera exécuté à l’aube, par l’instrument d'application de la peine de mort par électrocution, la chaise électrique inventée en 1880, comme alternative à la pendaison. Elle occupe la première case de la première page, terrifiante avec ses montants en bois, et le casque d’électrodes. En planche quatre, un policier d’expérience explique à un nouveau, ce à quoi il doit s’attendre, ainsi que son mode de fonctionnement et sa fiabilité. Il évoque l’origine du surnom de la chaise : Audrey, il s’agirait du nom de la première personne à s’y être assise. Une petite vérification permet d’apprendre que la première exécution de ce type a été en fait appliquée à William Francis Kemmler (1860-1890) exécuté à Auburn dans l'État de New York. Dans la planche quinze, Jacobi subit l’explication des préparatifs assez humiliants pour l’exécution : fouille, inspection de tous les orifices, nez, bouche, oreilles, anus, afin de vérifier qu’il ne dissimule rien de métallique qui puisse entraver le déroulement de l’opération. Ensuite, coiffeur qui mettra la peau à nu sur une petite surface en haut du crâne, ceci pour assurer une bonne connexion avec les électrodes du casque. Le lecteur est impressionné par le professionnalisme du policier d’expérience : il suit les instructions avec rigueur, en sachant parfaitement ce qu’il va advenir.


Puis survient l’exécution elle-même en planche quatorze. Pour un peu, le lecteur pourrait croire à un hommage à Jugé coupable (True crime) de Clint Eastwood, à ceci près qu’il est sorti en 1999, soit deux ans après cet album. Dans sa remarque introductive, le scénariste indique qu’il rend hommage au réalisateur Robert Aldrich (1918-1983) et à l’écrivain Albert Isaac Bezzerides (1908-2007), auteur, entre autres du scénario du film Kiss me deadly (réalisé par Aldrich), adapté du roman En quatrième vitesse, de Mickey Spillane (1918-2006). Le lecteur peut effectivement reconnaître cette sensation de film noir dans la construction de l’intrigue qui laisse patauger le lecteur, l’incitant à assembler les pièces au fur et à mesure. Le deuxième fil directeur correspond aux circonstances qui ont conduit Jacobi sur la chaise électrique : le lecteur comprend qu’il s’agit d’un coup de grande ampleur. Il est question d’une forte somme d’argent planquée quelque part, d’une mallette dérobée, d’une élimination systématique des survivants par un groupe militaire, d’un ou plusieurs agents du FBI enquêtant sur l’affaire. Le lecteur finit même par se demander où est passé Allan Fox dans tout ça. L’avant dernière séquence permet de remettre de l’ordre dans les différentes situations, d’établir des connexions. Et la dernière vient lever le voile sur le véritable enjeu : la nature de ce qui a été dérobé, du contenu de cette mallette.



La narration visuelle donne vie à cet imbroglio, le faisant exister, le rendant concret. L’artiste montre une prison avec des murs massifs, des installations d’un autre âge, peu propices à l’épanouissement personnel des prisonniers, inhumaines dans le sens où tout est utilitaire sans confort, déshumanisé. Charles reste dans un registre descriptif, sans en rajouter dans la dramatisation, avec une mise en couleurs un peu sombre, restant la pénombre, accentuant la sensation de lieu conçu en dépit des ressentis de l’être humain. Entremêlées, les séquences consacrées au massacre de la famille du professeur Kurveil jouissent d’un plan de prise de vue qui accentue la soudaineté de l’attaque par hélicoptère, et le professionnalisme des membres du commando, implacables, totalement focalisés sur la mission, sans penser un seul moment qu’ils exterminent des êtres humains. Glaçant. La cavale de l’Amérindien fait voir d’autres paysages au lecteur, plus désertiques, des demeures isolées, avec un niveau de détails impressionnant dans les représentations. Et ce face à face mortel au milieu de cactus arborescents Saguaro. À chaque page, le lecteur constate que l’artiste a pris un grand plaisir à reconstituer ces environnements et les accessoires d’époque. Il peut ainsi être sensible au modèle de chaise électrique de marque Westinghouse, aux têtes monumentales du mont Rushmore, aux modèles de voitures, à une éolienne avec un réservoir d’eau en hauteur, à l’architecture du motel White Wolf, à l’aménagement du bureau de Ballaster (aussi bien les accessoires sur son bureau que le modèle de casiers métalliques), le bar Rosebud avec ses différents clients, les outils de l’atelier de Moe Larsen et son établi, ou encore l’urbanisme de la petite ville de Tree Point où réside la mère de Jacobi. Il relève aussi quelques marqueurs culturels comme une affiche pour la série de films Hopalong Cassidy, un poster de Betty Page, une cravate avec Betty Boop.


Après un tome en Écosse au goût étrange, les auteurs réalisent une dernière histoire en deux tomes qui apparaît tout de suite beaucoup plus inspirée, que ce soit par sa structure ou par ses thèmes, comme la peine capitale, ou la machination sophistiquée pour dérober un objet à l’importance stratégique. L’artiste est dans une forme éblouissante, tant pour les décors, que pour les prises de vue et les découpages, pour les personnages normaux ou extraordinaires (Aaaah ! le regard de braise d’Adrianna Puckett), que pour la représentation d’un Amérique devenue mythique. Le scénariste transpose avec élégance sa source d’inspiration (Aldrich & Bezzerides) pour un polar toxique et haletant. Un thriller de haute volée.



mercredi 3 juillet 2024

Éva

Malsain !… Sain !… Ce sont des notions subjectives !…


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 1985. L’histoire a fait l’objet d’une prépublication dans les numéros 72 à 78 du magazine (À suivre) en 1984. Elle a été réalisée par Didier Comès (1942-2013) pour le scénario et les dessins. Elle se développe sur soixante-dix-neuf pages en noir & blanc. La réédition de 2023 par Casterman comprend une introduction de trois pages, intitulée Éva ou l’éloge de la rupture, rédigée par Thierry Bellefroid, auteur d’une monographie sur ce bédéiste.


À l’étage d’une belle demeure à l’écart de tout, une belle femme, Éva est assise immobile dans sa chaise roulante, dans une belle robe noire avec un profond décolleté qui laisse voir le début de ses auréoles, des bas résille, des chaussures à talon, un beau collier, une longue boucle d’oreille à gauche. Elle observe son frère Yves silencieusement. Celui-ci est train de lire assis dans fauteuil confortable. À l’extérieur, une jeune femme approche à pied. Elle monte les quelques marches du perron et pousse la porte d’entrée : celle-ci est ouverte. Elle pénètre dans le hall, avec son grand escalier qui mène à l’étage. Elle appelle : Y a-t-il quelqu’un ? À l’étage, Éva indique à son frère qu’il s’agit d’une voix de fille et elle le traite d’imbécile, l’accusant d’avoir encore oublié de fermer la porte d’entrée. Il se lève lui disant de ne pas s’inquiéter : il va voir. Il sort de la bibliothèque et se penche par-dessus la rambarde. Voyant la silhouette de Neige, il lui demande ce qu’elle veut. Neige s’excuse, sa voiture vient de tomber en panne : pourrait-elle téléphoner à un garagiste ? Yves descend les marches et répond qu’elle ne trouvera pas de garagiste qui acceptera de se déplacer à cette heure. Il veut bien l’aider en l’hébergeant jusqu’à demain, mais il doit auparavant en référer à sa sœur jumelle. Il remonte les marches en ajoutant qu’elle vit avec lui, et elle est gravement handicapée, elle ne sait plus marcher.



De retour dans la bibliothèque, Yves suppose qu’Éva a entendu. Elle lui demande si Neige lui plaît. Il répond qu’il ne l’a pas bien vue, il fait sombre dans le hall, et puis cela ne l’intéresse pas. Il ajoute qu’ils ne peuvent pas laisser cette jeune femme toute seule dans la nuit. Elle répond qu’il fasse ce qu’il veut, mais s’il arrive quelque chose, il en sera responsable. Yves redescend au rez-de-chaussée et indique à Neige que sa sœur est d’accord. Il va lui montrer sa chambre. Une fois dans la chambre, il la prévient : l’appartement d’Éva se trouve à l’autre bout du couloir, elle doit éviter d’y aller car sa sœur déteste les intrus. Son caractère s’est aigri depuis son accident, aussi vaut-il mieux respecter son besoin de solitude. Un dernier conseil : elle se déplace en chaise roulante, si Neige la rencontre, elle doit se méfier car l’attitude d’Éva est parfois bizarre. Il sort, Neige referme la porte, se déshabille et se glisse nue dans les draps, pendant qu’à l’étage Yves déshabille sa sœur puis la serre dans ses bras.


L’œuvre de ce bédéiste est passé à la postérité pour Silence (1980), Belette (1983) et Éva. Dans l’introduction, Bellefroid indique que cette BD se démarque des précédentes dans la mesure où elle ne met pas en scène le milieu rural des Ardennes en particulier. L’intrigue s’avère linéaire et simple : un huis-clos dans une grande demeure dotée d’un grand terrain, entre trois individus Éva et Yves qui sont jumeaux, et Neige, une jolie jeune femme dont la voiture est tombée en panne. Le récit s’ouvre avec une planche muette dont la moitié supérieure se compose de deux bandes de quatre cases chacune, une suite de gros plans partant de la roue arrière de la chaise roulante pour remonter jusqu’au visage d’Éva. Le lecteur apprécie le noir et blanc, les contrastes afférents, le sens du cadrage et du plan de prise de vue. L’étrangère entre dans la maison dès la deuxième planche, et la tension est déjà palpable du fait des remarques décalées aux sous-entendus critiques de la femme handicapée, des réponses conciliantes de son frère, et de l’indépendance qui se devine chez Neige. L’artiste se focalise sur la représentation de quelques éléments structurants par case, avec une proportion significative de cases composées d’un gros plan sur le visage de l’interlocuteur en train de s’exprimer, et une représentation à la fois simplifiée et interprétative du visage, plutôt que réaliste.



Le lecteur observe ce huis-clos, pas trop étouffant : les personnages passent d’une pièce à une autre, Neige sort dans le parc dès le lendemain matin pour se promener, puis ressort avec le garagiste Monsieur Linou pour aller voir sa voiture, pour un jeu de séduction entre elle et Yves, dans des pages et des cases plus aérées, ou les zones blanches prédominent sur les noires. Pour autant, le lecteur ressent bien la sensation d’oppression de ce genre de récit. La superbe couverture de l’édition de 2023 met en avant la chaise roulante, les bas résille, le vernis des chaussures, tout en dissimulant le visage d’Éva. Les huit cases de la moitié supérieure de la première page s’attardent sur des détails en gros plan, d’un côté comme une forme de fétichisme, de l’autre laissant la charge au lecteur de se faire une image complète en prenant du recul. Neige perçoit la forme de la demeure en ombre chinoise de nuit, avec une contre-plongée qui la rend très imposante. Les aplats de noir occupent une surface plus importante que les blancs dans la majorité des cases, soit avec des zones franches, soit avec des contours biscornus, introduisant une sensation à la fois pesante, à la fois déstabilisante en fonction des contours plutôt ronds ou plutôt anguleux. En effet en tant directeur de la photographie, l’artiste pousse la composition des cases parfois jusqu’à occulter les éléments de décors en arrière-plan au profit d’aplats de noir géométriques, venant encadrer les personnes, ou occupant tout le fond de case pour une tête ressortant alors avec un effet sinistre, ou partageant le fond en deux zones la silhouette ou le visage des personnages étant alors comme présent pour partie dans l’obscurité pour partie dans la lumière.


En fonction de la séquence, du moment, l’artiste ajuste son niveau de représentation entre de nombreux détails ou une approche minimaliste. Par exemple lorsqu’Yves ouvre la porte de la chambre de Neige, le lecteur peut voir le lit, la fenêtre, un fauteuil, une commode avec un vase, deux tableaux, la lampe de chevet avec son abat-jour, une plante verte, tout ça dans une seule case. Lorsqu’elle ouvre la porte de la cuisine, il peut voir Yves debout avec la cafetière à la main, le carrelage sur le mur du plan de travail, les placards au mur, la cuisinière, des ustensiles de cuisine accrochés au mur, une corbeille de fruits, des pots, la table, des chaises, des verres, le beurrier, etc., tout ça également dans une seule case. Par opposition, quand Yves fait visiter son atelier à Neige, la première bande de quatre cases appartient au registre conceptuel, presqu’abstrait, avec uniquement des rectangles noirs, et des contours blancs. Durant cette séquence de huit pages, l’arrière-plan de chaque case ne comprend aucun élément représenté ou dessiné, uniquement des jeux de formes noires en rectangles, en trapèze, et de compléments en blancs. Cette mise en scène a pour effet de focaliser le regard du lecteur sur les visages, et de le faire s’interroger sur ce contient cet atelier, sur ce qu’il peut recéler, peut-être de dangereux. En tout cas, c’est préoccupant, voire inquiétant.



Le dispositif narratif s’avère simple : un homme, deux femmes, une tension palpable, pour partie sexuelle. La situation d’Éva peut évoquer celle de l’handicapé qui dépend d’un proche, en l’occurrence son frère, pour les gestes de tous les jours, limité en mobilité et ayant développé une capacité d’observation importante. Il peut aussi faire penser à Fenêtre sur cour (1963) d’Alfred Hitchcock (1899-1980), ou encore à Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (1962, What Ever Happened to Baby Jane?) de Robert Aldrich (1918-1983), avec Bette Davis (1908-1989) & Joan Crawford (1904-1977). En fonction de sa culture, le lecteur peut également identifier le visage caractéristique de Klaus Nomi (1944-1983), Marlene Dietrich (1901-1992) dans L’ange bleu (1930), de Josef von Sternberg (1894-1969). À un moment, Neige regarde la télévision et elle reconnaît Harpie (1979), court métrage réalisé par Raoul Servais (1928-2023). Une case utilise la vue depuis l’intérieur du canon d’un pistolet, typique du générique des films de James Bond. Comme l’écrit le préfacier : Il n’est pas nécessaire de connaître ces références pour apprécier la lecture. Il continue : Comès narre son récit à l’aide d’une grammaire très cinématographique, ce qui lui permet de rendre au cinéma tout ce que celui-ci lui a donné.


Selon sa sensibilité, le lecteur peut anticiper une partie des révélations du récit, l’auteur donnant assez d’indices pour comprendre ce qui se joue réellement entre Éva et Yves, ainsi que le déséquilibre introduit par Neige dans leur relation. Il relève la fluctuation des rapports de force, qui domine la situation quand, et il apprécie que Neige dispose d’un solide caractère qui évite qu’elle n’endosse le rôle de victime sans défense. Il comprend que les compétences d’Yves en matière d’automates servent l’intrigue, et il ressent qu’elles introduisent aussi une métaphore sur son rapport aux êtres humains, ainsi que sur les relations entre individus, certains en manipulant d’autres. En plus des thèmes cités dans l’introduction (gémellité, bisexualité, identité sexuelle, érotisme), les interactions saines ou malsaines (des notions subjectives comme le fait remarquer Yves à Neige) entre ces trois personnes jouent sur le déni de réalité, sur le désir de possession et de contrôle de l’autre, sur l’emprise.


Une jeune femme forcée par une panne de voiture, de passer la nuit sous le toit de jumeaux, dont une personne à mobilité réduite en fauteuil roulant. Une narration visuelle sophistiquée, avec des plans de prise de vue et de cadrages savamment composés, mettant à profit des classiques du cinéma. Une tension engendrée par un suspense psychologique. Une intrigue vénéneuse qui n’a rien perdu de sa toxicité.



mardi 2 juillet 2024

Chimère(s) 1887 T06 Nuit étoilée

Mon père n’était qu’une chimère…


Ce tome fait suite à Chimère(s) 1887 - Tome 05: L'Ami Oscar (2016). Son édition originale date de 2018. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Dame Morgil. Cette bande dessinée compte cinquante-et-une pages. C’est le dernier tome de cette hexalogie qu’il faut commencer par le premier tome.


Dans le port d’Amsterdam, il y a… il y a des navires qui arrivent de destinations lointaines. Parfois même de Panama. Oscar et Chimère avaient quitté la chaleur équatoriale pour les brumes de la mer du Nord. Ils débarquent sur le quai et il lui demande si elle se sent prête. Elle répond qu’elle a passé tant de nuits à rêver de le retrouver, maintenant qu’elle y est presque elle a peur. Elle se dit que peut-être qu’il n’avait pas le choix lorsqu’il les abandonnées, sa mère et elle. Il a quand même payé une belle somme pour son éducation pendant des années, même s’il ignorait que l’argent était détourné. Pourtant, elle a peur qu’il soit juste un lâche inconséquent. Ou qu’il soit idiot, méchant ou les deux. Oscar la rassure en lui faisant observer que Madame Gisèle l’a aimé à la folie : c’était forcément quelqu’un de bien. De toute façon, ils vont le savoir bientôt. Chimère dispose de l’adresse et ce n’est pas très compliqué de s’y faire conduire. Une fois devant la porte, c’est elle qui frappe. À la vieille femme qui ouvre, elle explique qu’elle s’appelle Chimère et qu’elle vient de Panama, enfin de Paris et elle lui tend un papier sur lequel est inscrit le nom de son père. La vieille femme répond que c’est la bonne adresse et que monsieur Théo y loue une chambre, mais il est parti pour Paris avant hier. Il ne leur reste plus qu’à prendre également le train pour Paris.



Arrivés sur place, Oscar et Chimère achètent le journal. La une est consacrée au scandale de Panama, la liquidation de la compagnie, des milliers d’épargnants ruinés, une information ouverte pour escroquerie. Elle se rend seule au cinquante-deux de la rue Lepic, alors que la tour Eiffel est presque terminée, deux ans après le début des travaux. Tout doit être prêt pour le 6 mai, date de l’ouverture de l’exposition universelle qui célèbrera le centenaire de la Révolution française. Chimère gravit les marches de l’escalier de l’immeuble jusqu’à l’étage où habite Théo. À sa surprise, une jeune femme enceinte répond à la sonnette et lui ouvre la porte. Chimère pénètre d’autorité à l’intérieur de l’appartement et Théo van Gogh rentre dans la pièce. Elle l’appelle papa, et il comprend qui elle est. Il lui dit qu’il s’est fait tellement de souci pour elle, il est passé chez ces gens, ces bourgeois décadents, il lui assure qu’il ne savait pas. Elle répond sèchement que c’est bien avant qu’il ne passe, qu’elle aurait eu besoin de lui, et Gisèle aussi. Elle constate et lui reproche qu’abandonner une mère et son enfant ne l’a pas empêché d’engrosser une autre femme, et lui demande s’il va leur refaire le même coup. Elle lui crache au visage qu’elle est une prostituée, et sort très en colère. Une fois qu’elle est partie, Théo explique à son épouse qui est Chimère.


La fin : c’est ce à quoi le lecteur s’attend, une forme de clôture et d’accomplissement pour le personnage principal, et aussi pour les personnages secondaires. Il découvre ainsi jusqu’où l’adolescente va dans la recherche de son père. Elle reste toujours aussi nature dans le ressenti de ses émotions, dans ces réactions, ce que montrent bien les dessins. En regardant cette demoiselle, le lecteur peut aussi voir qu’elle a mûri et qu’elle a pris une forme d’assurance : la fin du récit se déroule en 1890 et elle paraît avoir déjà une vingtaine d’années. Il voit comment Gisèle / Olympe essaye de trouver une manière de se rattraper un tant soit peu auprès de sa fille : elle reste fragile, en apparence hautaine pour le cacher, aimante à sa manière pour Chimère. Dans le tome précédent, Oscar avait gagné en assurance un peu, en prise d’initiative beaucoup. Il a pris l’allure d’un bel adolescent, avec une chevelure blonde épaisse et un brin rebelle, tout en perdant à deux ou trois reprises son assurance de façade, son visage montrant alors qu’il met son agressivité à profit pour agir et reprendre l’initiative dans un monde d’adultes trop imprévisible. Le lecteur se rend compte qu’il reconnaît du premier coup d’œil les personnages secondaires : les autres prostituées régulières de la Perle Pourpre qu’il aurait volontiers côtoyées plus, le dévoué Leonard sur qui il aurait bien aimé en savoir plus, la belle et manipulatrice Apollonie, Théo van Gogh et son frère, etc. Autant de personnages à l’identité visuelle bien établie et attachants.



Le lecteur s’attend également à l’aboutissement de l’intrigue principale et des secondaires. Il prend conscience que le récit est construit sur la fil directeur de l’objectif de Chimère de retrouver son père, indissolublement entremêlé avec la bonne marche du la maison close La Perle Pourpre, et le sort des personnes qui gravitent autour de l’adolescente. Il éprouve la sensation que le fil relatif à l’époque est passé en arrière-plan. Ferdinand de Lesseps (1805-1894) est évoqué à l’arrivée à Paris par le truchement de la une d’un journal. Toutefois le scandale de Panama ne passe pas au premier plan : dans les tomes précédents, il était question de l'émission des derniers emprunts de 1888. Ici le crieur de journaux parle de la liquidation de la Compagnie, et de l’ouverture d’une information pour escroquerie, puis le sujet n’est plus évoqué, pas plus que le sort de De Lesseps. En revanche, les auteurs montrent la tour Eiffel achevée, dans les temps. Chimère emmène les filles à l’Exposition universelle de 1889 : l’artiste représente une magnifique voiture hippomobile pour les emmener, la Galerie des Machines avec ces innovations techniques, le honteux village des colonies sauvages avec ses autochtones exposés comme des animaux. Puis vient le moment de monter dans la tour Eiffel, le dessinateur prenant grand plaisir à jouer avec l’assemblage des poutrelles métalliques.


La narration visuelle présente d’autres qualités que la reconstitution d’une époque. Chimère voyage beaucoup dans ce tome et le lecteur se régale des nombreux endroits que le dessinateur l’emmène visiter. Le port d’Amsterdam pour commencer, puis un voyage en train vers Paris, un appartement parisien bourgeois, la chambre de Gisèle, l’arrière-cour de la Perle Pourpre avec une belle charrette, l’atelier de Louis Aimé Augustin Le Prince (1841-1890, un des pionniers du cinéma), le bureau de Chimère, une belle vue du ciel de Paris avec le petit-palais au premier plan et la tour Eiffel en arrière-plan, Saint-Rémy-de-Provence et la maison de santé de Saint-Paul de Mausole, la Seine gelée à Paris. Une autre qualité ravit le lecteur : la mise en scène, en particulier celle des scènes d’action. La première a lieu quand Apollonie se fait courser dans les étages de la tour Eiffel par Oscar : une belle mise à profit de ce décor. La seconde prend la forme d’une fuite en traîneau tiré par des chiens sur la Seine gelée : l’artiste exagère discrètement les effets de mouvement, ce qui rend l’action plus vivante, sans rien perdre de sa dimension tragique, formidable. La dernière se déroule en une page dans un champ de blés dorés : une tension dramatique remarquable, et la résolution inattendue du mystère entourant la mort du grand peintre.



Arrivé au terme de ce dernier tome, le lecteur se trouve mieux à même de considérer les différents thèmes charriés par l’intrigue. Le premier réside dans le portrait d’une fillette devenue adolescente, et accablée par la vie. Or il l’a accompagnée tout le long des six tomes et il a pu apprécier ses défauts, ainsi que sa détermination à (presque) toute épreuve, son refus d’être une victime, sa volonté de retrouver son père alimentée par le traumatisme des circonstances de sa naissance, ses erreurs, sa faillibilité la menant à une addiction, son sens inné de la stratégie que lui envierait tous les adultes, et même son sens des affaires, sa témérité jusqu’à l’inconscience propre à son âge, une forme de révolte, et une empathie sélective pour ceux qui l’ont soutenue émotionnellement. Avec le recul, le lecteur prend la mesure de la complexité du personnage, de son épaisseur, des différentes facettes de sa personnalité formant un tout cohérent, y compris dans des décisions ou des attitudes qui peuvent, en surface, sembler contradictoires. Un personnage qu’il n’est pas près d’oublier. Le monde dans lequel elle évolue est présenté comme étant également complexe : les enjeux économiques et financiers du canal de Panama, le projet à long terme de l’Exposition universelle de 1889 symbolisé par la construction progressive de la tour Eiffel. Cette société est également décrite comme étant impitoyable et singulièrement dépourvue d’empathie et de gentillesse : les adolescentes prostituées, la police qui maintient l’ordre sans le remettre en cause, un tueur en série lâché sur le monde, la loi du plus fort, la corruption, le chantage, etc. Les actes de charité sont inexistants, et ceux de gentillesse sont rares. Incidemment, le lecteur comprend que Vincent van Gogh ait succombé à la folie pour pouvoir créer de si belles choses dans une telle société. Ce qui n’empêche pas la scène finale de laisser entrevoir la possibilité d’un avenir meilleur.


Un dernier tome qui conclut de manière satisfaisante la série : des séquences visuellement mémorables emmenant le lecteur dans de nombreux endroits bien reconstitués, des environnements riches et variés, plusieurs séquences frappantes, et l’aboutissement des différents fils narratifs. Un peu déstabilisé au départ par les caractéristiques des dessins tout public, le lecteur a fini par apprécier la vitalité qu’ils expriment, en cohérence avec celle de Chimère, un personnage aussi attachant que complexe.



lundi 1 juillet 2024

Le chant des Asturies (2)

Cette histoire de Révolution, c’est mauvais pour le commerce.


Ce tome fait suite à Le Chant des Asturies (1) (2015) qu’il faut avoir lu avant. Sa première édition en version originale, date de 2017. Il a été réalisé par Alfonso Zapico pour le récit et les dessins, la traduction a été réalisée par Charlotte le Guen. Son édition en français date de 2023. Il comprend deux cent quarante-six pages de bande dessinée, en noir & blanc avec des nuances de gris. Il se termine avec un dossier de six pages : images d’un passé industriel et révolutionnaire, c’est-à-dire des photographies des ruines d’Oviedo après le passage des mineurs, les mines de Pozo Polio à Mieres, la construction d’un chevalement, la cathédrale d’Oviedo (des statues arrachées et couchées sur le sol), une équipe de mineurs devant l’entrée de la mine de l’Entregu, le chevalement de la mine Pozu Espinos et l’entrée de la mine de Grupo Mariana à Mieres, un groupe de mineurs, des femmes et enfants des houillères, des gardes d’assaut en plein combat sur la plage de Gijón, un autre groupe de mineurs.


Les rebelles de l’UHP (Unios Hermanos Proletarios) ont réquisitionné des véhicules, et armés ils se dirigent vers la ville d’Oviedo. À bord d’une voiture, Apolonio discute avec sa fille Isolina :il est fâché contre Tristán Valdivia qu’il a invité sous son toit, sans savoir qu’il était le fils du marquis Amadeo Valdivia. Il n’en veut pas à sa fille, mais s’il revoit ce Tristán, il le tuera. Pendant ce temps, le marquis et son fils arrivent aux portes d’Oviedo : ils doivent s’arrêter pour un contrôle de sécurité à un barrage de police. Amadeo Valdivia se fait connaître, et le policier l’autorise à passer. Ils pénètrent en ville et le marquis constate : pas d’explosions, ni de tirs, on n’entend rien. Il continue : Y a-t-il quelque chose qui fait plus peur qu’une ville silencieuse. Ils arrivent devant l’immeuble dans lequel il est propriétaire d’un appartement. Il indique à son fils qu’il n’a pas pris d’argent, ni d’actions, mais il a les clés de l’appartement de la capitale, cela fait des années qu’il n’est pas venu. Il continue : la mère de Tristán aimait beaucoup cette maison, lui il la déteste, la maison et toute cette ville. Il ne sait pas pourquoi.


Amadeo Valdivia s’assoit et il téléphone au gouverneur. Il veut savoir ce qu’il peut bien se passer. Le gouverneur répond que oui, dans les bassins miniers il y a eu des émeutes, mais ce sont des foyers isolés. Il est ravi que le marquis soit en sécurité, et il espère régler cela bientôt. Il n’y a pas à s’inquiéter, la Garde civile prendra le contrôle de la situation. Toutefois alors qu’il prononce ces paroles rassurantes, un militaire vient lui apporter les dernières nouvelles : la caserne de Mieres est tombée, au moins quarante morts, ils ont détruit le siège du syndicat catholique à Aller, la communication avec la caserne de Moreda est perdue, il n’y a pas non plus de nouvelles du poste de Carborana. Et ça continue : les casernes de Laviana et El Entrego ont sauté, toutes les communications sont perdues. Le gouverneur se reprend et termine la conversation avec le marquis en indiquant que la police et la Garde civile sont en alerte, il n’y a pas de quoi se préoccuper.


Les mineurs de la vallée de Montecorvo de Camino se sont armés et se dirigent vers Oviedo, la capitale de la région. Qu’il connaisse l’histoire de cette révolution ou non, le lecteur sait ou se doute que le temps des affrontements armés est venu. Pages douze et treize, il voit des hommes à terre, des soldats morts, la preuve visible des premiers morts, même s’ils restent anonymes, comme des personnes couchées par terre. Page seize, il en va autrement : un rebelle atteint un soldat en pleine tête, ce mort reste anonyme. S’en suivent des échanges de coups de feu en pleine rue, vus d’assez loin. Page vingt-sept, un mineur tire à bout portant sur la tête d’un soldat qui s’est rendu, de dos : l’horreur mortelle devient plus concrète. Page deux-cent-trente-quatre, un des personnages principaux est abattu par un tireur d’élite, et sa tête éclate. Ce dessin en pleine page achève de rendre la mort dans ces affrontements, très concrète et très personnelle. Ce sont des êtres humains qui meurent, qui s’entretuent, d’un côté pour faire la révolution, de l’autre pour défendre l’ordre établi. Entre temps, d’autres échanges de coups de feu ont eu lieu, des tirs au canon, un lancer de grenade, etc. D’autres scènes sont tout autant accablantes : l’exécution d’un curé à qui les rebelles ont fait creuser sa propre tombe et qui sait pertinemment quel sera son sort, ou encore un corbeau qui énuclée un cadavre à terre.



Comme pour le premier tome, le lecteur peut ressentir une forme d’appréhension à se plonger dans un contexte historique dont il ne connaît pas grand-chose, et qui risque d’être chargé en informations. Toutefois dès les premières pages, il retrouve les caractéristiques de narration : des dessins lisibles au premier coup d’œil, des personnages aux traits simplifiés et un peu exagérés, des informations données par les dialogues de manière fluide, une lecture agréable, jamais pesante. Comme dans le premier tome, l’artiste réalise sa reconstitution historique sans en avoir l’air. Le premier dessin occupe une double page, et le lecteur peut voir trois véhicules d’époque, un paysage typique de la région avec une maison, son jardin potager, les arbres et les prés, et même une vache en ombre chinoise. Tout au long de ce deuxième tome, le lecteur apprécie de découvrir les bâtiments de la ville Oviedo : immeubles bourgeois, restaurant de quartier, usine d’armes, prison, bâtiment du Conseil de gouvernement de la Principauté des Asturies, la cathédrale San Salvador, le théâtre détruit par un incendie, etc. Dans une séquence hors Oviedo, le lecteur peut voir le bâtiment abritant le ministère de la Guerre, où Francisco Franco Bahamonde (1892-1975) a rendez-vous avec le ministre.


De la même manière, le lecteur peut être sensible aux détails figurant dans une case ou dans une autre : le style des meubles dans l’appartement du marquis de Montecorvo, un modèle de lampe de bureau, le téléphone mural avec un cornet à porter à l’oreille, l’uniforme des gardes civiles, l’aube du prêtre, la nappe à carreaux du restaurant, la forme du micro du journaliste radio, le fauteuil roulant de la grand-mère Florencia, le porte-voix métallique, la poupée et le landau de la petite fille Margarita, etc. Page six, il voit un exemple plus marqué de la manière dont l’artiste peut jouer avec les proportions quand les deux voitures de la case du bas semblent un peu trop grandes par rapport au bâtiment au premier plan à gauche dans cette image. Cet usage peut également se retrouver dans quelques expressions de visage de manière sporadique. S’il y prête attention, il constate que l’artiste utilise des mises en pages diversifiées : un dessin en double page pour commencer, des travelling avant jusqu’à un gros plan sur un visage, un personnage en pied sur un fond blanc pour faire ressortir sa fragilité ou son incongruité, des gouttières noires au lieu d’être blanche pour signifier un moment horrible ou une scène qui se déroule la nuit, des pages sans dialogue ni texte d’aucune sorte, des découpages en trois bandes de trois cases, ou deux bandes de deux cases, ou trois cases de la largeur de la page, quelques dessins en pleine page, une discussion de nuit entre deux soldats représentés uniquement en ombre chinoise, une statuette de la vierge jetée par la fenêtre et représentée à six moments de la chute sur une page banche sans bordure, etc. Page cent-dix, Isolina est accoudée au balcon regardant le vide et répondant à la page suivante avec Tristán accoudé à un autre balcon ailleurs dans la ville regardant également dans le vide. Page deux-cent-douze et deux-cent-treize, un oiseau vient se poser sur la rambarde à côté de Tristán regardant dans le vide, évoquant une scène du tome un, où lui et Isolda contemplent un oiseau s’envolant librement.



La révolution est en marche : d’un côté les mineurs qui se soulèvent et qui marchent armés vers la capitale de la province, de l’autre les policiers et les militaires qui doivent rétablir l’ordre, au milieu des civils malmenés dans leur quotidien. L’auteur ne fait aucun angélisme, ni ne pare les uns ou les autres de romantisme. Les révoltés ont récupéré des armes à feu qu’ils utilisent pour détruire et pour tuer, dernier et seul recours pour faire entendre leur voix, leurs revendications, leur souffrance d’individus exploités. Les forces de l’ordre répondent en conséquence, et contre-attaquent pour mater les fauteurs de trouble. Le scénariste fait dire à certains des premiers qu’ils ne savent pas trop ce qu’il adviendra après la destrution, étant partis pour combattre, mais sans plan établi. Il met en scène les limites d’une gouvernance par différents comités d’autant de syndicats. Lors d’une discussion nocturne entre deux révoltés, il met en lumière leur attachement et leur préférence pour leur vallée, pour leur village, pour leur pâté de maison, pour leur famille très proche, à chaque fois en indiquant que ceux en dehors de ce périmètre de plus en plus restreint ne méritent ni leur amitié, ni leur confiance, c’est-à-dire en les excluant. Côté ordre établi, les individus armés de montrent tout aussi sans pitié, tuant ceux qu’ils considèrent des ennemis, sans s’interroger sur les causes de la révolte. Les combats sont montrés comme étant meurtriers, sans pitié, tuant des êtres humains. Le scénariste n’oublie pas le rôle des femmes, qu’elles soient armées et combattantes comme Isolda, ou resté à effectuer les tâches à la ferme. Il évoque aussi ceux qui préfèrent se mettre au vert en attendant que ça passe, pour revenir après en toute sécurité.


Le lecteur s’attend peut-être à suivre une série d’affrontements, menant à la prise de lieux stratégiques, à la mise à bas des institutions, et à leur remplacement par des comités ou organes révolutionnaires. Il peut alors se trouver déstabilisé de découvrir que la majeure partie de ce tome comprend des échanges dans des situations inattendues. Côté rebelle : Apolonio et Isolina réquisitionnent et occupent un appartement bourgeois où logent toujours Elvira, son père Pompilio et sa grand-mère Florencia, sa fille Margarita, discutant avec de leurs actions révolutionnaires, mais aussi du quotidien. Ce qui aboutit à un contraste saisissant entre la vie des familles de mineurs et celles de ces petits bourgeois. De l’autre côté, Amadeo Valdivia et son fils Tristán échangent avec le gouverneur de province, dépassé par les événements, les subissant pendant que les gradés militaires gèrent la situation au moins pire. Par la finesse de la narration, il apparaît que la conscience de Tristán Valdivia, exalté par une idée de la justice sociale, ne lui permet pas de rester du côté des nantis. De son côté, Apolonio fait le constat de ce qu’il a à perdre par la révolution, et remet en cause son action préférant rentrer chez lui.


C’est bien beau de partir faire la révolution, et tout à fait compréhensible comme ultime recours contre une oppression systémique (l’exploitation capitaliste) : le temps est venu d’en faire l’expérience concrète. L’auteur montre cette expérience pragmatique : la lutte armée des révoltés s’exerçant contre les structures en place, la défense de l’ordre par la police et l’armée. La narration visuelle s’avère facile à lire tout en étant très consistante et diversifiée, faisant œuvre de reconstitution historique, montrant des êtres humains pris dans ces combats armés, ainsi que les rencontres entre des individus que la structure de la société n’aurait jamais fait se rencontrer normalement.