lundi 22 avril 2024

Saint-Elme T02: L'avenir de la famille

Ces toasts sont exactement comme je les aime.


Ce tome fait suite à Saint-Elme T01: La Vache brûlée (2021) qu’il faut impérativement avoir lu avant. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Serge Lehman pour le scénario, et par Frederik Peeters pour les dessins et la mise en couleurs. Il compte soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré pour L’homme gribouillé, paru en 2018.


Dans les alpages, une ferme avec une installation de raffinerie, un chien gisant mort dans la boue, le crâne éclaté par une balle. Non loin un homme étendu dans la boue, gisant inconscient. Adossé à un mur, un homme mort du sang sur le front. Avec un regard de fou, le derviche regarde tout ça, fixement. Une voiture arrive par le chemin de terre. La belle berline s’arrête devant la ferme, à côté du l’homme inconscient. Stan Sax descend du véhicule, toujours vêtu de son pantalon de survêtement rouge, et de son chaud blouson en cuir. Il salue Arno Cavaliéri, et il lui demande s’ils sont tous morts. L’autre répond que non, Kémi s’en est tiré, enfin si on peut dire, il est dedans. Le cadavre adossé au mur glisse lentement vers le sol. Stan Sax rentre dans le bâtiment, pendant que Cavaliéri prend une bûchette pour caler le mort en position assise. Stan secoue Kémi qui gémit un peu, sans reprendre conscience. Il ressort et demande au derviche ce qui s’est passé. Celui-ci lui raconte l’histoire : Félix Morba a pété les plombs. Il devait assurer la sécurité à la place du gros Fred, hier soir, mais Arno imagine que Stan le sait. Il continue : il n’a pas tout vu parce qu’il était dans la camionnette en train de charger la marchandise. Il demande à Stan d’enlever la bûchette, parce qu’elle le gêne. Il adosse le deuxième macchabé contre le premier. Parfait.



Stan Sax demande à Arno Cavaliéri ce qui s’est passé ensuite. L’autre répond que Morba est allé uriner par là-bas, dans la neige, et puis il s’est mis à shooter tout le monde. Sauf Arno qu’il a enfermé dans la camionnette. Stan demande si le signe sur la vitre, une sorte d’œil ouvert, c’est Morba aussi. Arno traîne le troisième cadavre et répond qu’il y avait une fille dans l’appentis, une gamine, neuf ou dix ans, noire. C’est Vassili qui l’a amenée il y a trois jours. Il a juste dit qu’elle valait cher et qu’elle serait partie avant la fin de la semaine. Arno résume : Morba fume tout le monde, part avec la fille et Stan reste bloqué dans la camionnette. Stan continue : il est resté bloqué jusqu’à l’arrivée du type étendu inconscient dans la boue.il s’appelle Franck, c’est un privé, payé par la mère d’Arno pour le ramener. Il l’a cogné un peu fort, mais Franck respire. Stan perd patience, puis se reprend et téléphone. Arno termine sa sinistre besogne en ramenant le cadavre du chien et en le déposant sur les jambes des trois morts adossés au mur. Stan explique que sa sœur Tania va s’occuper de tout, et qu’elle veut une photographie de Franck au cas où il serait passé en ville avant de débarquer ici.


Mystère, mystère. Mais comment les auteurs font-ils pour en raconter autant en si peu de mots ? Le lecteur est frappé par la concision des dialogues : des phrases courtes, rarement plus de deux à la suite par un même personnage, plus souvent seule. Une seule page sans aucun mot, une autre avec seule une onomatopée pour un bruit de moteur, et pourtant une remarquable impression de texte en toute petite quantité. Le lecteur se retrouve épaté par le naturel des dialogues, leur enchaînement à un rythme évoquant une vraie conversation, les particularités d’expression spécifique à chaque personnage. Dans la première scène, le lecteur peut distinguer qui parle de Stan ou d’Arno sans même regarder la case : ils s’expriment de manière différente, dans le choix de leurs mots, dans la construction des phrases, dans les mots ou les expressions qui reviennent. Il en va de même pour chaque personnage, de façon tout à fait naturelle. Le lecteur se rend également compte que malgré leur brièveté, les phrases apportent de solides informations, par ce que signifie la phrase de manière littérale, par ce qu’elle révèle du personnage sur sa réaction à un événement ou à une situation, par son niveau de réflexion. Leur sens en est complété par ce que montrent les dessins : la gestuelle, la posture qui en disent beaucoup sur l’état d’esprit du personnage. Tout ceci, le lecteur l’absorbe de manière inconsciente et automatique, la complémentarité entre texte et dessin étant parfaite.



Le lecteur peut observer l’interaction entre texte et dessin, également à l’occasion des onomatopées : discrètes, toujours parfaitement justes. Cela commence avec le léger bruit du moteur de la voiture qui se fait entendre dans le silence de la montagne. Puis viennent, entre autres, le bruit du cadavre assis qui glisse mollement par terre, le bruit que font les mains du derviche alors qu’il les frotte, le léger clic émis par un téléphone prenant une photographie, les aboiements hargneux du chien, le bruit des coups portés hors champ sur un prisonnier, des murmures inaudibles d’une conversation écoutée derrière une porte, le son des toasts éjectés d’un grille-pain, etc. Ces sons accompagnent la lecture, suscitant l’illusion chez le lecteur qu’il entend parfois ce qui se passe. À sa manière, la mise en couleurs fait également appel aux sensations, avec la présence répétée de différentes nuances de violet, utilisées de manière expressionniste, établissant une forme de continuité entre des éléments disparates, entre des individus même. Outre les ombres portées mauves, le lecteur ralentit de temps à autre son rythme pour savourer une composition inattendue : le contraste entre le rouge et le violet sur le visage de Gregor Sax évoquant un usage similaire par John Higgins dans Watchmen, la lumière verte baignant la chambre en soupente de la ferme, le jaune au cours de l’interrogatoire de Franck Sangaré, entre flammes intenses et effet psychédélique déconcertant, un moment ensorcelant.


Dans le fil des pages, le lecteur absorbe tout naturellement ces compositions de couleurs, sans chercher à les analyser, juste en ressentant le décalage qu’elles induisent, l’ambiance particulière qu’elles installent, l’intensité du ressenti qu’elles provoquent. De la même manière, il ressent l’efficacité de la mise en scène, sa rigueur. Une scène en trois pages : Jansky, Piotr, Arno Cavaliéri et Stan Sax se retrouve dans une petite chambre mansardée en train de regarder Kémi allongé inconscient à la suite d‘une blessure. Jansky ordonne à Piotr de l’achever, Cavaliéri s’y oppose, il s’en suit un affrontement physique. La mise en scène relève du grand art pour parvenir à raconter ce combat dans un espace confiné, à établir une suite de mouvements et de coups cohérente, que le lecteur peut parfaitement suivre, les deux hommes s’adaptant à l’exiguïté de la pièce. Dans un tout autre registre, le lecteur peut suivre Paco et Romane Mertens en balade dans les alpages : le sentier caillouteux, les grands étendues herbeuses, les montagnes pierreuses, les rares sapins, les quelques traces de neige, le repas frugal transporté dans un sac à dos, le rapace qui passe haut dans le ciel. Tout cela donne envie au lecteur de respirer l’air frais et pur de la montagne. Il se remémore alors la présence du règne animal dans le premier tome : ici, les auteurs mettent la pédale douce sur les grenouilles, un peu moins présentes que précédemment. Outre le rapace, il peut voir un chien vivant, un loup tenant une grenouille dans sa gueule, l’animal de compagnie de madame Dombre, et un chamois.



L’intrigue s’avère facile à suivre en ayant le premier tome en tête. Les auteurs prennent la peine de rappeler le nom des personnages ce qui permet de les mémoriser plus facilement : le derviche, la famille Sax (Roland le père, Vik l’épouse, Stan le fils, Tania la fille, Gregor le beau-père de Roland), les hommes de main (Jansky, Piotr, Yanski), Madame Dombre et Bruce, madame le maire (Béatrice), Arthur Spielmann le patron de l’auberge capable de prédire le début et la fin de la pluie, Paco berger blessé à la jambe, Sylvia la cliente de Spielmann, Romane et son père. D’un côté, l’enquête de Franck Sangaré suit son cours et il subit un interrogatoire musclé et chaud. De l’autre côté, l’intrigue est tributaire des aléas, comme la cheville foulée de madame Dombre, ou des brusques sautes d’humeur du derviche. Aussi les développements de l’histoire dépendent de personnages et des imprévus, à l’opposé d’une trame aux enchaînements automatique. L’enquête se serait déroulée tout à fait différemment sans cette cheville foulée, la situation n’aurait pas empiré à ce point si Stan Sax avait pu mettre à profit une plus longue expérience des affaires.


Même s’il y a moins de grenouilles, le lecteur ne peut pas se départir de l’impression qu’il y a d’autres forces à l’œuvre que celles visibles dans les cases. C’est une sensation indéfinissable et ténue : la façon dont un loup tient une grenouille dans sa gueule, le symbole de l’œil ouvert tracé dans le sang par Katyé, les qualités de combattant de Cavaliéri, le stoïcisme téméraire de Sangaré, le père de Romane qui s’adresse à une silhouette invisible ou encore la capacité de prédire le début ou la fin d’une pluie. Il y a quelque chose de pourri au royaume de Saint-Elme. Mais dans le même temps, les auteurs parviennent à raconter un vrai polar, avec la corruption passive de la police, l’enlèvement de la fillette, le trafic de drogues, etc. Mais comment font-ils pour en raconter autant en si peu de pages, et avec une telle économie de dialogues ?


Ce deuxième tome confirme la puissance addictive de cette série : le lecteur est accro et veut en apprendre plus, continuer de pouvoir arpenter les rues de Saint-Elme et la montagne alentour, en découvrir plus sur ce projet de Saint-Elme 2.0, côtoyer cet enquêteur de peu de mots, se réjouir de ne pas avoir le derviche en face lui, se retrouver sous ces éclairages bizarres, voir les méchants châtiés, etc. Et pourquoi des grenouilles ?



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