mardi 23 avril 2024

Chimère(s) 1887, tome 1 : La perle pourpre

La retenue conduit souvent à la déconvenue.


Ce tome est le premier d’une hexalogie, formant une série indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2011. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Piero. Cette bande dessinée compte quarante-six pages.


En 1880 à Auvers, dans le grand domaine d’une riche maison, la jeune Chimère, une enfant âgée de six ans, s’amuse au bord du ruisseau à faire peur aux grenouilles. Une des pensionnaires de madame de Montpessus est venue la retrouver pour lui dire que la maîtresse de maison l’attend. Une fois la jeune fille devant elle, madame de Montpessus lui annonce sans ménagement qu’un pli vient d’arriver de Paris : la mère de Chimère est morte la semaine dernière. Elle n’enverra plus d’argent pour sa fille. La propriétaire déclare à Chimère qu’à partir de maintenant, il va falloir qu’elle se rende utile. Elle lui ordonne d’amener le lapin que la fillette tient dans ses bras, à la cuisine et d’y rester. À Panama en 1887, après avoir réussi le percement du canal de Suez, Ferdinand de Lesseps lutte depuis des années pour réunir les océans Atlantique et Pacifique. Mais pour les ouvriers et les ingénieurs sur place, le rêve a tourné au cauchemar. Ce jour-là, il pleut à verse, le sol se dérobe sous l’excavatrice, un énorme engin, qui chute le long de la pente, emportant les rails avec lui, et écrasant un groupe d’ouvriers qui se trouvaient en contrebas. Le docteur Fulgence sur place ordonne de dégager ceux qui peuvent l’être, vers l’infirmerie. Il examinera les autres sur place. Deux observateurs américains se disent que les Français ont à peine besoin qu’on les aide pour tuer leurs ouvriers, il faut tout de même desserrer un petit boulon de temps en temps. Une fois sa besogne terminée, le docteur rejoint l’ingénieur dans la cabane de chantier : il lui annonce qu’il rentre bientôt à Paris pour remettre son rapport à monsieur de Lesseps.



Paris, mars 1887. Monsieur Eiffel a commencé à construire une tour qui défigure la capitale et scandalise les Parisiens. Il est parfois difficile de se faire à trop de modernité. Un sujet qui passionne autant dans les bistrots des Halles que dans ces clubs pour messieurs de la bonne société que sont les bordels de luxe. On s’y rend pour rencontrer des relations, parler affaires, et parfois même pour s’amuser. Plusieurs clients évoquent la stratégie de Ferdinand de Lesseps : ce dernier veut lancer un nouvel emprunt. L’un estime qu’il serait étonnant que l’Assemblée donne son accord. Un autre répond que ces députés-là feront comme les précédents : là où monsieur de Lesseps leur dit de faire. Il suggère au premier de demander son avis à Cornelius Herz qui se trouve là également : sa fonction est de les cajoler pour le plus grand bien de la Compagnie du Canal. Un peu plus loin, Madame Gisèle s’excuse auprès d’un petit groupe : les affaires l’appellent, en lien direct avec l’événement de la soirée.


Même s’il n’a pas identifié le nom du coscénariste comme étant le vrai nom du créateur de Lanfeust, au vu de la couverture, le lecteur se dit qu’il doit s’agir d’un récit de genre, peut-être une version alternative de Paris (la tour Eiffel en construction figure en bas à droite) avec une adolescente comme héroïne, peut-être avec un pouvoir magique. En effet l’esthétique retenue, qui correspond en tout point à celle des dessins à l’intérieur, évoque les productions Soleil, avec en tête leur public cible. La première page introduit un doute avec l’annonce but en blanc de la mort de sa mère à une fillette de sept ans. La deuxième scène semble inscrire le récit dans la véritable Histoire, avec l’évocation du chantier du canal de Panama. La troisième scène se déroule dans une maison close parisienne, de haut standing certes, mais le clou de la soirée, l’événement attendu est la vente aux enchères de la virginité de Chimère, alors âgée de treize ans en 1887. Le bref texte de la quatrième de couverture confirme le fait de manière explicite. Le lecteur comprend qu’il ne doit pas juger une histoire sur les caractéristiques des dessins : des couleurs vives et gaies, la touche de légèreté et d’entrain pour croquer les visages et les silhouettes des personnages, comme une réminiscence de bandes dessinées pour la jeunesse. Il n’en est rien : les conditions de vie dans la maison close expliquée par Madame Gisèle à la nouvelle pensionnaire, s’avèrent explicites quant aux pratiques sexuelles et leur tarif.



Il faut un peu de temps au lecteur pour qu’il réconcilie la nature réelle du récit, à ses a priori sur l’apparence des dessins. Une fois son mode de lecture adapté, il se rend compte que ce décalage apparent d’intention entre dessins et histoire lui évite de devenir le voyeur à son corps défendant de maltraitances et de sévices sur une mineure, sur des femmes privées de leur liberté. Une fois passé le choc de la vente aux enchères de la virginité d’une jeune adolescente de treize ans, il comprend vite qu’il n’est pas au bout de ses peines. Le client ayant remporté l’enchère réserve cette défloraison à un ministre, un cadeau pour services rendus à la Compagnie Universelle du Canal Océanique de Panama. Cet entremetteur s’avère être Cornelius Herz (1845-1898), un médecin et homme d'affaires impliqué dans le scandale de Panama. Le ministre bénéficiaire de ce cadeau, non content de violer une mineure, la violente physiquement en plus. Le lendemain, Chimère a droit à la visite de l’établissement, avec les commentaires de Marguerite, l’une des filles, sur les particularités de chaque chambre et de sa décoration, jusqu’à l’antre de supplices au sous-sol.


Puis Madame Gisèle, la mère maquerelle, explique le fonctionnement des rémunérations à Chimère : la dette initiale de l’adolescente s’élève à quatre cent cinquante louis, son prix d’achat aux Montpessus, moins le prix de la vente de sa virginité, sur lequel Gisèle a menti à la jeune fille, la grugeant ainsi de trois cents louis. La tenancière continue : c’est elle qui tient les comptes, la virginité ne se vend qu’une fois, du moins dans son établissement. Les autres passes de Chimère seront bien plus modestes, entre quinze et vingt francs. Comme elle est particulièrement fraîche, la Perle Pourpre demandera donc trente francs durant quelques semaines, puis vingt-cinq lorsque l’effet de nouveauté s’estompera. La moitié reviendra à Chimère, l’autre moitié est la part de la maison. En outre, à la Perle Pourpre, une fille ne refuse jamais rien au client. Mais Gisèle doit être informée des demandes particulières, afin d’en fixer le tarif. Elle déduira chaque semaine de ses revenus cent-vingt-cinq francs, afin de couvrir les frais de bouche, de gîte, le coiffeur et le médecin. Chimère a tôt fait de calculer combien d’années il lui faudra pour rembourser sa dette et combien de passes ça représente par semaine. Plus loin, sont également évoquées les punitions en cas de désobéissance, en particulier le séjour d’une semaine chez la mère Marville, c’est-à-dire une maison d’abattage, attachée à une paillasse, et c’est un client toutes les dix minutes pendant quatorze heures par jour.



En parallèle de la découverte de la réalité du métier de prostituée dans une maison close, court une intrigue secondaire consacrée à la construction du canal de Panama. Les auteurs évoquent les conditions de travail épouvantables et létales des ouvriers sur le chantier, les méthodes répréhensibles pour convaincre ou forcer les décideurs politiques à favoriser l’entreprise de Ferdinand de Lesseps, y compris par des fonds publics. Cette facette du récit relève de la reconstitution historique alimentée par des personnages ayant réellement existé comme Ferdinand de Lesseps (1805-1894), Cornelius Herz (1845-1898), ou encore Sigmund Freud (1856-1939) comme client de la Perle Pourpre. Il est fait mention de Gustave Eiffel (1832-1923). Le lecteur peut voir la tour Eiffel à l’état de chantier, seul le premier étage ayant été construit. Les dessins font également œuvre de reconstitution historique en montrant l’époque : les tenues vestimentaires des messieurs et des dames, les modes de transport, les rues de Paris, la décoration intérieure des différentes pièces de la Perle Pourpre, les toits de Paris. Le lecteur sent bien que l’artiste prend plaisir à imaginer des tenues de travail sophistiquées pour les prostituées, y compris leurs accessoires. Dans le même temps, il ne les sexualise pas comme si le lecteur tenait le rôle de voyeur. La nudité se cantonne à la poitrine féminine et à quelques postérieurs rebondis, sans se situer dans le registre de l’érotisme, ni même de la titillation. Tout du long, le lecteur se délecte du niveau de détails élevé, de la richesse des images, donnant une consistance rare à la reconstitution historique, accompagnée par la vitalité des personnages. Ceux-ci surjouent parfois un peu, tout en faisant montre d’un registre étendu d’émotions.


Une couverture séduisante et intrigante qui n’en dit pas beaucoup sur le contenu. Le lecteur découvre l’histoire d’une jeune adolescente de treize ans qui est vendue à une maison close, son intégration commençant par la vente aux enchères de sa virginité. La narration visuelle peut décontenancer un instant avec quelques caractéristiques de surface qui peuvent faire penser à une histoire pour jeune adolescent. Après avoir ajusté sa façon d’interpréter les images, le lecteur s’immerge dans un récit noir sur la réalité de la gestion des filles dans une maison close, sur fonds de trafic d’influence et de corruption au profit du projet de construction du canal de Panama par la société de Ferdinand de Lesseps.



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