mercredi 24 avril 2024

Ambroise et Louna

J’ai balancé d’une rive à l’autre sans m’autoriser à t’aimer.


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Elle a été réalisée par Anaïs Halard pour le scénario, et par Amélie Clavier pour les dessins et les couleurs. Elle comprend quatre-vingt-dix-neuf pages de bande dessinée.


Un oiseau passe haut dans le ciel bleu constellé de nuages blancs. Une petite chaumière nichée dans une clairière, à côté, un homme le torse nu s’active à enlever les plantes et la mousse qui ont partiellement recouvert la roulotte. Il tire d’un coup sec en y mettant toute sa force, pour arracher une longue liane. Il se redresse et s’éponge le front du revers de la main, en regardant le résultat. Depuis la fenêtre de la chambre, une femme l’observe. Elle se détourne et regarde la valise vide sur le lit, avec ses affaires autour. Elle a pris une fleur en tissu dans un coffret. Elle la contemple. Elle se souvient quelques années plutôt quand l’une des deux sœurs fixait cette même fleur dans ses cheveux, devant la porte de leur roulotte. Monsieur Loyal l’appelle : elle doit se dépêcher, c’est bientôt à elle et à sa sœur. Elle sourit : il l‘a appelé Paula, et il l’a encore confondu avec sa sœur Louna. Elle ouvre la porte de la roulotte et appelle sa sœur. Celle-ci lui répond qu’elle a entendu. Louna entre dans la roulotte et voit que sa sœur Paula n’est toujours pas habillée. Cette dernière explique qu’elle n’arrivait pas à sortir de sa sieste, elle faisait un rêve. Elle était allongée sur la scène, robe remontée, les yeux bandés, les rideaux baissés. Deux hommes étaient allongés là. Sa sœur jumelle l’interrompt en lui disant qu’elle fait exprès, et elle l’aide à se préparer.



Sous le chapiteau, Monsieur Loyal souhaite la bienvenue aux spectateurs, leur promettant qu’ils vont rire et vibrer, avec des numéros jamais égalés, célèbres dans toute la France. Et il annonce Paula et Louna, les oiseaux du chapiteau. Celles-ci montent dans les cordes pour rejoindre les plateformes à partir desquelles elles s’élancent dans le vide, uniquement accrochées à leur trapèze. Paula surprend sa sœur en effectuant un triplé non prévu. Tout le monde les regarde en silence, bouche née, pendant toute la durée de leur numéro. Une fois celui-ci terminé, elles rejoignent la femme à barbe et les sœurs siamoises et quelques autres saltimbanques, pour le dîner autour d’une longue table. La soirée s’avançant, les uns et les autres rentrent dans leur roulotte. Paula et Louna décident de danser jusqu’à tard dans la nuit, discrètement observée par Ambroise, le lanceur de couteaux. Le lendemain, Paula se réveille après une belle cuite, encore attablée. Les forains abaissent le chapiteau, Ambroise vient maladroitement saluer Louna, et les roulottes reprennent la route vers leur prochaine destination. En cours de voyage, le chef du cirque décide d’arrêter le convoi dans le prochain village : il y a une rivière pour se rafraîchir. Paula reprend une conversation habituelle avec sa sœur : leur numéro mérite mieux que ce cirque. Louna ne souhaite pas qu’elle lui parle de nouveau de la Russie. Ambroise s’approche pour parler à Louna.


Une époque pas explicitée : fin dix-neuvième siècle, peut-être début vingtième, pas d’automobile, des trains à vapeur et la Russie qui fait rêver en tant que nation semi-exotique. Un récit qui se cantonne à la campagne, à proximité de petites villes sans qu’elles ne soient montrées, à des roulottes, à une maison isolée, et à cinq courtes scènes sous le chapiteau. Le lecteur partage la vie et l’intimité de Paula et de Louna, puis du couple avec Ambroise et de leur fille Joséphine. L’histoire se focalise sur ce noyau familial et sur son évolution romantique. La narration visuelle s’avère très facile d’accès : des dessins aux contours un peu simplifiés, avec une touche parfois de naïveté, tout en présentant une bonne densité d’informations visuelles. Une mise en couleurs de type aquarelle venant apporter des textures aux formes détourées par un trait encré, et une ambiance lumineuse souvent un peu sombre. Le lecteur remarque quelques séquences silencieuses, quatorze pages en tout, trois dessins en pleine page et un en double page. Tout le texte se présente sous forme de dialogue, à l’exception de deux lettres lues à chaque fois par un personnage. Le récit est exempt de scène de violence, il ne s’agit pas d’un roman d’aventure ou d’une histoire d’action. Cette histoire d’amour rencontre des obstacles de différente nature, dont un décès et une naissance, sans virer au romantisme ou au drame sensationnaliste.



Sans même en avoir conscience, le lecteur se laisse prendre au charme doux de la narration visuelle, effectuant des interprétations et des projections, par pur automatisme, se retrouvant ainsi tout naturellement impliqué dans la vie de ces jumelles. Il commence par partager un moment de connivence organique. Louna se fait la remarque qu’une fois de plus monsieur Loyal les a confondues : le lecteur peut voir l’acceptation, avec une pointe d’amusement sur le visage de Louna, car elle en a pris l’habitude depuis des années, et elle sait que ce sera sans fin. Elle rentre dans la roulotte : la lumière a déjà commencé à décliner, et l’éclairage assez faible est dispensé par une lanterne avec une bougie, et deux ou trois autres bougies à l’intérieur de la roulotte. Dans cette semi-pénombre, les deux jeunes femmes papotent, Paula se montrant facétieuse, Louna se montrant attentionnée envers elle. Au long de cette séquence, le lecteur observe les nombreux détails dans la roulotte : le miroir accroché au mur au-dessus de la table pour se maquiller et se démaquiller avec ses flacons, la petite alcôve avec le lit et les coussins, les deux crucifix accrochés au mur, le fauteuil, la petite table avec une lampe à huile et une statuette de la vierge, et un pot de fleurs sur une autre petite table. Louna porte déjà sa tenue de spectacle : des bas noirs, une culotte noire bouffante, un justaucorps blanc et un gilet ouvragé. Alors que sa sœur est encore en tenue de sommeil, une large culotte noire elle aussi et un haut sans manche. Le lecteur partage ce moment de complicité en toute simplicité, ressentant la tendresse existant entre ces deux sœurs, et la prévenance de l’une envers l’autre, née de nombreuses années vécues ensemble et de leur gémellité.


Quelques pages plus loin, le lecteur est à nouveau le témoin privilégié d’un moment d’intimité délicat et doux. Alors que les deux sœurs se sont assises sur la berge de la rivière pour y tremper leurs pieds et ainsi se rafraîchir, Ambroise arrive et tend gentiment la main à Louna pour qu’elle se lève et qu’ils fassent quelques pas ensemble pour parler un peu. Les dessins font des merveilles : l’artiste dose avec sensibilité les contours encrés, la mise en couleur, celle-ci oscillant entre couleur directe et simple évocation des grandes masses en arrière-plan. D’une manière générale, la dessinatrice se montre économe en traits encrés, utilisés surtout pour détourer les silhouettes et la forme général des objets ou des éléments de décor. Cela contribue à la légèreté des images et à la douceur des personnages. La mise en couleur vient alors représenter d’autres éléments, dans cette séquence il s’agit des arbres et des plantes, des couleurs des vêtements et leur plis et ondulations. Elle rend également compte de la texture de la terre, du feuillage des végétaux, et de simples zones vertes ou marron viennent rappeler l’arrière-plan par des camaïeux abstraits. Ce mode de représentation induit que le rapprochement entre Ambroise et Louna se fait sans heurts, sans inquiétude, tout naturellement.



En page soixante-dix-huit, le lecteur assiste au numéro de trapèze, en tant que spectateur assis dans les gradins. Pour cette planche, la dessinatrice se départit des compositions en bandes à base de cases rectangulaire, pour une image ronde centrale, et des images comme en rayon autour montrant les mouvements de la trapéziste, et la réaction d’un jeune garçon qui l’admire depuis le sol. Le lecteur peut lire la concentration sur le visage de la jumelle, son contentement exprimé par un léger sourire. La direction d’acteurs reste naturaliste dans ces moments. Le lecteur est confiant quant à la réussite du numéro car les autrices ne jouent pas sur la dramatisation ou le spectaculaire, et dans le même temps il est conscient de la profondeur des enjeux émotionnels pour les principaux personnages, Ambroise, Louna, Paula. Leur situation induit une tension affective qui les contraint à s’adapter. Les autrices jouent avec les éléments implicites. Louna et Paula étant jumelles, le lecteur commence par se dire qu’elles sont proches à en être identiques : la première scène le détrompe d’entrée de jeu, avec l’une plus sérieuse que l’autre, l’une plus nomade que l’autre, etc. Il existe donc une tension dès le départ entre Louna et Paula qui n’envisagent pas la suite de leur vie de la même manière.


L’arrivée d’Ambroise ne se réduit donc pas à un artifice pour mettre un grain de sable dans une relation fusionnelle, puisqu’elles présentent déjà deux caractères différents, et des aspirations similaires mais pas identiques. La vie continue et Joséphine naît, modifiant à nouveau la dynamique relationnelle entre ces trois êtres humains, dans une configuration surprenante. La maladie soudaine du nourrisson génère une prise conscience brutale de ce qui leur tient à cœur, conduisant à des résolutions fermes. Le cours de la vie confronte les personnages au temps qui passe, à l’éloignement, au rapprochement, à la naissance de la vie nouvelle, aux aspirations professionnelles, à l’impermanence des choses, à la vie propre du sentiment amoureux pouvant évoluer, tout comme pouvant rester immuable.


Une histoire simple de jumelles trapézistes dans un cirque à la fin du dix-neuvième siècle : à un moment chacune souhaitera vivre sa propre vie. Une narration visuelle au dosage parfaitement équilibré entre description et sensation, qui fait ressentir les émotions des personnages, au lecteur, de manière organique, en douceur. Sans dramatisation romantique, l’amour prend des formes différentes pour chaque personnage, plus ou moins malléables. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point.



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