mardi 30 juillet 2024

Lefranc T35 Bombes H sur Almeria

Des étrangers ordonnent aux Espagnols de quitter leurs propriétés ?


Ce tome fait suite à Lefranc T34 - La Route de Los Angeles (2023) par François Corteggiani (1953-2022) et Christophe Alvès. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario & Régric (Frédéric Legrain) pour les dessins, et Bruno Wesel pour les couleurs, d’après un personnage créé en 1952, par Jacques Martin (1921-2010) dans l’aventure La grande menace. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. C’est le sixième album réalisé par ce duo d’auteurs.


Paris, par une froide soirée de janvier 1963, un inspecteur rend visite à Guy Lefranc pour lui rendre compte de ce qu’il a trouvé. Il a pu parler à Marcel Sicot, qui est un copain de régiment. Et les autorités espagnoles n’ont rien à refuser au secrétaire général d’Interpol. Le policier continue : Sicot a encoyé un de ses hommes en poste à Madrid consulter les archives. Celles-ci ont confirmé qu’Antoine Lefranc, l’oncle de Guy, a combattu dans les rangs des Brigades internationales entre 1937 et 1938. Mais contrairement à ce que pensait la famille de Guy, il n’est pas mort au cours de la bataille de l’Èbre en juillet 1938 : il a simplement été blessé au cours des combats. Guy indique que cela confirme les informations données par Ernest Hemingway il y a quatre ans à Cuba. L’écrivain lui avait affirmé que son oncle avait été exfiltré de la zone des combats par une certaine Inès de la Cerna, une militante anarchiste. Il demande au policier ce qu’il sait d’elle. Son interlocuteur répond que d’après Interpol elle habite à Mojácar, un minuscule village de la province d’Almeria. Il complète son propos : le registre civil de Mojácar indique qu’un citoyen français du nom d’Antoine Lefranc a été enterré dans la commune en avril 1946. Le rapport de police précise qu’il s’agit d’une mort naturelle. Il n’en sait pas plus. Lefranc décide que sa prochaine destination de vacances sera l’Espagne pour aller interroger cette dame.



Trois mois plus tard, Lefranc profite de quelques jours de vacances pour se rendre en Espagne. Après avoir rejoint Madrid, il a pris le train jusqu’à Carthagène, puis un autobus qui dessert les villages côtiers. Après des heures d’un pénible voyage, l’autocar s’arrête enfin sur la place principale de Garrucha, un petit port de la province d’Almeria. Les voyageurs descendent, et un jeune homme prénommé Lucas vient accueillir Soledad qui lui a ramené un livre en cadeau : Pour qui sonne le glas, d’Ernest Hemingway. Mais Roberto Manzanedo vient les interrompre en intimant à son fils de filer donner un coup de main aux gars de l’équipage car le chalutier l’Alcazar doit sortir demain. Puis il se tourne vers la jeune femme en lui disant d’un ton comminatoire, d’arrêter de tourner autour de son fils, en lui agitant agressivement l’index sous le nez. Il rejoint son fils et jette le livre à terre ; ils s’éloignent. Guy Lefranc ramasse le roman, et il cherche des yeux la passagère qui l’a offert à son ami. Mais elle a disparu. Le 51e groupe de bombardiers de l‘aviation stratégique est basé sur l’aérodrome Seymour Johnson à Goldsboro, en Caroline du Nord.


Depuis le tome vingt-cinq de la série, le lecteur sait qu’il y a une alternance d’équipe créatrice entre François Corteggiani & Christophe Alvès, et la présente équipe dont les pages ont tendance à être plus denses. En effet, ce tome n’échappe pas à la règle avec huit à dix cases par page et parfois des phylactères copieux, mais qui laissent quand même de la place au dessin dans la case. L’artiste respecte à la lettre la forme de la narration de la série telle qu’établie par Jacques Martin : des dessins descriptifs minutieux et détaillés, montrant concrètement les environnements et les accessoires. Il en découle une reconstitution historique très solide et très fouillée, grâce à la finesse du trait. Il respecte le principe d’un découpage de planche en trois ou quatre bandes composées de cases strictement rectangulaires. Les phylactères et les cartouches de texte se calquent eux aussi sur une forme rectangulaire, en reprenant à l’identique la police de caractère des premiers albums, en minuscule. Le lecteur habitué de la série guette également les différents véhicules : un vieux modèle d’autocar espagnol avec une galerie sur le toit pour commencer, puis un petit camion à plateau, et bien remisés dans un garage une Seat 1400 B, ainsi qu’une Chevrolet Deluxe cabriolet de 1941. Le dessinateur représente également avec soin les différents modèles d’avions militaires comme un bombardier B-52 Stratofortress et un avion ravitailleur Boeing KC-135 Stratotanker.



Tout du long de l’album, à chaque page, le lecteur prend le temps d’observer ce qui est montré : les aménagements intérieurs, les paysages, et les activités humaines. Cela commence avec une demi-douzaine de cases dans l’appartement du héros : tapis, fauteuils, canapé, miroir dans l’entrée, et trois quatre bouteilles d’alcool pour servir un verre à son invité. Une fois arrivé en Espagne, Lefranc va manger dans un restaurant, avec le rideau de lamelles de plastique colorées pour entrer et les verres sous le comptoir sans oublier le modèle des chaises. Ainsi de lieu en lieu, la curiosité du lecteur est tenue en éveil par les meubles, les accessoires de la maison d’Inès de la Cerna et sa terrasse, son garage avec les deux voitures susmentionnées, sa résidence secondaire au bord de la mer, le cabinet du docteur Manuel Campos, l’intérieur d’une tente militaire, ou encore le bureau de Lefranc à Paris. Le lecteur est tout aussi attentif aux paysages en extérieur : la zone désertique traversée par le car, la base militaire aérienne de Seymour Johnson à Goldsboro, en Caroline du Nord, le port de pêche à Garrucho, la propriété d’Inès de la Cerna vue de l’extérieur, la propriété de Roberto Manzanedo, les routes de l’arrière-pays, et bien sûr la côte d’Almeria. Et ce n’est pas tout : l’artiste montre également l’activité de pêche à bord du petit chalutier, la manœuvre de ravitaillement en vol du bombardier, la vie dans le camp militaire américain, les investigations pour rechercher la bombe H égarée, les militaires en tenue de protection contre les radiations pour aller examiner une des bombes tombées à terre.


Le lecteur ressent la qualité de la mise en scène et des prises de vue à l’absence de pesanteur malgré la densité des informations visuelles et la présence de nombreux phylactères. L’artiste prend soin de représenter les arrière-plans dans toutes les cases, d’établir de vrais plans de prise de vue pour les séquences de dialogue, au cours desquelles le lecteur peut voir les occupations auxquelles se livrent les interlocuteurs, à l’opposé d’une enfilade de gros plans ou très gros plans en alternance de champ et contrechamp. Le découpage s’adapte à la nature de la séquence : plus spectaculaire lors de l’accident d’avion, tout aussi rigoureux quand un personnage se retrouve impliqué contre son gré dans l’utilisation criminelle de la bombe qui a échappé aux militaires, tendu et sec lors de la course-poursuite de voitures dans les petites routes jusqu’à l’accident. Le scénariste peut s’appuyer sur la solidité de la narration visuelle pour raconter son histoire, l’ancrer dans un réalisme concret et fiable, la rendre dynamique dans chaque passage, et capable de rendre tout plausible, que ce soient les discussions un peu chargées, ou les moments plombés d’inquiétude.



En découvrant l’intrigue, le lecteur peut se dire que le scénariste y est allé un peu fort : un vol de bombe thermonucléaire par un autochtone mécontent. En fonction de son âge ou de ses centres d’intérêt, il peut n’avoir jamais entendu parler de l’accident nucléaire de Palomares, survenu le dix-sept janvier 1966 : une collision entre un Boeing C-52G du Strategic Air Command et un KC-135 Stratotanker de l’U.S. Air Force lors d’un ravitaillement en vol. L’auteur utilise ce drame avec une réelle habileté, créant un suspense autour de la récupération de la quatrième bombe H sur laquelle un individu mal intentionné a réussi à mettre la main. À la rigueur, le lecteur peut sentir une petite obligation d’ajout de suspension d’incrédulité consentie pour la facilité avec laquelle le marin-pêcheur la récupère, comparé à la réalité des quatre-vingt-neuf jours qu’il a fallu à l’armée américaine en mobilisant trois mille hommes et trente-huit vaisseaux de l’U.S. Navy. Par ailleurs, le scénariste ne dispose pas de la place nécessaire pour développer plus avant les conséquences écologiques de cette catastrophe. En parallèle, Guy Lefranc mène l’enquête sur le sort réel de son oncle. Dans un premier temps, le lecteur éprouve la sensation que l’auteur estimait que le fil consacré à la bombe H ne fournissait pas assez de matière pour un album complet, ce qui l’a conduit à l’entremêler à une autre intrigue qui revient sporadiquement au premier plan quand les personnages en ont le temps. Il s’avère que cette intrigue en parallèle se nourrit de faits d’histoire comme les Brigades internationales, la guerre civile en Espagne ou encore l’organisation politique espagnole dénommée la Phalange, la république espagnole vaincue. Dans le dernier tiers de l’histoire, le lecteur prendre conscience que ces deux fils narratifs sont reliés par plus que l‘implication de Guy Lefranc : ils sont des répercussions de l’Histoire de l’Espagne. Le scénariste parvient même à caser une référence à deux autres albums : Lefranc T25 Cuba libre (2014) en évoquant la rencontre entre Lefrance et Ernest Hemingway (1899-1961), et à Lefranc T29 La Stratégie du Chaos (2018) par le biais de l’apparition de la journaliste Janet Jear.


Un album d’une maîtrise impressionnante : le scénariste fonde son récit sur des faits réels à peine croyables, avec une intelligence remarquable entre réalité historique et intrigue spécifique à la série. Le dessinateur réalise une narration visuelle respectant la lettre et l’esprit de Jacques Martin, créateur de la série. Les deux créateurs se complémentent harmonieusement, rendant fluide une narration pourtant très dense, un accomplissement remarquable. Tout en respectant le principe d’une bande dessinée tout public avec un héros à la personnalité transparente, les auteurs créent un récit prenant, parlant également aux adultes, car ils savent évoquer la complexité des faits historiques et leurs répercussions au long terme. Magistral.



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