mercredi 31 juillet 2024

Sortie de route

Régis, j’ai passé une super journée avec toi !


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de tout autre. Son édition originale date de 2017. Il a été réalisé par Didier Tronchet pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il comprend quatre-vingts pages de bande dessinée.


Quelque part en Ardèche, les époux Lemaire sont montés en voiture, en partance pour leurs vacances. Régis Lemaire conduit et il est en train de répondre au téléphone à un client. Il explique à son prospect que leurs tarifs incluent toutes les taxes. Il continue tout en conduisant : Ce qui n’exclut pas une remise clientèle en cas de commande groupée de matériel forestier ou travaux publics. Il précise qu’il sera à l’heure pour la démonstration, il est en route, il sera là dans dix minutes sur le chantier à la sortie de Mont-Regard. Pendant ce temps-là, son épouse Valérie regarde par la fenêtre mi lassée, mi résignée. Son mari raccroche et lui assure qu’après, ils seront en vacances ! Il continue : il va quitter sa cravate et sa veste de croque-mort. Et hop, il enfilera sa chemise de vacances, avec les palmiers, car les palmiers ça fait vacances, c’est la femme de ménage qui la lui a rapportée de Gambie. Et ensuite, il la rassure : tout est bien organisé, elle le connaît. Il a les réservations de tous les hôtels pour chaque nuit, avec les adresses et les téléphones, il a tout mis dans la pochette jaune. Il doit y avoir aussi tous les papiers d’identité, assurances et permis de conduire. Il lui demande si elle a bien pris la pochette jaune. Elle réfléchit et lui répond que non. Il s’en trouve tout dépité : il a passé des heures à tout préparer, elle ne respecte pas son travail. Elle le reprend : son travail, mais elle croyait qu’ils étaient en vacances.



Valérie change de conversation et demande à s’arrêter car elle a soif. Il répond que non : ils roulent, ils roulent. Toutefois il a prévu quelques rafraîchissements dans la glacière, où est-elle d’ailleurs la glacière ? Son épouse répond qu’elle doit être avec la pochette jaune. Qu’importe, on ne le prend pas au dépourvu : il a un plan B. Là, dans la boîte à gants : il y a une bouteille avec une paille. Il lui indique que c’est de la grenadine. Elle lui répond qu’elle sait ce que c’est que de la grenadine, il ne faut pas la prendre pour une idiote. Il se reprend : d’accord, mais elle n’en a pas bu depuis combien de temps ? Depuis l’enfance, non ? Pour lui, la grenadine, c’est comme la madeleine de Proust, un parfum d’hier. Il a l’impression que quand on boit de la grenadine, on retourne immédiatement à l’enfance. Il s’interrompt brusquement et regarde à côté de lui sur le siège passager. Il fait un écart de route vers la gauche, redresse trop brutalement vers la droite, et va légèrement heurter le talus sur le côté. Il s’arrête. Il descend de voiture, et il fait quelques pas devant. Il revient et va ouvrir la portière côté passager. Il demande à la passagère qui elle est. Une jeune demoiselle, d’une dizaine d’années, lui répond que c’est elle, Valérie. Régis Lemaire éprouve toutes les peines du monde à comprendre.


L’auteur a commencé sa carrière dans le début des années 1980, époque à laquelle il a lancé des séries comme Raymond Calbuth, Les damnés de la terre, puis Jean-Claude Tergal. Le lecteur appréciant son œuvre s’intéresse tout naturellement à un nouvel album, la couverture intrigante (un homme sous l’influence d’une femme), avec des caractéristiques graphiques, comme une mise en couleurs expressionnistes, une utilisation narquoise d’un plan en contreplongée pour accentuer la dramatisation, et une façon très particulière de représenter les visages pour l’homme. Pas de doute, c’est du Tronchet. Malgré l’exagération et la simplification des formes propre à ce bédéiste, le lecteur constate rapidement qu’il plonge dans une narration à la veine réaliste, racontant une histoire, un événement après l’autre, dans un enchaînement basique et très C’est comme ça. L’histoire repose uniquement sur deux personnages principaux, les époux Lemaire, avec très peu de seconds rôles, le patron monsieur Bolivar et l’ami Alain qui n’apparaît jamais dans une case, qui brille surtout par le fait qu’il ne réponde pas au téléphone. La mise en couleurs se situe dans un registre plutôt agréable et coloré : des jaunes clairs pour la belle luminosité du soleil, associés avec les verts de la végétation, et le bleu de l’ombre. Deux passages dérogent à cette palette : du rose pour des courses dans un supermarché, et une teinte ocre pour la visite chez le docteur Patrick Perrin. Enfin, l’auteur situe clairement son récit : dans la région de Saint-Agrève, une commune française de l’Ardèche, d’une population d’environ deux mille trois cents habitants.



Le lecteur accepte bien volontiers de faire le voyage avec Valérie et Régis : deux époux pas désagréables, ayant bien réussi leur vie. Lui est chef de vente dans les machines-outils, avec une proposition de promotion par son patron, littéralement en cours de route, pour prendre la tête du service prospection ; elle est responsable de communication dans un grand groupe pharmaceutique. Ils n’ont pas d’enfant et donc pas les responsabilités qui accompagnent cet état : ils peuvent jouir de la vie comme bon leur semble. Elle donne l’impression d’être une belle femme, simple avec son teeshirt à rayures bleues horizontales, une belle chevelure noire, un visage fin et doux, malgré son air discrètement résigné, regrettant on ne sait quoi. La silhouette de monsieur est plus solidement charpentée, un beau gaillard. Son visage présente des particularités graphiques fortes : un nez épaté, une bouche qui va d’un côté du visage à l’autre, avec des dents apparentes entre les lèvres, des yeux très écartés du nez, un menton aussi large que le front, une coiffure improbable avec une mèche d’un volume tout aussi peu probable. Le lecteur retrouve également la propension de l’artiste à donner des gros doigts boudinés à ses personnages, voire des bouts de doigt carrés. Des yeux qui ne tiennent pas tout à fait dans l’ovale du visage, des tout petits pieds, des nez trop allongés pour les hommes (le père de Valérie, le docteur Patrick Perrin, les deux policiers). Et pourtant ces libertés prises avec l’anatomie s’amalgament pour former un tout harmonieux, ou en tout cas cohérent et expressif.


L’artiste aborde les décors et les accessoires avec la même approche personnelle : hétéroclite si le lecteur s’essaye à considérer chaque élément d’une case un par un, très cohérente s’il absorbe l’ensemble de chaque case. Dans le dessin en pleine page d’ouverture, la voiture semble représentée de manière naïve, les maisons pas tout à fait assez détaillées, les arbres tracées à gros traits ; pour autant le lecteur ressent bien cette atmosphère particulière de route de campagne, la douce chaleur, une zone boisée. Dans les pages suivantes, la voiture ressemble encore plus à une petite voiture jouet pour enfant d’un modèle un peu grossier. Il n’y a pas de marquage au sol sur la chaussée. Pour autant, le lecteur éprouve bien l’impression d’être sur la route avec les clôtures de fil de fer barbelé et leurs piquets, les grandes étendues d’herbe, les arbres en bordure de route ou dans le lointain, le paysage vallonné, etc., puis les vaches. Il ne pense même pas à s’étonner de l’absence de fossé sur les bas-côtés. Lors des passages en zone urbaine, il identifie aussi bien les fermes en campagne, que les maisons en ville. Les rayonnages du supermarché présentent des formes grossières, et en même temps il se dit qu’il pourrait pousser son caddie dans ces allées pour choisir ses produits. Il en va de même pour la pharmacie. Le chapiteau de la fête américaine apparaît tout aussi plausible, avec les dizaines de voitures stationnées sur les pelouses. Le bord du lac comprend aussi bien des piqueniqueurs que des plagistes, ou encore des canoës à louer et des pédalos. L’artiste fait tout aussi fort quand Valérie et Régis s’arrêtent au bord de la route pour piqueniquer, avec des arbres représentés à l’aquarelle en fond, uniquement la forme globale l’arbre et des coups de pinceau en vert plus foncé pour le tronc et les branches principales.



Le lecteur suit donc ce couple dans une succession de scènes s’enchaînant de manière quasi enfantine, une situation chassant la précédente, au cours d’une unique journée. Valérie se désaltère avec la grenadine, ce qui provoque un événement fantastique, et toute la journée bien programmée de Régis déraille. Le voilà obligé de gérer une enfant, ce dont il n’a aucune expérience. Il ne sait comment faire face à ses envies, à ses facéties, à ses caprices. Ses obligations professionnelles s’en trouvent malmenées et impossibles à honorer. Les autres adultes le soupçonnent du pire en constatant qu’il ne sait pas s’occuper de cette enfant, qui ne doit donc pas être la sienne. Il ne parvient pas à établir une communication constructive avec elle, totalement à la merci de ses sautes d’humeur et de ses revirements. Par la force des choses, il ne peut que céder et essayer de la contenter de son mieux, en renonçant au déroulement de ce qu’il avait prévu avec des préparatifs rigoureux. Le lecteur peut prendre le récit au premier degré, comme un adulte se confrontant à l’entrain et à la fougue d’un enfant, ce qui l’oblige à se remettre en question, à renoncer à la voie toute tracée qu’il a lui-même bâtie. Il peut aussi envisager cette histoire comme un conte : voilà que Régis Lemaire est devenu un parent d’un instant à l’autre, et qu’il doit faire l’apprentissage express de la responsabilité d’une fillette, et dans le même temps renoncer à une vie planifiée, une route tracée d’avance, pour s’adapter à l’imprévu et l’apprécier.


D’un côté, la magie de la narration visuelle fonctionne à plein, les différentes idiosyncrasies et libertés avec une représentation académique formant un tout harmonieux, et générant des ressentis authentiques chez le lecteur. En outre, le déroulement linéaire du récit permet d’obtenir de plein gré, le surplus de suspension d’incrédulité consentie du lecteur. D’un autre côté, la linéarité et la tonalité prosaïque et premier degré peuvent déstabiliser le lecteur s’apparentant à de la fadeur ou du simplisme. L’intention apparaît progressivement, peut-être un peu trop simple, avec un potentiel de développement pas entièrement réalisé.



mardi 30 juillet 2024

Lefranc T35 Bombes H sur Almeria

Des étrangers ordonnent aux Espagnols de quitter leurs propriétés ?


Ce tome fait suite à Lefranc T34 - La Route de Los Angeles (2023) par François Corteggiani (1953-2022) et Christophe Alvès. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario & Régric (Frédéric Legrain) pour les dessins, et Bruno Wesel pour les couleurs, d’après un personnage créé en 1952, par Jacques Martin (1921-2010) dans l’aventure La grande menace. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. C’est le sixième album réalisé par ce duo d’auteurs.


Paris, par une froide soirée de janvier 1963, un inspecteur rend visite à Guy Lefranc pour lui rendre compte de ce qu’il a trouvé. Il a pu parler à Marcel Sicot, qui est un copain de régiment. Et les autorités espagnoles n’ont rien à refuser au secrétaire général d’Interpol. Le policier continue : Sicot a encoyé un de ses hommes en poste à Madrid consulter les archives. Celles-ci ont confirmé qu’Antoine Lefranc, l’oncle de Guy, a combattu dans les rangs des Brigades internationales entre 1937 et 1938. Mais contrairement à ce que pensait la famille de Guy, il n’est pas mort au cours de la bataille de l’Èbre en juillet 1938 : il a simplement été blessé au cours des combats. Guy indique que cela confirme les informations données par Ernest Hemingway il y a quatre ans à Cuba. L’écrivain lui avait affirmé que son oncle avait été exfiltré de la zone des combats par une certaine Inès de la Cerna, une militante anarchiste. Il demande au policier ce qu’il sait d’elle. Son interlocuteur répond que d’après Interpol elle habite à Mojácar, un minuscule village de la province d’Almeria. Il complète son propos : le registre civil de Mojácar indique qu’un citoyen français du nom d’Antoine Lefranc a été enterré dans la commune en avril 1946. Le rapport de police précise qu’il s’agit d’une mort naturelle. Il n’en sait pas plus. Lefranc décide que sa prochaine destination de vacances sera l’Espagne pour aller interroger cette dame.



Trois mois plus tard, Lefranc profite de quelques jours de vacances pour se rendre en Espagne. Après avoir rejoint Madrid, il a pris le train jusqu’à Carthagène, puis un autobus qui dessert les villages côtiers. Après des heures d’un pénible voyage, l’autocar s’arrête enfin sur la place principale de Garrucha, un petit port de la province d’Almeria. Les voyageurs descendent, et un jeune homme prénommé Lucas vient accueillir Soledad qui lui a ramené un livre en cadeau : Pour qui sonne le glas, d’Ernest Hemingway. Mais Roberto Manzanedo vient les interrompre en intimant à son fils de filer donner un coup de main aux gars de l’équipage car le chalutier l’Alcazar doit sortir demain. Puis il se tourne vers la jeune femme en lui disant d’un ton comminatoire, d’arrêter de tourner autour de son fils, en lui agitant agressivement l’index sous le nez. Il rejoint son fils et jette le livre à terre ; ils s’éloignent. Guy Lefranc ramasse le roman, et il cherche des yeux la passagère qui l’a offert à son ami. Mais elle a disparu. Le 51e groupe de bombardiers de l‘aviation stratégique est basé sur l’aérodrome Seymour Johnson à Goldsboro, en Caroline du Nord.


Depuis le tome vingt-cinq de la série, le lecteur sait qu’il y a une alternance d’équipe créatrice entre François Corteggiani & Christophe Alvès, et la présente équipe dont les pages ont tendance à être plus denses. En effet, ce tome n’échappe pas à la règle avec huit à dix cases par page et parfois des phylactères copieux, mais qui laissent quand même de la place au dessin dans la case. L’artiste respecte à la lettre la forme de la narration de la série telle qu’établie par Jacques Martin : des dessins descriptifs minutieux et détaillés, montrant concrètement les environnements et les accessoires. Il en découle une reconstitution historique très solide et très fouillée, grâce à la finesse du trait. Il respecte le principe d’un découpage de planche en trois ou quatre bandes composées de cases strictement rectangulaires. Les phylactères et les cartouches de texte se calquent eux aussi sur une forme rectangulaire, en reprenant à l’identique la police de caractère des premiers albums, en minuscule. Le lecteur habitué de la série guette également les différents véhicules : un vieux modèle d’autocar espagnol avec une galerie sur le toit pour commencer, puis un petit camion à plateau, et bien remisés dans un garage une Seat 1400 B, ainsi qu’une Chevrolet Deluxe cabriolet de 1941. Le dessinateur représente également avec soin les différents modèles d’avions militaires comme un bombardier B-52 Stratofortress et un avion ravitailleur Boeing KC-135 Stratotanker.



Tout du long de l’album, à chaque page, le lecteur prend le temps d’observer ce qui est montré : les aménagements intérieurs, les paysages, et les activités humaines. Cela commence avec une demi-douzaine de cases dans l’appartement du héros : tapis, fauteuils, canapé, miroir dans l’entrée, et trois quatre bouteilles d’alcool pour servir un verre à son invité. Une fois arrivé en Espagne, Lefranc va manger dans un restaurant, avec le rideau de lamelles de plastique colorées pour entrer et les verres sous le comptoir sans oublier le modèle des chaises. Ainsi de lieu en lieu, la curiosité du lecteur est tenue en éveil par les meubles, les accessoires de la maison d’Inès de la Cerna et sa terrasse, son garage avec les deux voitures susmentionnées, sa résidence secondaire au bord de la mer, le cabinet du docteur Manuel Campos, l’intérieur d’une tente militaire, ou encore le bureau de Lefranc à Paris. Le lecteur est tout aussi attentif aux paysages en extérieur : la zone désertique traversée par le car, la base militaire aérienne de Seymour Johnson à Goldsboro, en Caroline du Nord, le port de pêche à Garrucho, la propriété d’Inès de la Cerna vue de l’extérieur, la propriété de Roberto Manzanedo, les routes de l’arrière-pays, et bien sûr la côte d’Almeria. Et ce n’est pas tout : l’artiste montre également l’activité de pêche à bord du petit chalutier, la manœuvre de ravitaillement en vol du bombardier, la vie dans le camp militaire américain, les investigations pour rechercher la bombe H égarée, les militaires en tenue de protection contre les radiations pour aller examiner une des bombes tombées à terre.


Le lecteur ressent la qualité de la mise en scène et des prises de vue à l’absence de pesanteur malgré la densité des informations visuelles et la présence de nombreux phylactères. L’artiste prend soin de représenter les arrière-plans dans toutes les cases, d’établir de vrais plans de prise de vue pour les séquences de dialogue, au cours desquelles le lecteur peut voir les occupations auxquelles se livrent les interlocuteurs, à l’opposé d’une enfilade de gros plans ou très gros plans en alternance de champ et contrechamp. Le découpage s’adapte à la nature de la séquence : plus spectaculaire lors de l’accident d’avion, tout aussi rigoureux quand un personnage se retrouve impliqué contre son gré dans l’utilisation criminelle de la bombe qui a échappé aux militaires, tendu et sec lors de la course-poursuite de voitures dans les petites routes jusqu’à l’accident. Le scénariste peut s’appuyer sur la solidité de la narration visuelle pour raconter son histoire, l’ancrer dans un réalisme concret et fiable, la rendre dynamique dans chaque passage, et capable de rendre tout plausible, que ce soient les discussions un peu chargées, ou les moments plombés d’inquiétude.



En découvrant l’intrigue, le lecteur peut se dire que le scénariste y est allé un peu fort : un vol de bombe thermonucléaire par un autochtone mécontent. En fonction de son âge ou de ses centres d’intérêt, il peut n’avoir jamais entendu parler de l’accident nucléaire de Palomares, survenu le dix-sept janvier 1966 : une collision entre un Boeing C-52G du Strategic Air Command et un KC-135 Stratotanker de l’U.S. Air Force lors d’un ravitaillement en vol. L’auteur utilise ce drame avec une réelle habileté, créant un suspense autour de la récupération de la quatrième bombe H sur laquelle un individu mal intentionné a réussi à mettre la main. À la rigueur, le lecteur peut sentir une petite obligation d’ajout de suspension d’incrédulité consentie pour la facilité avec laquelle le marin-pêcheur la récupère, comparé à la réalité des quatre-vingt-neuf jours qu’il a fallu à l’armée américaine en mobilisant trois mille hommes et trente-huit vaisseaux de l’U.S. Navy. Par ailleurs, le scénariste ne dispose pas de la place nécessaire pour développer plus avant les conséquences écologiques de cette catastrophe. En parallèle, Guy Lefranc mène l’enquête sur le sort réel de son oncle. Dans un premier temps, le lecteur éprouve la sensation que l’auteur estimait que le fil consacré à la bombe H ne fournissait pas assez de matière pour un album complet, ce qui l’a conduit à l’entremêler à une autre intrigue qui revient sporadiquement au premier plan quand les personnages en ont le temps. Il s’avère que cette intrigue en parallèle se nourrit de faits d’histoire comme les Brigades internationales, la guerre civile en Espagne ou encore l’organisation politique espagnole dénommée la Phalange, la république espagnole vaincue. Dans le dernier tiers de l’histoire, le lecteur prendre conscience que ces deux fils narratifs sont reliés par plus que l‘implication de Guy Lefranc : ils sont des répercussions de l’Histoire de l’Espagne. Le scénariste parvient même à caser une référence à deux autres albums : Lefranc T25 Cuba libre (2014) en évoquant la rencontre entre Lefrance et Ernest Hemingway (1899-1961), et à Lefranc T29 La Stratégie du Chaos (2018) par le biais de l’apparition de la journaliste Janet Jear.


Un album d’une maîtrise impressionnante : le scénariste fonde son récit sur des faits réels à peine croyables, avec une intelligence remarquable entre réalité historique et intrigue spécifique à la série. Le dessinateur réalise une narration visuelle respectant la lettre et l’esprit de Jacques Martin, créateur de la série. Les deux créateurs se complémentent harmonieusement, rendant fluide une narration pourtant très dense, un accomplissement remarquable. Tout en respectant le principe d’une bande dessinée tout public avec un héros à la personnalité transparente, les auteurs créent un récit prenant, parlant également aux adultes, car ils savent évoquer la complexité des faits historiques et leurs répercussions au long terme. Magistral.



lundi 29 juillet 2024

Le Chant des Asturies (4)

Pour les enfants, on fait ce qu’on a à faire.


Ce tome est le dernier d’une tétralogie, il fait suite à Le Chant des Asturies (3) (2019) qu’il faut avoir lu avant. Sa première édition en version originale, date de 2023. Il a été réalisé par Alfonso Zapico pour le récit et les dessins, la traduction a été réalisée par Charlotte le Guen. Son édition en français date de 2024. Il comprend deux cent trente-quatre pages de bande dessinée, en noir & blanc avec des nuances de gris.


Quelque part dans les montagnes dans la région de Montecorvo, en période hivernale, un groupe de quatre rebelles avancent sur un chemin entre les champs : ils voient Jorobín s’avancer vers eux. Le paysan les informe que don Dimas, un marchand de bétails, est au bar du village, il joue aux cartes avec un de ses hommes de confiance, un tueur qui s’appelle Isacio. Il leur conseille de faire attention à lui. Le matin même, Isacio a vendu de nombreuses vaches à la foire, il a sur lui quinze milles pesetas. Jorobín est sûr de lui. Les camarades lui donnent de l’argent pour le remercier de cette information : le paysan ajoute que le fermier et son garde du corps seront ronds comme des queues de pelle. Les quatre rebelles se disputent : certains contents de l’aubaine, d’autres qui aurait préféré aller abattre du charbon dans la mine. Ils continuent leur chemin, ayant décidé de s’en tenir au plan initial. Arrivés devant le bar et avant d’y entrer, ils se concertent une ultime fois : ils entrent, le meneur prend la parole sans tourner autour du pot, et dans dix minutes ils seront en train de remonter dans la montagne, il n’y a pas à être nerveux. À l’intérieur, le marchand joue aux cartes avec son homme de confiance et deux militaires. Ils discutent sur des toreros. Les quatre rebelles s’installent au comptoir et demandent un verre de vin chacun. Un militaire les interpelle et le meneur répond qu’ils sont des commerciaux qui ne font que passer.



Le militaire retourne à sa partie et prévient son collègue en chuchotant, lui demandant de prendre son fusil. Puis il renverse la table pour que le marchand se protège derrière et la fusillade se déclenche soudainement. Les militaires tombent sous les balles, ainsi que le garde du corps, un rebelle gît au sol, mort. Les trois autres repartent avec l’argent et remontent dans la montagne. Dans la caserne Conde Duque à Madrid, le juge informe que le conseil de guerre reprend sa séance, contre les gardes qui ont participé à la révolte du cinq octobre. Il donne la parole au procureur. Celui-ci se lance : dans un instant, il présentera les preuves qui accusent l’un des meneurs de la révolution manquée. Des preuves qui l’obligent à réclamer une condamnation exemplaire pour un officier de la Garde d’Assaut : le lieutenant Maximo Moreno. Tel que les membres du jury peuvent le voir, arborant ses médailles, le lieutenant a conspiré contre la République et a organisé les milices socialistes de Madrid. Il est interrompu par l’avocat de la défense. Mais le juge lui redonne la parole pour qu’il continue. Le lieutenant Moreno a été associé depuis 1938 au recrutement et à la formation des Jeunesses Socialistes.


Dernier tome, et tout est déjà joué : la Révolution a échoué, les rebelles sont traqués, jugés, emprisonnés, exécutés, l’ordre établi revient en force. S’il dispose de connaissances sur cette période historique dans cette région du monde, le lecteur a déjà anticipé le fond de ce quatrième tome. En effet, comme dans le précédent, l’auteur s’attache aux rebelles fuyards, aux militants jugés, aux êtres humains dont les convictions n’ont pas permis de changer l’état du monde, qui se retrouvent au mieux à revenir à leur servitude antérieure, ou au pire humiliés, exterminés. Le bilan s’avère déprimant, pour tout le monde. Le lecteur retrouve exactement ce qui fait la saveur des trois tomes précédents. Une narration visuelle privilégiant la spontanéité de formes pas toujours affinées, avec quelques dialogues d’exposition appuyés, et même des têtes avec un texte explicatif à côté, quand le petit marquis présente les individus s’étant réfugiés dans la montagne et avec qui il partage des hébergements de fortune. Le temps est venu pour les uns et les autres d’accepter ou de se résigner à l’échec cuisant de la Révolution, à un retour à la normalité de l’exploitation capitaliste à laquelle ils n’ont pas échappé, voire encore plus humiliante par le fait qu’ils sont à la merci de patrons pouvant leur interdire l’accès à tout emploi dans la région. Les idéaux n’ont pas suffi pour faire triompher une simple justice sociale.



Comme dans le tome précédent, l’auteur fait en sorte d’exposer plusieurs points de vue, en mettant en scène des situations vécues par des individus dans des positions sociales très différentes. L’empathie du lecteur est tout acquise pour les ouvriers et les prolétaires qui se sont révoltés contre une exploitation capitaliste crasse. Cela le place dans une position un peu déséquilibrée où il ressent l’injustice de les voir punis pour leurs actions, tout en se souvenant bien des visuels dans lesquels ils tiraient sur l’armée, ils tuaient des êtres humains remplissant leur fonction de soldat, ou bien même ils exécutaient froidement des individus sans défense comme un curé. La première séquence montre les rebelles réfugiés dans la montagne, abattre froidement un riche marchand et des soldats, pour dépouiller le premier, avec des dessins un peu bruts de décoffrage qui pourraient presque en devenir comiques, à ceci près que le lecteur ressent bien que ces hommes soient aux abois, acculés. Il se rend compte que l’auteur lui fait retourner sa veste, puisque dans la deuxième séquence, le lecteur prend fait et cause pour un lieutenant de l’armée régulière en uniforme, jugé pour trahison, un quadragénaire vaguement bedonnant. Puis il grimace en voyant les deux parties d’une foule lors de l’inauguration de la statue consacrée au défunt marquis de Montecorvo del Camino : d’un côté les prolétaires qui sont contraints d’accepter cet hommage à cet homme qui incarne l’exploitation capitaliste, de l’autre ceux qui sont déjà en train de discuter comment relancer les affaires après son décès, dans les deux cas aucun sentiment pour le défunt, que des réactions au symbole qu’il représente. Par sa mise en scène et sa direction d’acteurs, le dessinateur sait faire croire à la réalité des uns des autres : trois femmes se retrouvant à vivre ensemble dans un village et accueillant un orphelin puis un autre, des prolétaires qui ne se connaissaient pas obligés de vivre ensemble à la dure, un jeune homme discutant football avec son bourreau sur l’échafaud, un brigadier seul face à un groupe de mineurs en grève, etc.


Comme dans les tomes précédents, l’art de conteur du bédéiste fait voyager le lecteur dans des endroits variés : les montagnes, des villages, des habitations isolées, un tribunal, la place d’un village, un stade de football, une prison pour hommes, un train, une plage, une mine de charbon, un monastère abandonné, etc. Chaque lieu est rendu concret et unique par des détails bien choisis et authentiques. Il sait mettre en scène et rendre plausibles des moments inoubliables : cette fusillade dans une auberge, Tristán Valdivia racontant des histoires aux rebelles à la viellée, un enfant mangeant enfin à sa faim, un médecin contraint et forcé par une femme en colère à examiner un enfant, la colère silencieuse d’une foule suite à une exécution capitale en public, une fusillade entre rebelles et soldats sur une plage, une femme d’une soixantaine d’années recevant des fuyards chez elle, leur servant le café et leur demandant la raison pour laquelle ils ont fait la révolution. Que ce soient des personnages qu’il a suivi depuis le début, ou des inconnus, le lecteur ressent une réelle empathie pour eux, s’inquiétant de leur sort, indigné ou révolté par l’injustice qu’ils subissent, certains jusqu’à la mort.



En fonction de ses attentes, le lecteur peut ressentir de l’étonnement à ce que l’auteur passe de la grève générale à la Révolution insurrectionnelle, puis à la débande, sans montrer l’éphémère République socialiste asturienne, proclamée dans la ville d’Oviedo. Le propos de la bande dessinée réside ailleurs : dans ce qu’il advient de ceux qui ont fait cette Révolution. Pour autant, le récit continue de mettre en scène la réalité historique et le sort de ces rebelles. De séquence en séquence, le lecteur relève plusieurs situations : à commencer par participer à l’animation des Jeunesses Socialistes qui constitue un élément de preuve de la culpabilité d’un lieutenant accusé. L’inauguration de la statue commémorative du marquis célèbre l’oppresseur capitaliste : le lecteur y voit le fait que l’Histoire est écrite par les vainqueurs, ainsi qu’une humiliation cruelle de ceux qui se sont révoltés. L’exécution des meneurs revient à punir les responsables, mais aussi réduire à néant la révolte qu’ils portaient en eux et à servir d’exemple pour ceux qui seraient tentés d’essayer à leur tour. Le jeune condamné à la peine capitale évoque son espoir passé de jouer au football en professionnel : ce qu’il redoute par-dessus tout c’est qu’on se méprenne sur son équipe favorite, une métaphore de l’instrumentalisation mensongère de son engagement politique. Etc.


Le lecteur constate que l’auteur ne s’arrête pas à montrer comment la répression poursuit son œuvre, légitimée par le retour à l’ordre établi et voulant exterminer tous les rebelles. Alors qu’une nouvelle grève éclate, un brigadier se retrouve à aller parlementer seul face au meneur des grévistes. Ce dernier lui fait observer que pour l’instant, c’est les militaires qui commandent. Mais si les grévistes discutent entre eux, peut-être qu’ils remettront le bazar comme en octobre. Peut-être que cette nuit le brigadier va aller se coucher au Cercle Catholique et demain matin il se réveillera dans une commune socialiste. Et s’il s’enfuit à la capitale, en deux jours ils le retrouveront et ils lui règleront son compte. Plus tard une dame d’une soixante d’années demande à Apolonio pourquoi ils l’ont fait la révolution. Le mineur lui répond qu’il a une fille qui s’appelle Isolina. Il ne sait pas de quelle façon ce qu’il a fait pourra servir à sa fille, mais… Quelque chose dans sa tête lui disait qu’il doit le faire pour sa gamine. Personne ne savait exactement ce qu’ils allaient faire, pas même le bon Dieu. Tout mettre sens dessus dessous, virer le patron, dynamiter la cathédrale. Ils ont embarqué des gens avec eux, des gens qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais croisés dans sa vie. Ce qu’il veut, c’est que sa fille ait un avenir. Qu’elle ne subisse pas tout ce qu’il a dû subir. Pour les enfants, on fait ce qu’on a à faire. Elle ne le mérite pas sa fille, de mener la vie misérable que sa mère et lui ont vécu. Une belle profession de foi.


Comment tout cela peut-il finir ? L’Histoire a déjà répondu à cette question, et l’auteur s’y tient. Sa narration visuelle conserve toutes ses qualités : une apparence de spontanéité, un sens impressionnant du bon dosage d’informations visuelles, et du choix le plus pertinent, des êtres humains plausibles et touchants, des moments inoubliables. Le choix narratif est de se focaliser sur les rebelles, d’origines différentes, avec des situations différentes, allant de fuyard à prisonnier, et de montrer comment la société établie panse ses plaies et les réduit à néant, perpétrant ainsi l’injustice sociale. Le lecteur redoute de découvrir comment tout cela peut finir pour Apolonio, sa fille Isolina et Tristán Valdivia. D’un côté le retour à la normale est accablant, de l’autre ces individus ont agi comme leurs convictions les incitaient. Un personnage indique qu’il a vécu comme il avait envie, ou comme on l’a laissé, ça dépend de comment on voit les choses.



jeudi 25 juillet 2024

Les cinq vies de Lee Miller

Je ne peux pas fourrer mon pied dans une pantoufle de vair.


Ce tome contient une biographie de Lee Miller (1907-1977), modèle, photographe, reporter, égérie du surréalisme. La première édition date de 2013 pour la version originale en italien, et de 2024 pour la version française. Il a été réalisé par Eleonora Antonioni pour le scénario et les dessins, et traduits par Laurent Lombard. Il comprend cent-cinquante-et-une pages de bande dessinée. Il se termine avec la présentation succincte de six des hommes de la vie de Lee (Theodore Miller, Man Ray, Erik Miller, Aziz Eloui Bey, David E. Scherman, Roland Penrose), et un lexique de toutes les autres personnes citées, chacune présentée avec ses dates de naissance et de mort, et un court paragraphe d’une phrase, au nombre de trente-cinq de George Antheil (1900-1959, pianiste, compositeur, écrivain) à Elizabeth Audrey Whithers (1905-2001, journaliste). Le tome s’achève avec une bibliographie minimale, des pages web intéressantes et des recherches iconographiques.


En 1928, l’atelier de Neysa McMein, à New York, Elizabeth Miller, vingt-et-un ans, rejoint une tablée qui l’accueille avec les honneurs. Un homme fait observer qu’il paraît que les hommes se souviennent toujours des blondes. Une jeune femme fait remarquer que le visage de Lee est l’un des plus connus des revues de M. Condé Nast. Un autre note qu’il lui manque juste un joli pseudonyme pour se lancer. Elle répond : Lee Miller. Enfance et adolescence. Originaire de Pennsylvanie, déterminé, curieux et tenance, Theodore Miller a fait carrière dans le domaine technique jusqu’à devenir directeur des établissements De Laval à Poughkeepsie dans l’état de New York. Productrice d’équipements pour traire et traiter le lait, De Laval était la plus grande et la plus importante entreprise de Poughkeepsie. Lors de son précédent emploi à Utica, Theodore fit la connaissance d’une jeune infirmière : Florence Mac Donald. Les fiançailles furent longues, car il ne voulait pas se marier avant d’avoir trouvé une stabilité financière et professionnelle. C’est donc après son recrutement chez De Laval que le couple se marie et que Florence s’installe à Poughkeepsie.



Florence Mac Donald, la jeune épouse, attire d’emblée l’attention des Daughters of the American Revolution qui l’invitent à faire partie de leur prestigieuse association patriotique. Invitation aussitôt retirée lorsqu’elles découvrent les origines canadiennes de Florence. En tout cas, cette anecdote n’empêche pas Florence de devenir une parfaite dame de la haute bourgeoisie comme l’exige la mode de l’époque. Outre sa passion pour la technologie, Theodore cultive un grand intérêt pour les arts, jusqu’à en faire un élément central de la vie familiale. Féru de photographie qu’il se plait à pratiquer en dilettante, il a recours à son épouse Florence comme modèle parmi ses sujets préférés, les nus féminins, selon lui, l’une des plus hautes expressions de l’art. Bien vite, Theodore et Florence ont des enfants : John naît en 1905, Ellizabeth en 1907, Erik en 1910. La petite et toute blonde Elizabeth, appelée Lili, conquiert Theodore au premier regard devenant, sans qu’il s’en cache trop, sa préférée.


Peut-être que le lecteur a une vague conscience de l’existence de Lee Miller et de ses œuvres, ou qu’il n’en a jamais entendu parler : cette bande dessinée constitue l’occasion d’en apprendre plus sur elle. De fait, l’autrice réalise une biographie chronologique, à l’exception de la scène d’introduction. Elle raconte les différentes phases de la vie de cette femme, en cinq chapitres : Enfance et adolescence d’Elizabeth Miller, Surréalisme, Nuage, Barbelés, Coupure. En fonction de sa familiarité avec ladite biographie, le lecteur peut parfois se retrouver décontenancé. Par exemple, le récit montre bien les rencontres entre Lee Miller et différents artistes de l’époque comme Man Ray (Emmanuel Radnitsky, 1890-1976) ou Pablo Picasso (1881-1973), sans pour autant la mettre en scène comme étant l’égérie du surréalisme. Pour autant, il retrouve bien sa carrière de modèle, puis son apprentissage de la photographie et ses fréquentations avec les surréalistes, son engagement comme photographe de guerre, et sa carrière d’autrice de recettes culinaires. La personnalité de la narration visuelle apparaît tout de suite : des traits encrés très fins et solides, un noir & blanc rehaussé de jaune, la plupart du temps en une seule nuance, parfois deux. Une approche réaliste avec un degré de simplification allant vers l’élégance, avec un sens très sûr de la gestion de densité d’information par case, soit un luxe de détails, ou une focalisation sur les personnages en train de parler, ou des effets de texture.



L’autrice insère son personnage dans le contexte historique à la fois par les événements évoqués, à la fois par les dessins. D’une certaine manière, le lecteur peut interpréter les caractéristiques graphiques comme une touche féminine délicate et élégante ; d’un autre côté, cela n’obère en rien l’investissement de la dessinatrice dans les représentations. La séquence introductive montre des jeunes gens de la haute bourgeoisie, bien habillés à l’occasion d’un rendez-vous mondain. Le lecteur remarque de suite l’attention portée aux tenues vestimentaires que ce soit la coupe des costumes pour les messieurs, ou les différentes robes avec leurs accessoires pour ces dames, y compris les bibis et les colliers. La présentation de Theodore Miller s’effectue par un dessin le représentant assis sur une chaise : belle veste avec un motif jaune, une paire de bottines à bouton. La présentation de Florence Mac Donald se déroule en deux temps : d’abord en robe simple avec tablier (et un petit chapeau), puis en robe habillée avec un chapeau plus sophistiqué et plus décoratif. L’artiste fait preuve du même degré d’implication tout du long de l’ouvrage pour les tenues vestimentaires : les habits plus simples des enfants, les robes de soirée ou pour faire la fête, les manteaux, les accessoires divers et variés, les uniformes militaires, jusqu’à la robe noire et simple avec tablier dans laquelle Lee Miller reçoit le journaliste à Farley’s Farm, à Chiddingly, Muddles Green, dans la dernière période de sa vie.


De la même manière, la reconstitution historique se trouve dans chaque lieu, chaque environnement. Les lampes avec leur abat-jour dans l’atelier de Neysa McMein, les meubles et les pots de fleurs chez les Miller, le modèle du landau, les différentes voitures, les évocations d’œuvres artistiques de l’époque (dont celles de Man Ray et de Picasso), l’appartement d’Adolf Hitler à Berlin, et bien d’autres encore. Progressivement, le lecteur prend conscience que la bédéiste utilise de nombreuses possibilités offertes par la bande dessinée : case avec bordure ou sans, éléments de décor devenant une ornementation pour les autres cases, cases en trapèze ou en losange pour accentuer un mouvement, cases de la hauteur ou de la largeur de la page, dessins en pleine page, cases en insert, carte de la région pour accompagner les voyages de la photographe, etc. Elle joue également avec les phylactères et la typographie : écriture blanche sur fond noir, titres en barbelés quand Miller accompagne l’armée libératrice vers l’Est, etc. Si dans un premier temps, les personnages peuvent apparaître un peu simplifiés, en particulier pour les traits de visage, le lecteur se rend vite compte que la direction d’acteurs et les expressions de visage relèvent d’adultes aux émotions complexes, certains silences ou certaines pauses fugaces attestant de l’impact d’une situation ou d’un constat.



Le lecteur mesure mieux les choix de l’autrice lorsqu’un médecin indique que : Elizabeth Lee a contracté une méchante maladie vénérienne, et que malheureusement le traitement sera long, que les parents devront surtout essayer de lui faire surmonter le traumatisme psychologique. Les deux pages suivantes montrent que la fillette se sent sale en permanence, puis elle se montre insupportable dans les différents établissements scolaires où elle est inscrite. En allant chercher plus d’informations, il apparaît qu’il s’agit d’un viol perpétré sur la fillette alors qu’elle avait sept ans, une façon déconcertante de présenter un tel crime et ses conséquences dévastatrices. Pour autant, lorsque Lee Miller accompagne l’armée américaine à Torgau, puis Dachau, puis Berlin, toute l’horreur de la guerre impacte de plein fouet la jeune femme. Le lecteur en déduit que cette biographie est racontée avec le point de vue de Lee Miller, en fonction de ce qu’elle ressent et de ce qu’elle peut exprimer, sa façon de se représenter le monde à chaque moment de sa vie. Il constate alors que l’autrice montre l’impact des événements, des expériences, des découvertes, de la manière dont l’artiste le ressent. Au fur et à mesure, le lecteur découvre la vie de cette femme, ou plutôt ses vies, de modèle pour photographes, à photographe de mode elle-même, photoreporter de guerre, autrice de recettes. En fonction de ses centres d’intérêt, il aurait pu souhaiter que telle ou telle facette de sa vie soit plus développée, tout en ayant conscience que cette biographie regorge d’informations et de moments sortant de l’ordinaire, qu’elle est riche et dense.


Réaliser une biographie constitue un exercice compliqué entre hagiographie et enfilade aride de faits avérés. Celle-ci combine les éléments factuels avec la vision que Lee Miller a pu en avoir au moment de leur survenance dans le contexte de sa vie, et dans celui historique. L’autrice se livre à une reconstitution extraordinaire de références et de détails pertinents et opportuns, en sachant montrer l’environnement correspondant. Le lecteur accompagne une jeune femme séduisante et libérée, menant sa vie comme elle l’entend, connectée au monde, réussissant aussi bien une carrière de modèle que de photoreporter de guerre (jusque dans la baignoire d’Hitler), tout en en faisant l’expérience de son point de vue, moments de plaisir comme traumatismes. Une réussite exemplaire.



mercredi 24 juillet 2024

Tu n'as rien à craindre de moi

On manque de représentations de nos vies complexes.


Ce tome est le premier d’un diptyque, avec Fin de la parenthèse (2016). Sa première édition date également de 2016. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario et les dessins, et par Brigitte Findakly pour les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix pages de bande dessinée.


Seabearstein a invité du monde à dîner, des amis et des amies. Avec son voisin de table, il évoque la présence de la mort. Il n’est pas juste question de la mort du père : c’est une année où des êtres de son âge sont morts ou devenus malades. Il a revu le générique de son dernier film : déjà cinq morts depuis le tournage. Il fait le gros dos. Il ne veut pas que ça le transforme. Il souhaite se réveiller autant joyeux qu’avant. Sa compagne Mireilledarc passe dans la pièce, avec sa longue robe dénudant son dos jusqu’à la base de ses fesses. Son voisin répond de ne pas se plaindre à Seabearstein. Ce dernier n’a pas eu à faire une analyse de selles. Il explique : on donne un sachet et s’il suit le mode d’emploi ça se colle sur la lunette des toilettes et on est censé déféquer proprement dedans, puis refermer le paquet comme une enveloppe postale. Sauf que ça ne marche pas aussi bien que sur la notice. À titre personnel, il a fermé à clé la salle de bains et il a résolu de faire dans le seau de plage de sa fille. Ensuite, il a tout expédié pour analyses. Il termine en faisant observer que Seabearstein n’a pas fait ça, alors qu’il ne se plaigne pas. Il se tourne vers une personne qui amène la soupe de pavot : c’est l’heure de la soupe rouge.



Mireilledarc se joint à leur conversation : elle souhaite savoir de quoi ils parlent. Le convive répond qu’il disait que la vie mérite qu’on poursuive ses respirations, car il y a encore des vodkas à découvrir. Elle lui demande s’ils font vraiment la différence. Il reconnaît que la vodka a mauvaise réputation, soi-disant qu’elle ferait se dresser les poils des bras. En réalité, ça se boit comme de l’eau. Seabearstein continue : en l’état actuel de leurs observations, la plus intéressante est dans ce flacon noir pommelé d’un grand D, et serti d’un énorme diamant en plastique. Cette bouteille est le seul endroit où il offrirait un bijou toc à sa compagne. Lui et elle se lèvent de table et passent au salon. Il lui fait observer que ce soir elle n’est pas tellement cernée par les Juifs. Il y a juste sa copine à lui Natte, et lui. Tout le reste du régiment est russe, lithuanien, tatar. Mais c’est la Russie à l’envers. Il s’explique : ici la Lithuanie commande, et le Russe ou le Polac se font discrets. Ils ont raison. Il lui demande si elle aime ici, en l’appelant Lorelei von Darc. Elle répond qu’elle aime tout avec lui. Elle lui demande si la vieille dame le drague. Il répond que oui, et que c’est sa seule concurrente à elle. La vieille dame et Mireilledarc se mettent à l’écart sur les marches du perron pour papoter. La dame âgée indique qu’elle a les meilleurs parents du monde. Aucun d’eux n’est revenu d’Auschwitz. Ça donne une imagination folle. Elle ajoute qu’elle n’est pas orpheline. Elle attend que ses parents reviennent. Ses filles ont soixante ans et elles ne comprennent pas non plus.


C’est du Joann Sfar, donc ça intéresse le lecteur qui l’apprécie, et d’autres intrigués par les éléments mis en avant sur la quatrième de couverture : C’est l’histoire des meilleurs moments de l’amour ; et aussi : Une variation libre, brillante et enlevée sur le binôme éternel que forment la création artistique et l’amour. Comme souvent, ce créateur semble écrire au fil de l’eau, sous l’inspiration du moment, avec des dessins spontanés, et même une graphie très lâche pour les phylactères. Sans préambule, le lecteur se retrouve à table avec le narrateur (au nom bizarre), à discuter de la mort, de connaissances, puis d’un examen médical scatologique, puis des origines des invités, puis de parents morts en camp de concentration et d’extermination, puis du prépuce d’un homme circoncis, puis des vacances de Seabearstein et Mireilledarc avant, du fait que la vie est précieuse, presqu’une confidence entre les deux amants sur le lit. Chaque personnage, chaque élément de décor est détouré d’un trait fin et tremblotant, comme s’il était mal assuré. Cela permet à l’artiste de jouer avec les proportions anatomiques : mains trop petites, bras trop effilés et trop longs, nez proéminent au-delà du possible pour le personnage principal, yeux de biche pour elle, coiffure montée en choucroute pour la vieille dame, décors mouvant dans les arrière-plans, avec un degré de précision très fluctuant, palette de couleurs entre réalisme et impressionnisme.



Le lecteur se laisse porter par le flux légèrement indolent de la narration, une suite de scénettes au cours desquels les personnages expriment un vague malaise existentiel, quelques convictions, effectuent quelques constats pénétrants. Le récit se focalise sur les deux personnages principaux : un peintre et une modèle, ainsi que leur amour. Leur relation semble aller de soi, sans crise, sans jalousie, sans conflit, avec un peu de possessivité de la part de monsieur, et une touche élégante de cruauté badine pour madame. Seabearstein (quel nom bizarre à la connotation intentionnellement juive, peut-être une variation sur la prononciation de cyber-stein) doit réaliser une série de toiles sur le thème de L’origine du monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), en se basant sur l’anatomie de sa compagne qu’il a surnommée Mireilledarc (en un seul mot et en hommage à l’actrice). D’une certaine manière, le récit se déroule sans conflit dans ce couple. En revanche, il règne une tension sexuelle du début jusqu’à la fin. Le lecteur considère le personnage principal comme un ami dont il serait le confident de certaines facettes de son intimité, en particulier sa relation avec sa compagne. Il voit un homme d’une trentaine d’année, peut-être tout juste la quarantaine, solidement charpenté, attentif et observateur, attentionné et amoureux de Mireilledarc, accaparé par son art, traversé de quelques questions sur son art et la manière de l’exercer. Il porte bien, souvent bien habillé, pratiquement toujours avec une chemise, affublé de grands yeux et d’un nez encore plus grand. Il est roux, ce qui n’empêche pas le lecteur de voir en lui un avatar de l’auteur, pas une projection littérale, plutôt un autre lui-même, ce qu’il aurait pu être dans un milieu parisien.


Le lecteur se rend compte que Mireilledarc rayonne d’une personnalité propre : elle ne peut pas être réduite à la chose du peintre. Outre le fait qu’elle n’accède pas à toutes les demandes du peintre, certaines de ses réflexions l’énoncent clairement. Dès la page quatorze, elle se fait la réflexion dans son for intérieur qu’elle aime bien le regarder à la dérobée, quand il l’attend. Elle continue : Elle le fait attendre tout le temps, elle ne sait pas pourquoi, il n’y a qu’avec lui qu’elle est tout le temps en retard. En page trente-neuf, elle étudie en petite tenue sur le lit et lui, tout nu, la regarde. Elle lui dit qu’elle a constaté qu’il bande, et que non, elle refuse de se sentir responsable de son état. Elle établit ainsi qu’elle n’est pas un objet et qu’elle ne sera pas sa chose. Elle a pleinement conscience de l’effet qu’elle produit sur la gent masculine, elle le dit : Être observée, ça va un temps, c’est le détonateur. Elle continue : elle entre dans une pièce et chaque homme ne regarde qu’elle, ça lui donne une joie, elle finit par trouver ça normal. Puis ça l’angoisse. Puis elle leur en veut de la regarder, alors elle abuse de la fascination qu’elle exerce. Quand elle a un boulot grâce à ça, elle se dit que le monde est terrible pour les femmes. Le lecteur se retrouve à adopter le comportement de Seabearstein et des autres hommes : il observe Mireilledarc comme si c’était un curieux animal. Il la voit à l’aise dans sa nudité, confiante en son compagnon qui ne l’agressera pas, joueuse et souvent dans la séduction avec lui, pleinement consciente de son effet sur lui, une belle femme au corps longiligne, élégante, mutine sans une once d’enfantillage. Sa pudeur semble limitée, tout en étant très consciente de l’effet de son corps sur les hommes en général. Par exemple, elle explique à son amant que son truc, en tant que nana, c’est dévoiler sans rien montrer. C’est sa principale préoccupation quand elle s’habille.



L’un et l’autre papotent sur tout et sur rien, entre eux, avec leurs amis respectifs, régulièrement au lit dans le premier cas dans la pénombre de leur chambre ou sur le canapé, et aussi avec un copain ou une copine en faisant du shopping, attablés au café, en marchant dans la rue, en faisant du vélo, à la piscine, dans une ruelle, dans un bar branché, sur la plage à Cuba. Comme à son habitude, sans avoir l’air de s’y investir beaucoup, l’artiste montre chaque endroit avec assez de caractéristiques pour le rendre particulier et unique : la salle à manger éclairée à la bougie, le grand centre commercial avec ses magasins de luxe pour les chaussures et les vêtements, l’appartement avec son grand escalier, l’immeuble des Galeries Lafayette, les pavés parisiens, les flotteurs pour séparer les couloirs de nage, l’hôtel Plaza Athénée, le studio dans lequel Raphaël Enthoven & Adèle van Reeth enregistrent leur émission de radio, etc. Le lecteur peut ainsi voir que les personnages évoluent dans un milieu aisé, n’éprouvent pas de difficultés financières, ont accès à des endroits selects, donnent l’image d’une vie chic et vaguement bohème, d’individus au cercle social assez limité, comme une forme d’entre soi, ou plutôt de très petits groupes de deux à trois individus, une même personne appartenant à deux ou trois groupes différents qui ne se rencontrent pas.


L’auteur a choisi une forme narrative qui suit à peu près le déroulement chronologique de la relation du couple, essentiellement par le truchement de conversations, et de quelques fils de pensées. Le lecteur ressent l’impression d’écouter des discussions à bâton rompu, effet assez délicat à bien rendre en bande dessinée où l’auteur ne maîtrise pas le rythme de lecture. Il constate que chaque échange vient apporter une touche de couleur participant à une vaste image d’ensemble. Il se laisse balloter d’un sujet à l’autre comme ils viennent : la mort du père et le règlement de la succession, les analyses médicales, faire attendre son mec, acheter des chaussures comme moyen de détente tout en les qualifiant de souliers, différentes facettes de la relation amoureuse, échanger sur son travail de peintre avec la mère de sa compagne et modèle, faire un cadeau égoïste en offrant un chat au lieu d’un chien, l’amitié entre copines (Mireilledarc & Protéine) en se montrant plus ou moins égocentrée, le décalage entre le désir masculin et le jeu de séduction féminin, la question du désir chez les célibataires, la superficialité d’acheter des godasses (Protéine déclarant que cela ne lui suffit plus) menant à l’envie de fonder une famille, le manque de films intelligents sur les hétérosexuels, la rencontre entre le peintre et son idole (Seabearstein rencontre la vraie Mireille Darc), la force de l’amour (entre Nosolo et Protéine, dans une arrière-cour contre les poubelles), les conventions de représentation et les stéréotypes, etc. S’il a lu les albums suivant de l’auteur, le lecteur se rend compte qu’un thème court tout du long de cet ouvrage : l’idolâtrie qui donnera lieu à Les idolâtres paru en 2024.


Un album très personnel, par sa narration visuelle aux partis pris graphiques très marqués : traits fins et cassants, comme mal assurés, jeu sur les proportions anatomiques, sur les perspectives, une véritable interprétation de la réalité. Une histoire amoureuse entre un peintre à l’abri des soucis financiers vouant un culte à Mireille Darc (Mireille Christiane Gabrielle Aimée Aigroz, 1938-2017) et une jeune femme modèle et indépendante. Une mise en scène de la relation entre artiste et modèle formant également un couple, le premier fasciné par elle, cette dernière éprouvant une véritable joie de capter ainsi l’attention des hommes, l’un et l’autre projetant leur représentation sur leur conjoint, sans vraiment le voir. Ensorcelant.



mardi 23 juillet 2024

Le Petit Théâtre des opérations T04 Faits d'armes impensables mais bien réels…

Comme quoi, dans la vie, parfois, on obtient beaucoup avec un simple S’il te plaît.


Ce tome fait suite à Le Petit Théâtre des opérations - tome 03: Faits d'armes impensables mais bien réels… (2022) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver. La première édition date de 2024. Cette bande dessinée a été réalisée par Monsieur le Chien pour les dessins, Julien Hervieux (alias l'Odieux C.) pour le scénario, et des couleurs réalisées par Albertine Ralenti. L'album prend la forme d'une anthologie, regroupant huit histoires indépendantes, comprenant entre cinq et sept pages, chacune consacrée à un individu ou un groupe d'individus différent. Chaque chapitre comprend une page supplémentaire avec deux photographies d'époque, et un court texte complétant la réalité historique de ce qui a été raconté. Intercalés entre deux histoires se trouvent cinq intermèdes d'une page en bande dessinée consacrée à une anecdote militaire. Cette série a donné lieu à deux séries dérivées écrites par le même scénariste : Toujours prêtes ! (2023), avec Virginie Augustin, Guerres napoléoniennes (2024) avec Prieur & Malgras.


Stubby : À New Haven aux États-Unis, en 1917, autour d’une caserne, des soldats courent derrière leur sergent. L’un d’eux remarque un magnifique petit chien caché derrière une poubelle. Il lui demande comment il s’appelle, et le chien répond que son nom est Stubby chien de guerre et qu’il aimerait pouvoir faire ses besoins en paix. James Robert Conroy, du 102e régiment d’infanterie américain, décide d’adopter ce chien des rues et de le ramener à la caserne. Après une période de réticence, le chien est embarqué avec les troupes sur un navire pour aller se battre en France. Un officier fait le constat que Stubby sait saluer un officier, il ne parle pas de ses missions et il nettoie les gogues à l’aide de sa langue avec enthousiasme. Techniquement, ça fait de lui la meilleure recrue que l’U.S. Army ait jamais vue. – Avez-vous déjà vu un char volant ? Le scénariste raconte au dessinateur le projet russe Antonov A-40, un char léger T-60 auquel on attache des ailes géantes.



Von Lettow Vorbeck, faut pas venir le chercher : en 1914, dans la Deutsch Ostafrika, une estafette amène un message au colonne de la base : la guerre vient d’éclater ! Mais les ordres de Berlin sont de ne rien faire : les Anglais ont promis de ne pas attaquer les colonies. Le colonel comprend immédiatement que l’ennemi ne tiendra pas sa promesse et il se prépare à leur débarquement. – Casabianca, le sous-marin corsé : le 27 novembre 1942, les Allemands tentent de s’emparer de la flotte française à Toulon. Les marins préfèrent détruire leurs navires plutôt que de les abandonner à l’ennemi. À l’exception du commandant Jean L’Herminier qui parvient à prendre le large avec le sous-marin Casabianca. L’équipage gagne ainsi Alger où il reprend la guerre aux côtés des alliés. Première mission : débarquer des agents et des armes en Corse occupée.


Tome après tome, les auteurs prouvent qu’il est possible d’évoquer les guerres avec un ton à la fois persifleur et très respectueux, admiratif de hauts faits de guerre et dépourvu de toute forme de glorification de la guerre. Ils montrent l’horreur des tueries : les tranchés de la guerre de 14-18, les morts tués sur le champ de bataille, la réquisition des hommes valides dans les pays d’Afrique, les risques encourus lors des missions (par exemple le gouvernail plié d’un sous-marin), les morts par accident (des soldats allemands ne sachant pas se servir d’une grenade), le sort des populations dont la région devient une zone d’affrontement, la témérité irresponsable (et parfois payante) d’hommes voulant impérativement participer aux combats, la force des préjugés et des discriminations (le cas d’une femme handicapée). Aucune exaltation patriotique ou aucune admiration de l’agressivité masculine : ces actions de valeur sont présentées dans leur contexte de guerre, l’artiste effectuant un travail solide de reconstitution historique en arrière-plan, chaque individu s’adaptant à ces conflits, en fonction de leur origine sociale, de leur histoire personnelle et des circonstances de leur naissance. Les auteurs présentent ainsi un chien (Stubby) décoré par le général Pershing, le général Paul von Lettow-Vorneck (1870-1964) tenant tête aux Britanniques, Jean L’Herminier (1902-1953) commandant de sous-marin, Eddie Chapman (1914-1997) espion britannique étant engagé comme espion par les Allemands, Roger Vandenberghe (1927-1952) à la tête des Tigres noirs en Indochine, Władysław Albert Anders (1892-1970) constituant une armée se déplaçant avec des civils, Robert Lee Scott junior (1908-2006) pilote de chasse, et Virginia Hall (1906-1982) espionne américaine en France avec une jambe de bois.



Comme dans les tomes précédents, les auteurs se mettent en scène dans les intermèdes, Julien Hervieux en grand sachant hautain et méprisant vis-à-vis de son collaborateur, Monsieur le Chien en jeune homme curieux et avide d’apprendre auprès de cet homme si savant qui le maltraite. Cela donne le ton de la dérision. Ces séquences d’une page répondent chacune à une question. Avez-vous déjà vu un char volant ? (un essai de char volant en Union soviétique pendant la seconde guerre mondiale) Et si le navire c’était l’iceberg ? (un projet de navire fait de glace et de bois au Royaume Uni également pendant la seconde guerre mondiale, Winston Churchill estimant que c’est complètement absurde, donc anglais) Les sous-marins c’est bien ? (les Anglais doutant de la pertinence de développer des sous-marins en 1914, jusqu’à temps que leurs navires soient coulés par un U9) Une étrave, ça sert à la marave ? (un navire français, l’Aconit, se servant de son étrave pour couler des sous-marins en 1943) Peut-on être fusillé et en revenir ? (le cas de François Waterlot fusillé en 1914) Chaque séquence est racontée avec amusement et une pointe de moquerie (la remarque de Churchill par exemple, et des dessins en apparence simple, avec une qualité de synthèse extraordinaire.


Avec ces huit chapitres, les auteurs évoquent plusieurs guerres : deux fois la première guerre mondiale, cinq fois la seconde, et une fois la guerre d’Indochine. Les caractéristiques des dessins apparaissent toujours aussi simplistes : un trait de contour très fin détourant chaque personnage, chaque élément de décor, chaque vêtement, chaque paysage de manière simpliste. Le lecteur peut se dire que les descriptions sont simplifiées jusqu’à en devenir superficielles ; toutefois lorsqu’il accorde un peu de temps à ce qu’il vient de voir, il se rend compte de la densité et de la précision des informations visuelles. Par exemple, l’investissement et l’attention pour l’exactitude des uniformes des différentes armées, quel que soit le pays ou l’époque, les armes employées, les lieux connus comme Tanga en Tanzanie en 1914, le siège du gouvernement à Alger en 1942, le 10 Downing Street à Londres, le toit du Kremlin, etc. Le même soin est apporté à la représentation des engins militaires de toute nature, de l’avion au sous-marin. L’artiste parvient à marier le sérieux de la reconstitution, avec des éléments de comédie. Les personnages ont tendance à faire montre d’émotions très intenses ou surjouées, entre la colère et l’indignation, la moquerie, etc. Le lecteur attentif retrouve également la facétie du dessinateur qui s’amuse à intégrer discrètement des éléments incongrus, généralement anachroniques, comme le monstre du Loch Ness, le Marsupilami, un livre intitulé La Tanzanie pour les nuls, une carte de Uno, le symbole de Batman sur le manteau d’un officier, ou encore un avion de chasse repeint avec les motifs du costume de Spider-Man.



Le scénariste effectue un devoir de mémoire pour des individus qui ont combattu avec courage lors de guerre. Il ne prend parti ni pour une nation, ni contre. Il a pris le parti d’évoquer chaque haut fait sous l’angle de son caractère singulier et improbable : un chien combattant au même titre qu’un soldat, un général avec une compréhension parfaite de la situation et une puissance stratégique qui défait l’armée ennemie supérieure en nombre à plusieurs reprises, un commandant de sous-marin sachant concevoir des plans d’intervention adaptés au mode de fonctionnement ennemi, un truand engagé comme espion par les Allemands et allant en informer le MI5, un adjudant-chef adoptant les tactiques de son ennemi, un général refusant d’abandonner des civils derrière lui, un pilote s’arrogeant un avion au culot, une femme handicapée renversant ce qui est perçu comme des faiblesses pour en faire des atouts. Certains combattants réalisent bien des prouesses guerrières impressionnantes (Roger Vandenberghe, un grand costaud intrépide par exemple), pour autant c’est souvent l’intelligence et la capacité d’adaptation qui sont mises en avant et en valeur. Cela donne lieu à des moments très savoureux quand la bêtise des ennemis éclate au grand jour, par exemple deux sentinelles allemandes sur une plage de Corse confondent un sous-marin avec un gros récif qu’ils n’auraient pas remarqué avant… à deux reprises.


Quatrième tome de la série, et toujours aussi savoureux, aussi bien dans le choix des personnes et de leurs hauts faits, que dans l’humour de la narration. Sous des dehors pouvant faire croire à une réalisation par-dessus la jambe, le lecteur retrouve toute la rigueur dans la présentation des faits avec une page de texte complétant chaque chapitre, et il constate l’investissement du dessinateur pour respecter l’authenticité dans sa reconstitution historique. Le ton persifleur rehausse l’intelligence des combattants et la bêtise des ennemis, tout en tenant à l’écart toute forme d’idéalisation ou de louange de la guerre. Un devoir de mémoire réjouissant.



lundi 22 juillet 2024

Inexistences

Il y a eu un avant, et avant cela, un autre encore. Qu’importe désormais.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa parution initiale date de 2023. Il a été réalisé par Christophe Bec pour le scénario, les dessins, et la nouvelle, et par Sébastien Gérard pour la mise en couleurs. Il comprend environ cent-cinquante pages de récit, la majeure partie en bande dessinée, le chapitre quatre étant une nouvelle illustrée. Il débute avec une introduction d’une page de Bec, et une préface de deux pages, rédigée par Numa Sadoul.


Les frontières irréelles. Quelque part sur un plateau enneigé dans une haute chaîne de montagne. Personne aujourd’hui ne se souvient si le pire s’était produit une ou plusieurs fois. Combien d’apocalypse au juste ? Les souvenirs de cette époque ancienne se sont dissipés dans les brumes du temps. On sait seulement que de grands cataclysmes ont soumis la planète à de terribles et interminables hivers auxquels l’humanité n’a survécu qu’in extremis. Cela fait combien de temps ? Cent ans, mille ans peut-être…. Que les survivants naviguent à vue, qu’ils errent dans la solitude infinie de ce crépuscule, de ce monde mort… Vestige tumoral du suicide auxquels leurs ancêtres les ont condamnés. Ils ne font que surnager dans ces étendues vierges où il n’y a rien à relever, à contempler, à cartographier… sinon ces sites abandonnés, figés, pris dans les glaces. Ici dans ces montagnes perdues, tout n’est que désolation. Une petite troupe d’hommes chaudement habillés progresse précautionneusement dans la neige. Deux drones les survolent : ils continuent d’avancer. À la nuit tombante, l’un d’eux arrive devant la masse imposante d’un complexe militaire à l’abandon dans la haute montagne.



Hors zone. Mille ongles tailladent leurs chairs… Ils errent tels des carcasses vides, des morts en mouvement qui naviguent à vue dans ce long hiver d’apocalypse. L’odeur de mort flotte dans un air glacial. Ils arpentent cette Terre à la recherche de vestige de cette histoire oubliée. De cette ignorance, qui est comme un ongle incarné dans la chair, sont nés les fantasmes les plus absurdes. Ils abordent de nouvelles ruines, à flanc de montagne. Leur taille est cyclopéenne, leur structure insensée, entités tutélaires du monde d’avant. Les décombres de ces édifices ne forment que le reflet des désirs de grandeur et domination des peuples. Ont-ils été punis ? Maudits jusqu’à la millième génération ? La vérité, c’est qu’un vestige n’est que le rebut fragmentaire d’une civilisation, le fantôme d’un lieu aberrant et malsain, érigé et scellé sur des montagnes de cadavres. À cette hauteur, cette altitude qui fait suffoquer et donne la nausée, ils ressentent plus fortement encore dans leurs chairs le vide, prélude à leur inéluctable fin. Il y a eu un avant, et avant cela, un autre encore. Qu’importe désormais. Ils contemplent l’horizon au seuil de la nuit. Ils comprennent qu’ils ne seront l’avant de personne. D’autres silhouettes, d’autres pantins hallucinés croisent leur route, d’autres carcasses épuisées, suffocantes, en mal d’errance. Certains s’égarent, d’autres luttent… mais la vérité est qu’ils font tous naufrage.


Indubitablement une bande dessinée qui sort de l’ordinaire. Par son format déjà : 25,6 centimètres par 34 centimètres, une belle taille. Ensuite par son mode narratif. Trois illustrations en quadruple page, c’est-à-dire qu’il faut déplier la plage de gauche, puis déplier la page de droite qui forment alors un unique dessin sur quatre pages en vis-à-vis. Dans le même ordre d’idée, le lecteur découvre douze illustrations en pleine page, et deux illustrations en double page. Ainsi qu’une dizaine de compositions en double page, composées de plusieurs scènes entremêlées sans bordure. Dans le dernier chapitre, il découvre une séquence de dix-huit pages, chacune construite sur la base de trois cases de la largeur de la page, une ode aux paysages et la vie sauvage de la Terre. Le bédéiste privilégie donc les grandes cases et les pages aérées, relevant parfois du texte illustré. Le récit se compose de cinq chapitres : Les frontières irréelles, Hors zone, L’enfant bleu, Métal hurlant, Terra. En entamant le quatrième chapitre, le lecteur constate qu’il prend la forme d’une courte nouvelle, un texte illustré de plusieurs images, certaines de petites tailles, d’autres occupant plus des deux tiers de la page, certaines en couleurs, certaines en noir & blanc. À l’évidence, l’auteur a joui d’une grande liberté dans la construction et la forme de son récit, et il a mis cette liberté à profit pour raconter son histoire comme il l’entend, de la manière la plus adaptée.



À la lecture, l’histoire s’avère simple et facile d’accès, avec une dimension spectaculaire très impressionnante. La fin du monde s’est produite, et peut-être même à plusieurs reprises. L’humanité continue de s’entretuer dans la défiance, avec peut-être la chimère d’un enfant bleu qui détiendrait un savoir salvateur. Et voilà. Le premier chapitre s’apparente à un constat qui se conclut par la certitude que tout n’est que désolation. Au travers de ce ces treize pages, le lecteur voit des hommes burinés et usés par un climat rude, progresser péniblement dans des montagnes inhospitalières, les écrasant par leur gigantisme et leur immuabilité. Dans le deuxième chapitre, les prises de vue alternent les minuscules silhouettes d’êtres humains dominées par les montagnes, et des plans plus rapprochés qui confirment que tous les individus portent la marque des épreuves qu’ils ont affrontées, des coups du sort qu’ils ont subis. Ce passage se termine par quatre pages de bande dessinée traditionnelle : des cases alignées, avec de brefs cartouches de texte, sans phylactère, sans dialogues ou paroles échangées, insistant encore sur l’isolement de chacun, voire l’inutilité de chercher à communiquer. Le texte développe la coupure irrémédiable de l’humanité avec son passé : une civilisation détruite qu’elle se retrouve incapable de déchiffrer de comprendre.


Le troisième chapitre est intitulé L’enfant bleu : un homme a entrepris une marche en solitaire pour trouver cet enfant bleu et apprendre ce qu’il a à enseigner ou à révéler. Au cours de sa lente progression, il pense à l’organisation sociale de sa petite communauté ; la narration visuelle conserve la forme de cases alignées en bande, rapprochant le lecteur de cet homme. Une fois devant l’enfant, il reçoit des images de l’évolution de l’humanité depuis son berceau jusqu’au temps présent, une dizaine de pages, des images accolées dans une construction en double page, sans bordure de case, une forme d’inéluctabilité, chaque fait, chaque événement s’interpénétrant avec les autres. Changement de forme pour le chapitre quatre : une nouvelle en texte, avec des illustrations, pour raconter la guerre du clan de Nevé contre le clan des Drones, une forme narrative moins incarnée, déshumanisée comme cet affrontement meurtrier. Dernière chapitre, Terra, la séquence principale est composée de dix-huit pages comportant chacune trois cases de la largeur de la page pour célébrer la richesse de la biodiversité, ce trésor du passé.



A priori, le lecteur peut être un peu intimidé, voire réticent, à se lancer dans ces grandes pages, craignant d’affronter des textes déconnectés des images ou intellectuels, d’avoir du mal à suivre le lien logique d’une page à l’autre, et pire encore pour un lecteur de bande dessinée devoir lire du texte (la nouvelle du chapitre quatre intitulé Métal Hurlant), même si elle est agrémentée d’illustrations. Dans les faits, l’expérience de lecture s’avère d’une grande facilité, d’une simplicité évidente. Il peut même éprouver la sensation d’un récit trop simple, d’images qui se contentent d’esquisser des flancs de montagne en alternance avec des ruines de complexes militaires, et quelques silhouettes humaines sans personnalité. Il sourit alors en repensant à l’introduction de l’auteur. Celui-ci explique que : Ce livre est né d’une double volonté, d’une part celle de renouer avec une bande dessinée qui tend sans doute à disparaître aujourd’hui, caractérisée par une certaine idée de la démesure graphique, d’autre part, celle de se confronter aux œuvres de ces immenses auteurs que sont Philippe Druillet, Enki Bilal, Mœbius ou autres Philippe Caza, cela bien évidemment à l’échelle de ses possibilités, de ses limites, en gardant ces sommets inatteignables comme autant de phares qui guident dans la nuit. Le lecteur se dit en son for intérieur qu’en effet la démesure graphique est bien présente, et que ces sommets sont inatteignables.


En même temps, la narration révèle une véritable honnêteté de la part de l’auteur. Nulle trace de prétention, tout en mettant à profit la liberté éditoriale dont il jouit. Chaque case, chaque page, chaque illustration a été peaufinée : les éléments représentés dans le menu détail, les parties de décors plus esquissées pour être évocateurs, la présence incontournable de la montagne, la sensation de fin d’humanité au travers des constats. Le tout fait preuve d’une cohérence parfaite, et se trouve enrichi ou consolidé par les différents modes narratifs. Derrière les phrases simples et les dessins premier degré, le lecteur perçoit une démarche littéraire, un travail sur la forme. Il accepte bien volontiers de consentir la suspension d’incrédulité nécessaire aux conventions propres à cette branche de l’anticipation : ne pas trop s’interroger sur les sources de nourriture, sur l’absence de soins médicaux, sur le choix de vivre dans un milieu inhospitalier, sur les outils technologiques qui fonctionnent encore parfaitement malgré l’absence de maintenance ou de source d’énergie, etc. Dans les chapitres trois et quatre, il ressent que l’auteur se livre à une profession de foi sur ses convictions intimes quant à l’humanité et son comportement, au travers de son histoire condensée et extrapolée, puis le contraste avec la richesse des paysages terrestres et de leur faune. Le thème de la tendance aggravée à l’autodestruction par la race humaine n’est pas neuf, et ce constat est effectuée par un auteur adulte, sans illusion, et s’étant débarrassé de la tentation facile de noircir le tableau. Son point de vue a dépassé les stades du déni, de la colère, de la négociation, de la dépression, avec un état d’esprit dans l'acceptation, ce qui peut être encore plus difficile de vivre avec, que la simple résignation.


Un très grand format de bande dessinée, une narration protéiforme qui peut faire craindre une approche intellectuelle dans le mauvais sens du terme. Une expérience de lecture qui permet de savourer l’implication totale de l’auteur, son humilité et son savoir-faire. Le lecteur éprouve les sensations de ces hommes coupés du passé de la civilisation humaine, vivant tant bien que mal dans un environnement peu propice à la vie humaine, sans passé et privé d’avenir. Un terrible constat : même si l’individu est combatif et constructif, il ne peut pas échapper aux conséquences de son appartenance à l’humanité si destructive, à l’ego hors de contrôle jusqu’à l’aveuglement total.